Laure MURAT, Proust, roman familial, Robert Laffont, 2023, 256 p.

Quatrième de couverture : Toute mon adolescence, j'ai entendu parler des personnages d'À la recherche du temps perdu, persuadée qu'ils étaient des cousins que je n'avais pas encore rencontrés. À la maison, les répliques de Charlus, les vacheries de la duchesse de Guermantes se confondaient avec les bons mots entendus à table, sans solution de continuité entre fiction et réalité. Car le monde révolu où j'ai grandi était encore celui de Proust, qui avait connu mes arrière-grands-parents, dont les noms figurent dans son roman.
J'ai fini, vers l'âge de vingt ans, par lire la Recherche. Et là, ma vie à changé. Proust savait mieux que moi ce que je traversais. il me montrait à quel point l'aristocratie est un univers de formes vides. Avant même ma rupture avec ma propre famille, il m'offrait une méditation sur l'exil intérieur vécu par celles et ceux qui s'écartent des normes sociales et sexuelles.
Proust ne m'a pas seulement décillée sur mon milieu d'origine. Il m'a constituée comme sujet, lectrice active de ma propre vie, en me révélant le pouvoir d'émancipation de la littérature, qui est aussi un pouvoir de consolation et de réconciliation avec le Temps.
Laure Murat
Proust, roman familial

Nous avons lu ce livre pour le 12 janvier 2024, le groupe de Tenerife pour le 9 janvier et le groupe breton le 25 janvier.

Les 26 cotes d'amour de 3 groupes

Annick L AnnieChantal Édith
Françoise
José LuisRenée
Sabine
Entre et Brigitte L Catherine
Annick A
Claire Fanny Manuel
Marie-Odile
Marie-Thé
Muriel
Rozenn

Entre
etBrigitte T 

JacquelineMonique L Nieves •SuzanneTeresa
Entre et Soaz
Cindy

Nous avions lu de cette auteure Relire : enquête sur une passion littéraire en 2016. On peut lire les réactions - des plus enthousiastes aux plus vaches - de ceux toujours présents à Voix au chapitre 8 ans plus tard : Annick A, Annick L, Chantal, Claire, Fanfan, Françoise D, Jacqueline, Lisa, Manuel, Marie-Thé, Marie-Odile, Monique L, Muriel, Rozenn, Suzanne.

Quelques infos ›en bas de page à propos de Laure Murat et de son livre. 

Les 14 cotes d'amour de l'ancien groupe réuni le 12 janvier
Annick L Françoise RenéeSabine
Entre et BrigitteCatherine
Annick A
Claire Fanny Manuel Muriel Rozenn

JacquelineMonique L

Rozenn
Encore un livre que je n'aurais pas lu sans le groupe lecture.
Ç'aurait été dommage.
Même si je ne suis pas emballée.
C'est écrit de façon agréable. Son discours par rapport à elle-même et à sa famille est construit à une distance si juste que cela paraît... trop juste.
Sauf le passage sur le silence-absence de sa mère qui est saisissant.
Mais tout est si maîtrisé !
Certainement une analyse très fine de Proust. Comme elle le dit elle-même : une de plus !
Je me sens un peu injuste par rapport au plaisir que j'ai eu à retrouver le livre quand je le reprenais pour poursuivre la lecture.
J'ouvre aux ¾.
Certains passages sont très subtils. Globalement son chemin et sa position sont intéressants et courageux.
Et la lecture est très agréable.

Catherine entre
et

Je connaissais cette autrice mais ne l'avais jamais lue. J'ai lu ce livre d'une traite pendant mes vacances en novembre et l'ai parcouru une deuxième fois la semaine dernière.
Il y a plusieurs niveaux de lecture. Il y a d'abord le côté un peu anecdotique, voyage au pays de l'aristocratie. La première page m'a d'emblée accrochée, avec Downtown Abbey et la scène du maitre d'hôtel qui mesure la distance entre les couverts. Cette scène improbable est emblématique des codes et du cérémonial dont Laure Murat décrypte la signification au-delà de l'anecdote. Les apparences, la surface, la représentation sont essentiels, toute expression d'une émotion est bannie (ce sont les domestiques qui pleurent) ; il n'existe qu'une seule injonction, tenir son rang. Tout cela est extrêmement bien décrit, avec un sens de la formule et pas mal d'humour. C'est une peinture très féroce de ce milieu. Les pages sur la mère sont particulièrement terribles ; le refus du contact physique, de toute discussion un tant soit peu intime ou sur tout sujet qui trouble l'ordre établi, l'indifférence proposée comme secret de l'éducation des enfants. Les pages sur le père sont plus tendres, et son humour, son originalité, son amour du langage et de la littérature le rendent beaucoup plus attachant. Il y a aussi de belles pages sur le château de Luynes.
Mais j'ai avant tout aimé tout ce qui concerne la littérature en général et La Recherche en particulier, qui a un effet de révélateur pour Laure Murat sur la véritable nature du milieu aristocratique ; il y un mélange entre la fiction et la vie réelle, des personnages de sa famille étant représentés dans La Recherche, la frontière entre les deux devient assez floue et j'ai trouvé ça assez fascinant. Cette lecture lui fait prendre conscience de la vacuité et de la cruauté de son milieu et l'en libère. Les pages sur l'annonce de la mort prochaine de Swann sont particulièrement édifiantes, le duc comme la duchesse de Guermantes étant incapables d'exprimer la moindre empathie vis-à-vis de leur ami, mais se soucient de l'heure de leur dîner et de la couleur des chaussures.
Proust met aussi au centre de son œuvre l'homosexualité, l'analyse faite par Laure Murat m'a beaucoup intéressée. Sa lecture l'a amenée à sortir du placard et à rompre avec sa famille (scène avec sa mère : "tu es une fille perdue").
C'est un livre très intime et très original sur le pouvoir de la littérature sur la vie, très bien écrit, avec un vrai sens de la formule. Quelques pages un peu compliquées par moment que j'ai dû relire pour les comprendre. C'est l'occasion d'une véritable plongée dans La Recherche (le livre est bourré de citations) que j'ai beaucoup aimée, car comme un certain nombre de lecteurs, je me suis arrêtée pour l'instant aux deux premiers tomes, en reportant la lecture complète à plus tard. Ce livre a augmenté mon désir de lire la suite sans trop attendre. Je l'ai déjà offert deux fois.
Je l'ouvre entre ¾ et en grand.
Françoise D
J'avais un gros a priori négatif : encore Proust ! Mais j'ai été captivée : foin des a priori !
J'ai beaucoup aimé, et ce à deux niveaux : d'une part son histoire, son milieu, d'autre part ce qui concerne La Recherche, et le croisement entre les deux. Ça m'a fascinée.
Des mères comme ça, y en a pas que dans l'aristocratie - je pense par exemple à Rose Kennedy qui eut une dizaine d'enfants dont elle ne tint pas un seul dans ses bras…
Ce qui m'a beaucoup plu, c'est la façon dont elle se positionne par rapport au milieu que fréquentait Proust, ce qui donne un autre point de vue sur La Recherche. Elle nous tient en haleine, et il y a aussi de l'humour. J'ai aussi bien aimé l'écriture (bien qu'il y ait eu parfois des termes inconnus de moi) et je dis ça aussi contre ceux qui disent qu'elle n'en a pas - mais pas ici.
J'ouvre en grand et je le recommande.
Annick A
Je suis partagée quant à l'avis que je porte sur ce livre. À la fois je lui dois de m'avoir replongée dans Proust, notamment dans Le Temps retrouvé, et de beaux passages d'écriture concernant la Recherche. Ainsi, en 10 lignes très bien écrites, elle en donne un aperçu remarquable :

De la chronique mondaine à laquelle elle avait été honteusement réduite, la Recherche s'élevait, fabuleuse, dense et tournoyante comme une spirale qui m'évoquait la tour de Babel de Brueghel l'Ancien, cette tour ouverte sur le monde et la nature, bâtie sur une masse rocheuse où s'intègre l'architecture, où à chaque étage une multitude de personnages, détails minuscules ramenés à l'échelle, vaquent à leurs occupations. Non seulement ce monument littéraire n'était pas le fort imprenable dont on m'avait menacée, mais il formait l'espace intelligent qui invitait à tourner sans fin, entrer, sortir, grimper, redescendre, emprunter tous les escaliers et arpenter tous les couloirs du Temps. Ce livre immense m'enchantait comme un kaléidoscope dont chaque mouvement révèle des figures et des combinaisons insoupçonnables, des mondes infinis. (p. 69)

Mais son approche n'est pas la mienne qui est plutôt celle du Temps retrouvé, cette élaboration sur le temps aboli quand le temps d'avant et le temps d'aujourd'hui se télescopent.
Cependant j'apprécie son analyse cinglante de la noblesse notamment concernant Robert de Saint-Loup :

Avoir l’air, affecter, feindre : aucun doute ne peut subsister sur la performance aristocratique, qui est sans repos. Proust emploie à cet égard et à plusieurs reprises le terme de "fiction", comme dans l’épisode où Robert de Saint-Loup, passant en calèche, adresse un salut impersonnel au narrateur, qui met aussitôt cette attitude distante sur le compte de la myopie de son ami. Or Robert lui avouera bientôt qu’il l’avait bel et bien reconnu. Stupéfait par cet aveu, le narrateur analyse la rapidité des réflexes de l’aristocrate à se composer une attitude de circonstance (p. 83)

et les usages du grand monde dans Sodome et Gomorrhe :

Je commençais à connaître l’exacte valeur du langage parlé ou muet de l’amabilité aristocratique, amabilité heureuse de verser un baume sur le sentiment d’infériorité de ceux à l’égard desquels elle s’exerce mais pas pourtant jusqu’au point de la dissiper, car dans ce cas elle n’aurait plus de raison d’être. "Mais vous êtes notre égal, sinon mieux", semblaient, par toutes leurs actions, dire les Guermantes ; et ils le disaient de la façon la plus gentille que l’on puisse imaginer, pour être aimés, admirés, mais non pour être crus : qu’on démêlât le caractère fictif de cette amabilité, c’est ce qu’ils appelaient être bien élevés ; croire l’amabilité réelle, c’était la mauvaise éducation. (p. 85)

Terrifiante violence de cette noblesse dans le passage sur les souliers rouges où la mort d'un ami à moins d'importance que l'élégance d'une tenue.
J'ai beaucoup aimé celui très émouvant sur la mort de la mère de Proust :

"Le 26 septembre [1905] Mme Proust mourut, et soudain le Temps fut perdu." Il ne restait plus à Proust qu’à se mettre à la tâche, ce qu’il fit jusqu’à sa mort. En mettant le mot "Fin" au bas du dernier feuillet d’À la recherche du temps perdu, il savait qu’il pouvait mourir, car il avait, lui, enfin, consolé sa mère disparue, si inquiète que son "petit serin" n’accomplisse pas l’œuvre à laquelle elle le savait secrètement promis. (p. 217)

Très belle fin du livre :

Proust n’endort pas nos douleurs dans les volutes de sa prose, il excite sans cesse notre désir de savoir, cette libido sciendi qui, en séparant l’enfant de sa mère, nous affranchit plus sûrement du malheur que tous les mots de la compassion.

J'ouvre aux ¾, ayant beaucoup apprécié une autre version de Proust que la mienne.
Jacqueline
C'est annoncé comme essai et ce n'est pas un essai classique universitaire, mais quelque chose où l'auteur nous livre ses pensées dans la tradition de Montaigne.
Par contre, cette implication personnelle, qui par ailleurs me plaît, entraînait souvent la mienne et j'étais agacée de ne pas pouvoir discuter de ses jugements quand j'aurais aimé les réfuter : les généralités sur l'aristocratie, présentée comme un bloc figé et en général comme "vide" (vide de quoi ? puisqu'elle dit que son père a lu Marx, j'aurai aimé une référence plus explicite à la valeur du travail ou aux rapports économiques !). Proust, dont j'ai lu quelque part qu'il se référait à La Comédie humaine et qu'il voulait corriger la manière fausse dont Balzac faisait parler ses duchesses, s'attache, lui, à montrer l'évolution des situations et des individus et ne s'en tient pas à des généralités douteuses…
Laure Murat raconte, à un moment, elle cherche à retrouver une citation et se trouve amenée à relire tout un livre et là, j'ai aimé me reconnaître…
Ce qu'elle dit des noblesses anciennes et d'Empire m'a amenée à relire Proust (le séjour à Doncières dans Du côté de Guermantes) et il m'a semblé le redécouvrir plus riche que mon souvenir… Qui en remercier ? Laure Murat qui m'a donné cette occasion ou Proust ?
Le livre est sous-titré "Roman familial". Au sens freudien ? Et effectivement qu'en est-il quand on est déjà fille de princesse ? Au pied de la lettre ? Récit sur la famille et ses secrets que l'on cherche à connaître ou à étouffer...
Je m'interroge, moi aussi, sur ce que Laure Murat raconte du silence étonnant de sa mère, de son incapacité à répondre aux questions, de l'indifférence qu'elle revendique... et de l'histoire de la grand-mère. J'ai pensé au concept de "ravage" qu'à introduit Marie-Magdeleine Lessana dont nous avions lu il y a vingt ans Entre mère et fille : un ravage. Il semble que Laure Murat s'en soit très bien sortie (d'après ce qu'elle en dit sobrement) et ma compassion irait plutôt à sa mère…
J'ai aimé le témoignage qu'apporte Laure Murat sur le côté émancipateur de Proust, pour elle, mais aussi de manière plus générale, comme elle le dit à propos de Proust qui "installait Sodome et Gomorrhe au cœur de son projet littéraire".
J'ai été contente de trouver des informations sur Albert Le Cuziat, et d'avoir un éclairage plus explicite sur la pièce jointe au procès-verbal d'une descente de police qui mentionnait Proust comme rentier et que j'avais vu exposée sans le PV à la BNF.
J'ouvre à moitié.
Brigitte entre
et
S'il n'avait pas été au programme de notre groupe, je n'aurais certainement pas lu ce livre (il y a trop d'ouvrages sur Proust), et j'aurais eu tort. C'est un essai, qui m'a vraiment intéressée.
Je pense qu'il s'adresse exclusivement à ceux qui ont lu au moins partiellement A la recherche du temps perdu.
Laure Murat est issue d'une grande famille aristocratique, alliant aussi bien l'Ancien Régime (Albert de Luynes), que la noblesse d'Empire (Ney, Murat et même… Bonaparte). D'après elle, cette classe sociale en est actuellement réduite à "danser sur le vide". Ce n'est certainement pas son cas à elle !
Elle nous emmène à sa suite dans l'œuvre de Proust, où elle retrouve mille liens avec sa famille, avec sa vie. Ce voyage illustre merveilleusement bien le rôle que peut jouer la littérature dans nos vies, les ouvertures majeures qu'elle peut apporter à chacun de nous.
J'hésite à l'ouvrir en grand, donc ce sera entre ¾ et grand ouvert.
Renée

La réussite de ce récit c'est que, personnellement, je suis entrée dans la tête de Laure Murat et, quoique n'étant pas du même milieu qu'elle, j'ai partagé ses expériences sur Proust et sur la littérature en général. J'avais une impression de "déjà vécu", je me suis reconnue en elle.
Et domine la qualité de l'écriture : aucune afféterie, mais le mot juste, sans aucune nuance de mépris, je dirais : universitaire sans être pédant.
J'avais envie de lui prendre la main : Ma petite Laure, il n'y a pas que dans l'aristocratie que la vie est dominée par "la puissance muette du code". Il me semble qu'il existe dans tous les milieux, même les plus simples, avec des attentes différentes, bien sûr, et pour les dépasser beaucoup de femmes du XXe siècle ont dû lutter, combattre leur famille. Beaucoup d'hommes aussi à l'exemple de Gide dans
Les Nourritures terrestres : "Familles ! je vous hais ! Foyers clos"...
"Etre à la hauteur et montrer l'exemple", c'est pour beaucoup notre jeunesse, l'orgueil de caste en moins.
Quoi de plus formateur que la littérature ? On voyage dans le temps, dans l'espace, on est confronté à "l'autre", aux horreurs, à la beauté, on découvre, on apprend, on se trouve.
Proust c'est tout un monde : il a tout dit ; sur la mémoire, sur l'amour, sur la création artistique et, dans le cas des aristocrates, il nous raconte sa désillusion. Laure a reconnu sa famille dans beaucoup de scènes, et en a tiré la justification de ce qu'elle sentait confusément : l'aristocratie est un monde de représentation théâtrale.
J'ai envie de lui rappeler Shakespeare dans Comme il vous plaira : "Le monde entier est un théâtre"...

Sabine
"et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs".

Renée
Les règles changent selon les milieux, mais l'homme est le même partout : il vit son personnage.
Elle a quelques très belles phrases :

(La littérature a la) capacité à lever un coin du voile, à percer de nouvelles perspectives, à désenclaver, à désancrer nos habitudes et jusqu'à nos plus profondes convictions.

L'œuvre de Proust se place (...) sous le signe libératoire du flux-flux du temps qui s'écoule, et d'une continuelle transformation des êtres et des choses.

Merci Proust et merci Laure de nous avoir livré ta vision personnelle.
Claire
J'ai de nombreux points positifs à lister :
- J'ai aimé retrouver une auteure déjà lue et proposée à Voix au chapitre avec Relire qui n'avait pas fait que des heureux, mais j'avais beaucoup aimé. J'avais lu également Qui annule quoi ? sur la cancel culture.
- J'ai, comme d'autres, trouvé la première page formidable : elle nous attrape et nous entraîne avec une anecdote pleine de sens.
- J'ai aimé retrouver des noms dans le livre, avec plaisir et complicité : outre Proust et Cocteau dont nous étions allés visiter les lieux, j'ai aimé retrouver des auteures lues, les inévitables Marguerite Duras et Annie Ernaux, et toutes celles qui ont eu des histoires avec des femmes : Colette, Marguerite Yourcenar, Monique Wittig, Chantal Akerman, Anne Garréta, Djuna Barnes, Vita Sackville, Violette Morris, Liane de Pougy, Sylvia Beach, Elisabeth de Gramont, Emily Dickinson ; et moi qui adore les salonnières, j'ai aimé croiser Mme de Boigne qui "déplorant la disparition des codes aristocratiques, regrettait 'ces formes, qui donnaient un vernis de grâce à l’immoralité'"... : pas gênée la Boigne !
- C'est surtout un plaisir de la pensée, de l'analyse, que j'ai ressenti, dans un style plein d'esprit ; une pensée qui se déploie et qui crée du plaisir par la forme, par le style rythmé : ainsi "s'enchevêtrent, à un carrefour inattendu, la fiction et la réalité, le roman et l'histoire, la littérature et la vie".
-
Il y a des moments extraordinaires liés à sa famille : les objets étonnants qui représentent un "instantané de l'histoire en même temps que la preuve palpable que 'nous l'avions faite'", un univers de conte qui fait bien la transition avec le livre précédent que nous avons lu, avec forcément un château, où est organisée une soirée de 1800 invités, dont les habitants ne jouent même pas un rôle c'est pour de vrai ("À la maison, chaque repas était annoncé par 'la Princesse est servie'. Ma nurse ne parlait jamais autrement de mon père et de ma mère qu'en disant 'le Prince' ou 'la Princesse', ou de mon grand-père maternel qu'en disant 'Monsieur le Duc', habitude qu'elle conserve aujourd'hui, à l'âge de quatre-vingt-dix-sept ans"), où comme dans Cendrillon la marâtre, ici la mère, est particulièrement méchante (la relation avec la mère, personnalité étonnante, est fascinante : imaginons Laure Murat, travaillant à côté de cette mère-là, à la BNF...)
- J'ai trouvé les parallèles avec Proust convaincants.
- J'ai été sensible à l'humour, voire à un art de la scène comique, par exemple dans la scène où sa sœur a pris à l'école "un accent de classe", menacée d'être envoyée sur-le-champ chez l'orthophoniste si elle n'abandonne pas cette façon de parler comme "la fille de la concierge"...
J'ajouterai un côté ludique, qu'on retrouve avec la présence du chien sur scène à la Maison de la poésie où elle dialogue avec Laure Adler :

Laura Murat est joueuse, elle joue d'ailleurs avec les mots : proustige, proustidigitateur...
Elle joue aussi avec le genre, car ce livre est original par sa forme : d'ailleurs s'il fut un temps sur la liste du prix Goncourt (qui récompense des romans), il a obtenu le prix Medicis de l'essai... On le case dans la non-fiction, comme ça pas de problème.
- J'ai trouvé l'hommage à la littérature, à sa force émancipatrice, empreint de sincérité, sans pose, que ce soit vis-à-vis de Proust reçu dans sa famille - c'aurait pu faire chic (reçu dans sa famille) - ou de l'aristocratie - c'aurait pu faire "démagogue" (voyez comme je suis simple, moi qui viens de la haute). J'ai d'ailleurs apprécié son ambivalence, formulée avec moderne finesse et noble élégance : "Mon ambivalence vis-à-vis de l'éducation aristocratique se noue à cette intersection, entre un objet d'angoisse (le vide) et un objet de jouissance (la danse). Car comment ne pas être sensible aussi à la singularité de tour des grandes manières, à la grâce recherchée au fondement de tout geste ? La chorégraphie aristocratique, qui dicte et enrobe tout, les actions et les pensées, les comportements et les discours, les conversations futiles et les décisions morales, enveloppe la vie d'une esthétique parfois si séduisante qu'on pourrait la croire fondée."
Mes réserves
- Son admiration pour son père, objet d'un magnifique portrait, est sans réserve, au point qu'il ne semble guère atteint par tout ce qu'elle dénonce de son milieu, n'est-ce pas étrange ?
- J'aurais aimé des photos, notamment pour voir la galerie de portraits et les lieux (j'en ai ajouté quelques-unes ci-dessous).
- Et surtout, mon plaisir a oscillé en raison de problèmes d'équilibre : certains passages sur Proust m'ont paru pénibles, entre des morceaux délectables. J'ai eu des difficultés à voir la composition d'ensemble, comment le livre progresse : l'auteure a-t-elle prévu une architecture claire ? Si oui, je ne l'ai pas vue.
- D'ailleurs, j'ai été déçue à la sortie du livre par les émissions/interviews où elle apparaît et répète à chaque fois la même chose, qui ne reflète pas la richesse du livre. Je n'y ai pas vu/entendu de réflexion sur son écriture, sur son livre en tant que tel.
Pour finir - enfin -, je remercie Catherine d'avoir soutenu, après l'avoir lu, la programmation de ce livre que je n'aurais pas osé proposer toute seule. Or pour moi c'est un livre à ne pas louper dans un groupe de lecture !
Sabine
Poussée par Claire, je me suis vite procuré le livre (inclassable) de Laure Murat pour être au rendez-vous ce soir. Quel regret de ne pas l'avoir lu avant… avant notre lecture proustienne de cet automne ! Mais qu'importe : je retournerai À la recherche dès que possible !
Ce livre est inclassable : ni roman, ni essai, ni biographie, ni autofiction (bien que…), et ce livre est génial, et ce, à plusieurs titres :
1. Il nous invite à relire Proust, avec de nouvelles "lunettes", de nouveaux mots (comme Claire je remarque "proustidigitateur", que c'est joli !) ; l'analyse de L. Murat me renvoie à mes cours de fac avec Gérard Berthomieu où l'on planchait sur l'art du "fondu enchainé", l'intermittence et la superposition des "Moi" successifs, les jeux sur l'onomastique, la vacuité des aristocrates.
2. Évidemment, je découvre avec beaucoup d'intérêt les liens entre la famille de Laure Murat et Marcel Proust, ainsi que le va-et-vient constant entre le réel et la fiction (j'y reviendrai) ; mais je suis saisie d'effroi en découvrant les coulisses du monde aristocratique où tout se joue sur la distance entre une fourchette et un couteau posés sur une table et la tenue des personnes qui s'apparentent davantage à des personnages : il faut se tenir !! En relisant le livre, j'ai relevé les termes qui qualifient cet univers : fermé, hermétique, un monde de pure forme, lieu de la vacuité, dimension spéculaire, système réticulé de l'aristocratie, le plaisir de déplaire, vivre dans une forteresse, être dans le cadre du tableau, sans hors champ, les mots, sans le réel.
3. Les portraits que Laure Murat fait de ses parents font rire, grincer des dents, et attristent : en effet, bien qu'enfermés dans leur condition sociale, ils sont touchants. Tout d'abord, ils lisent "ils lisaient, je veux dire, ils lisaient vraiment" ; on se dit alors qu'ils ne pouvaient pas être complètement mauvais ! Effectivement, L. Murat se souvient de bons moments avec son père. Pourtant, il restera un "célibataire de l'art" (dixit M. Proust), n'osant "s'aventurer sur les chemins escarpés de l'obscurité intérieure" ; quant à sa mère, l'histoire de la fratrie de dix rejetons dont plusieurs mort-nés a de quoi laisser des traces ("cette suite de morts et de tombeaux mal scellés qui aura fini par rigidifier les rapports humains."). Malheureusement, rien de bon chez cette mère dont la seule évocation me glace réellement.
4. C'est ensuite la vie de l'écrivaine, "le singleton" de la famille, qui me ravit : j'admire son courage, sa détermination, son parcours intellectuel, professionnel, amoureux. J'aime aussi sa façon d'écrire, fluide, drôle et poétique ("la sensation d'un impérieux silence entendu"), dénouant de façon riche et pertinente les fils de ces vies, analysant l'interaction entre réalité et fiction.
5. Car tout cela aboutit à une réflexion sur la nécessité de l'art, et à une définition que donne Proust dans Le temps retrouvé : l'art permet de multiplier notre existence. Comme Proust, Laure Murat a su opérer "la conversion d'une catastrophe en œuvre d'art".
J'ouvre en très très grand !

Manuel
(qui ne vient plus à nos séances depuis de longues semaines, car il lit La Recherche et qui est venu ce soir, car il s'agit de Proust…)
Lire Proust, c'est un défi. J'ai fini Du côté de Guermantes : le passage sur la mort de la grand-mère, c'est atterrant de beauté.
(Murmures et pâmoisons d'approbation...)

Laure Murat reconnaît son monde dans les personnages de Proust, mais c'est bien plus que ça.
La réminiscence de Downtown Abbey de la première page est tout à fait proustienne.
A certains moments, c'est ardu, à d'autres non.
Quand elle évoque les comportements de Mme de Villeparisis renvoyant à ceux de ses tantes, ça m'a rappelé quand dans le salon de Mme de Villeparisis, le narrateur dit de la duchesse de Guermantes après qui il court : "quelle buse !"
J'ai apprécié les commentaires concernant le fait que le snobisme n’épargne aucune classe sociale, y compris les domestiques dont Françoise. Et aussi le passage sur Emily Dickinson. Beaucoup d'anecdotes m'ont plu.
J'ai été étonnée que l'antisémitisme, fort présent dans La Recherche, n'apparaisse pas dans le livre de Laure Murat.
J'ai beaucoup aimé le passage sur les chiffres de vente de La Recherche, c'est drôle, qui montrent qu'après l’achat du premier volume, une grande partie des lecteurs renonce à poursuivre...
J'ai adoré la fin. Avec bien sûr le rôle d'émancipation de sa lecture, grâce au miroir que Proust lui tend.

Fanny

Si la première page m'a beaucoup accrochée, c'était mal parti pour moi.
Proust, j'ai lu le premier tome il y a 25 ans, et je n'avais pas perçu ce qu'elle en écrit. L'aristocratie décrite par Proust me semble éloignée de moi et d'ailleurs l'aristocratie ne m'intéresse pas. Ça risque d'être ardu, me dis-je. Vraiment, je m'en moque de l'aristocratie.
Or, c'est tellement intelligent, bien écrit, que je me suis prise au jeu : c'était du plaisir, j'avais envie de retrouver le livre dans le métro.
Le passage avec sa mère à qui elle révèle son homosexualité, c'est sidérant. Comme tu disais, Renée, "Famille, je vous hais"... Si par rapport à sa famille, on n'a pas de quoi s'affranchir, que reste-t-il de ses origines ?
Il y a un passage sur la différence entre les mots et les noms p. 77, il faudra me l'éclaircir...
Ce qui est intéressant quand elle parle de l'homosexualité, c'est que cela peut renvoyer à toute minorité mal acceptée, et elle touche là à l'universel.
J'ouvre aux ¾, le quart manquant concernant les liens familiaux aristocrates. Et le livre donne envie de "relire" Proust.
Muriel

Un livre à propos de Proust m'intéresse a priori : tout le contraire de Françoise ! J'aime Proust (depuis que j'ai fait ma maîtrise sur Jean Santeuil et que j'ai rencontré Jean-Yves Tadié, dont le frère en pinçait pour moi - mais oui !).
J'ai beaucoup aimé ce livre. J'ai été constamment intéressée par tout ce qui a trait à Proust. Le livre m'a rappelé ma propre famille puisque la sœur de ma mère a épousé un baron que je détestais, plus réac tu meurs.
J'ai beaucoup aimé le style. Et l'humour m'a réjouie, par exemple la scène de l'autobus où le père de Laure Murat prend l'autobus pour la première fois de sa vie et indique au chauffeur l'adresse où il faudra qu'il l'emmène...
Je trouve ce livre original à bien des titres.
Monique L

J'ai eu beaucoup de mal au début de ce livre. J'en aurai arrêté la lecture si cela n'avait été pour la partager avec le groupe et si toutes les critiques que j'en avais entendues ou lues n'avaient pas été louangeuses. La généalogie de Laure Murat ne m'a pas intéressée. Si elle est utile à son projet, elle aurait dû être plus courte. Je n'avais pas envie de lire Gala ou autre…
J'ai eu raison de ne pas m'arrêter à cette mauvaise impression.
Ce livre est pour moi un essai, car du domaine de l'argumentaire, même s'il est à la fois une autobiographie et un hommage à la littérature.
Par la suite, j'ai apprécié le regard de l'auteur sur l'œuvre de Proust. Elle m'a apporté de nouveaux éclairages sur la Recherche et le comportement des protagonistes. Laure Murat est sans conteste une fine connaisseuse de Proust et son analyse est intéressante et basée sur une recherche documentaire érudite. Les correspondances entre son histoire familiale et les personnages de la Recherche lui permettent de faire ressortir l'universalité de l'œuvre en replaçant l'individu face à un milieu qui lui assigne une norme. Ce risque de périr étouffer sous les codes de son milieu est présent quel que soit la classe sociale. Elle cite Annie Ernaux à cet effet. L'œuvre de Proust permet à l'auteur une mise à distance, une déconstruction.
J'ai trouvé cela intéressant mais sans plus. Je sors déçue de cette lecture de laquelle j'attendais une vision de Proust moins classique.
L
aure Murat écrit bien et même parfois même avec humour. Son style m'a paru plusieurs fois un peu lourd et trop académique. Je ne suis pas entrée en empathie avec elle malgré son rejet brutal par sa mère à cause de son homosexualité affichée qui est très émouvant.
Certaines comparaisons m'ont laissée perplexe, par exemple le passage sur Los Angeles.
J'ai apprécié l'abondance des notes et la liste alphabétique à la fin de l'ouvrage même si je ne m'en suis peu servi. Je ne pense pas que je relirai cet ouvrage.
J'ouvre à moitié.
Annick L

Je souscris à tout ce qui a été dit de positif sur le livre. Pour intéressant que soit le contenu du livre, je n'aurais pas été aussi captivée s'il n'y avait eu l'écriture de Laure Murat. Pour toutes notes, j'ai recopié des passages - 8 pages dans mon cahier... - cela ne m'arrive jamais. Voici quelques exemples :

À la manière d’un amputé qui, longtemps après l’opération, sent toujours son membre fantôme, le monde familial de mon enfance vivait figé dans la conscience intacte de sa supériorité sociale.

Je me lançais dans un livre neuf, dont le sujet tient en une phrase : rendre hommage au pouvoir d’émancipation de la littérature à partir d’une lecture située.

Le syndrome d’Obélix : Que se passerait-il si Obélix goûtait la potion magique dans laquelle il est tombé enfant et qui lui est, pour cette raison, défendue ? Je ne transgresse évidemment aucun interdit en lisant la Recherche. Mais je replonge dans le bain des origines. Ce retour aux sources d’une réalité par la fiction a des effets concrets.

De mon enfance, dont j’ai peu de souvenirs nets, j’ai surtout gardé des sensations.

Tout se joue entre les lignes, à capter, surprendre, intercepter les signes subliminaux de l’effacement, dans une vie où tout effort doit être radié, toute passion dissimulée, toute souffrance tue, selon une orthopédie mentale aux règles non écrites.

"On ne pleure pas comme une domestique", répétait mon arrière-grand-mère.

Un monde où tout se tient et où tout le monde se tient. Tenir, tenir son rang, c’est le verbe étalon, qui s’applique à la langue, à laquelle on demande d’abord de la tenue.

L’aristocratie, royaume du signifiant pur et de la performance sans objet, est un monde de formes vides.

Dans cette traversée presque inintelligible des couches du temps, je me sens, à bien des égards, tombée en droite ligne et en chute libre du XIXe siècle.

Non seulement ce monument littéraire n’était pas le fort imprenable dont on m’avait menacée, mais il formait l’espace intelligent qui invitait à tourner sans fin, entrer, sortir, grimper, redescendre, emprunter tous les escaliers et arpenter tous les couloirs du Temps. Ce livre immense m’enchantait comme un kaléidoscope dont chaque mouvement révèle des figures et des combinaisons insoupçonnables, des mondes infinis.

Pour la première fois, la forme proustienne donnait du sens à la vacuité de la forme aristocratique.

Sa mise au point me rendait la vue sur l’intégralité du paysage, ses prises de distance et ses mises en perspective me donnaient l’impression d’être un astronaute lancé en orbite qui voit la Terre se détacher, autonome, dans l’espace intersidéral et en sera changé à jamais.

Le snobisme serait en réalité à la mondanité ce que la jalousie est à l’amour : une machine à délirer, l’équivalent de la lanterne magique de l’enfance, cette usine à projections et à rêves.

Proust ne m’a pas seulement délivrée des poncifs et autres platitudes attachées à la noblesse pour y substituer du sens et de la profondeur. Il a provoqué un deuxième bouleversement, aussi déterminant quoique d’une tout autre nature, en prenant, le premier, "l’homosexualité au sérieux".

Universaliser le sujet minoritaire

La famille, aristocrate ou non, n’exclut personne tant que les choses ne sont pas dites.

C’est l’ultime et perverse victoire de la société et de ses institutions : prolonger la loi du silence jusque dans l’apparente acceptation.

J'ajoute juste un mot : j'ai trouvé beaucoup de tendresse dans le chapitre consacré à son père, un homme extrêmement cultivé, grand lecteur, metteur en scène et producteur occasionnel, qui lui a ouvert les portes de sa bibliothèque et de ses lectures.
Teresa (avis transmis par une internaute)
J'ai souvent entendu dire à des amis proches ou occasionnels que ce qui les rebutait chez Proust, et pourquoi ils n'avaient pu lire plus d'une centaine de pages de La Recherche,
c'est sa complaisance envers les ducs et les duchesses. À vrai dire, je ne me suis jamais arrêtée à cette considération-là, car La Recherche est un roman à mille et une entrées ; ses cercles sont imbriqués les uns dans les autres, de sorte que chaque lecteur peut choisir le sien : il y a ceux qui y entrent par les signes (Deleuze) ; d'autres par la puissance transformatrice du temps (Louis René des Forêts) ; d'autres encore se passionnent par l'expérience sensible intérieure de l'auteur (Ponge) ; la vision du monde psychique (Sarraute) ; le goût pour l'art et la littérature saisis au plus profond de la sensibilité ; la mondanité, ; l'amour ; la jalousie ; les impressions sensibles, puis il y a aussi ceux qui, comme Laure Murat, s'intéressent à la critique de l'aristocratie.
Très personnellement, c'est le cercle qui m'interpelle le moins dans La Recherche… et pour cause, à mon sens, l'aristocratie agit en tant que cadre historique, ou prétexte si l'on veut, au monument qu'est l'ouvrage de Marcel Proust.
Que Laure Murat fasse de l'aristocratie le thème central de ce roman, nous n'en avons rien à redire, c'est son choix, c'est sa réalité familiale qu'elle retrouve ; dès les premières pages de son ouvrage elle annonce son dessin :

"expliquer en quoi l'analyse proustienne de l'aristocratie, qui éclairait mon milieu d'origine mieux que l'expérience vécue de l'intérieur, constituait, contre toute attente, l'instrument le plus performant d'une désaliénation sociale."

Si, chez Freud le "roman des origines" relève d'une projection imaginaire valorisante du jeune enfant face à la réalité prosaïque de la famille, il en va tout autrement dans le témoignage de Laure Murat chez qui, paradoxalement, le roman familial, découvert à partir de La Recherche, fait l'épreuve d'une morne réalité conjuguée à la dérision de la classe sociale d'où elle est issue. C'est sans doute cela l'originalité de son entreprise : brouiller les pistes de la mémoire. Mais cela comporte une conséquence : sa lecture de Proust se réduit presque exclusivement à relever une critique de la noblesse :

"Dans la danse de l'aristocratie et de cet art de vivre qu'il convient de prendre au pied de la lettre, Proust a trouvé un inépuisable objet de réflexion."

Pourtant on a dit (Marguerite Duras) qu'au contraire que La Recherche signe "l'avènement de la littérature sans classes". En effet c'est précisément cela qui fait de ce roman une œuvre charnière ; le cadre (aristocratique) suranné, ne fonctionne pas en parangon, tout au contraire ; il sert de passe-partout afin que tout un chacun puisse s'identifier dans les diverses situations qui sont décrites et ce, grâce à la profondeur, la variété, la simplicité, la singularité des descriptions, des ressentis, des sensations, des observations psychologiques qui y sont étudiées. Le commun des lecteurs peut aisément s'identifier à un personnage ou groupe de personnages du roman : les jeunes filles en fleur sur la plage de Balbec ; Charlus avant la découverte de son homosexualité ; Swann chez Madame Verdurin ; Odette et ses mensonges ; tante Léonie grande ordonnatrice de sa maison à partir de son lit ; la grande mère garde-malade ; Morel l'insolent ; Françoise, la sage ; le narrateur, cet être délicat et attachant à la sensibilité exquise, etc.
Mais revenons à l'autrice ; elle a trouvé une place au milieu des salons fréquentés et décrits par le narrateur de La Recherche, soit ; pourtant Laure Murat ne donne pas un aperçu de sa propre expérience des salons ; les a-t-elle fréquentés, 60 années après le narrateur ? On n'en sait rien et là n'est pas son propos, me dira-t-on, mais celui de comprendre la complexité du milieu qui a été celui de ses grands-parents ; pourtant, en prenant les assertions du narrateur "à la lettre" et en négligeant la part fictionnelle de ses déclarations, ne fait-elle pas, quelquefois, fausse route ? Par exemple dans le passage suivant :

"Chacun des convives du dîner, écrit ailleurs Proust à propos d'une soirée chez les Guermantes, affublant le nom mystérieux sous lequel je l'avais seulement connu et rêvé à distance, d'un corps et d'une intelligence pareils ou inférieurs à ceux de toutes les personnes que je connaissais, m'avait donné l'impression de plate vulgarité que peut donner l'entrée dans le port danois d'Elseneur à tout lecteur enfiévré d'Hamlet."

Laure Murat ne mélange-t-elle pas, d'une part l'illusion fantasmagorique de l'adolescent qui, dans ses rêves les plus désirants, imagine le salon des Guermantes, ses propriétaires et leurs invités, brillant de mille feux et, d'autre part, un jugement lucide sur un milieu qui met en scène des êtres qui ne se soucient que de leur apparence ? Le réel agit toujours comme un briseur d'espoirs. De plus, à ce qui me semble, ce n'est pas parce que les aristocrates sont vulgaires que le narrateur est déçu ; il est déçu par le décalage entre d'une part son rêve d'approcher cette société d'initiés mondains, et l'impact d'autre part qu'il (le narrateur) produit sur eux : il est désigné, tout juste comme "un petit journaliste".
Mais ce qui m'a, sans doute, le plus gênée dans cette sorte de "roman des origines" détourné, ce sont les voies sans issue parsemées çà et là par l'autrice au sujet des causes de son malaise familial ; des pistes, tout juste esquissées, sont immédiatement abandonnées (par exemple celle de la souffrance de la famille en Argentine) ; comme si, en se cantonnant aux salons de l'aristocratie décrits par Proust et à sa généalogie familiale, le but ultime de Laure Murat était celui de confirmer le génie littéraire de l'auteur de La Recherche :

"pourquoi Charlus, dont je connaissais tant d'avatars en chair et en os, est-il plus vrai que nature"

Le chapitre intitulé "Proust au bordel" m'a tout particulièrement intéressée, bien que, pour sûr, Proust décrit cette maison close pour messieurs dans Sodome et Gomorrhe ; mais le joli et très élégant style de Laure Murat s'allie ici à des faits biographiques précis de Proust, quant à sa relation avec le monde de la nuit et ses rapports avec Albert Le Cuziat. En revanche, la lecture d'"Un château pour tombeau" m'a ennuyée et je me suis demandé si un simple spécialiste de la lignée du duc de Luynes ne nous en aurait pas dit, au moins, autant sur ce sujet sinon bien davantage. Le récit très pudique laisse derrière lui des pistes à peine esquissées sur l'intranquillité de la fillette :

"mais qu'avais-je donc à craindre pour ressentir à ce point le besoin d'être protégée ?"

En refermant le livre, on se demande, malgré le riche appareil de notes, les références nombreuses, le style brillant, quel enseignement littéraire on a tiré de la lecture de cet ouvrage...


Échanges sur ce point de vue : visiblement la lectrice connaît très bien La Recherche, ainsi que des analyses littéraires de celle-ci, et attend de Laure Murat un point de vue littéraire sur Proust. Chacun sa lecture bien sûr : ainsi notre lectrice n'a-t-elle pas du tout été sensible au rôle d'émancipation qu'a eu Proust pour Laure Murat (par rapport à son milieu et notamment son homosexualité), à l'hommage rendu au pouvoir de la littérature, qui ont touché plus d'un.e parmi nous. Fanny, Jacqueline, Monique la rejoignent en partie concernant l'aristocratie.


Sabine au passage nous signale que le titre du livre est une asyndète. Le brouhaha suscité par ce ...trope empêche d'en savoir plus sur le moment.
Qu'est-ce que cet animal ou cette maladie ? lui est-il donc demandé après la séance. Voici sa docte réponse :

L'asyndète (s'opposant à la polysyndète) est l'absence de lien logique entre deux membres de phrase. Exemple : les enfants courent, les pigeons s'envolent. Comment filmes-tu cette scène ?
C'est la même chose pour le titre du livre du Laure Murat qui peut être lu de façons différentes. Ce qui me semble intéressant, c'est le va-et-vient entre les deux, la porosité, qui permet que chacune des parties se nourrisse de l'autre.

Pour clore la séance, remontons aux origines du roman familial... :

Sigmund Freud, Le roman familial des névrosés et autres textes
Trad. Olivier Mannoni, préface Danièle Voldman, Petite Bibliothèque Payot, 2014.

Quatrième de couverture :
"Pater semper incertus est, mater certissima est"

Tout enfant, à un moment donné, s'interroge sur ses origines. Et comme il s'imagine que ses parents ne l'aiment pas suffisamment, ou pas assez bien, il fantasme qu'ils ne sont pas ses vrais parents - et il s'en invente de nouveaux, plus valorisants. Tel est le roman familial, l'un des concepts freudiens les plus simples d'apparence mais en réalité nuancé et créatif. Utilisé aujourd'hui en psychologie comme en littérature ou en histoire, il reste intimement lié à l'œdipe.
La plupart des thèmes de la filiation qui parcourent notre société en découlent : pathologies transgénérationnelles, adoption, secrets de famille...


Le groupe de Tenerife
réuni le 9 janvier
2024

Nieves, outre son avis mitigé, donne la note d'ambiance.

Notre séance était peut-être située un peu trop tôt car on venait de sortir de vacances de Noël, très longues en Espagne...
Cela n'a pas permis à quelques copines de finir la lecture. Pourtant, ça a été une des réunions les plus réussies de l'année : il y a eu huit participants, dont l'une n'a pas aimé le livre et a arrêté la lecture, deux autres ne l'avaient pas lu, une quatrième ne l'avait pas fini et quatre avaient bien fait les devoirs…
Malgré ce contexte, on a bien discuté et parlé chacun en fonction de sa connaissance de Proust. O s'est arrêté également sur certaines réflexions de l'auteure.
Le plus sympa, c'est qu'on a décidé de lire un des volumes de la Recherche l'été, car la lecture et le débat nous ont apporté tout de même d'autres points de vue sur l'auteur en suscitant l'envie de revenir sur ses pages...

José Luis s'enflamme : un livre comme il les aime !

Nieves
Comment ai-je perçu cette lecture ? Dans les premières pages, il y a eu quelque chose qui m'a bien agacée. Je parle de tous ces chapitres touchant chacun un sujet différent, sans aucun lien apparent, avec d'énormes listes de noms. Je n'arrivais pas à trouver le sens de l'ouvrage.
Cependant, petit à petit, j'ai commencé à apprécier l'humour et les réflexions perspicaces sur la condition humaine. Par exemple, les paragraphes où elle parle de l'aristocratie sont vraiment subtils. Au fait, à mon avis, l'objectif de cette ouvrage est pour l'auteure de mettre au clair l'essence de l'aristocratie dont elle a fait partie. C'est la mise en scène permanente et inaltérable de cette caste, sa rigidité et ses protocoles que lui ont causé une grande détresse, étant née dans une famille d'aristocrates. Néanmoins, elle nous explique aussi comment elle a réussi à se libérer de cette "prison" grâce à Proust et à cette immense cathédrale de la littérature qui est La Recherche du temps perdu : "La forme proustienne donnait du sens à la vacuité de la forme aristocratique. Le texte suppléait le vide".
Mais comment arrive-t-elle à Proust ? Je crois que d'une manière tout à fait naturelle, étant donné que l'écrivain assistait aux réunions des cercles aristocratiques qui avaient souvent lieu chez sa famille et où il n'était pas très accepté au début. D'ailleurs, dans sa famille il y a aussi des livres et un grand lecteur : son père. Elle découvre, donc, cet ouvrage immense où elle trouve des liens entre Proust et sa vie familiale, car là-dedans on retrouve "la plupart d'ingrédients de la société aristocratique de l'époque : les mariages d'argent, les tensions entre les deux types de noblesse, les croisement avec le sang juif"…
C'est alors, en s'introduisant dans cet univers littéraire, qu'elle a pris conscience de la réalité où elle était immergée et où elle ressentait des choses qui n'allaient pas, sans arriver à trouver une explication. C'est ainsi que Proust, "pour la première fois", a mis "en mots et en paragraphes intelligibles ce qui se mouvait sous mes yeux (...) ; la littérature apportait consistance, densité et épaisseur là on ne régnait qu'une pantomime sans enjeu". Car "la caractéristique principale des gens du monde est d'être constamment en représentation".
Cela dit, le choc le plus important qu'elle a vécu est celui du rejet de son homosexualité, en particulier le rejet total que lui a infligé sa mère : quand elle a décidé de lui en parler ouvertement, elle lui lâche sans la regarder "tu incarnes à mes yeux l'échec de toute une éducation morale et spirituelle (…) Pour moi, tu es une fille perdue". À la rigueur, dans ce milieu social, Laure pouvait être "une fille perdue" et éprouver des sentiments réprouvables, mais à condition qu'elle soit capable de le dissimuler, car l'aristocratie brillait surtout par "son égoïsme mondain mieux que par sa grandeur d'âme". Voilà donc, une raison de plus pour qu'elle quitte définitivement ce monde de fiction où elle a passé la première partie de sa vie.
Il y a aussi un autre aspect que j'aimerais souligner, c'est celui de la "consolation" que l'auteure ressent avec la lecture de la Recherche, mais non la consolation "comme atténuation ou adoucissement de quelque disgrâce", dit-elle, mais comme "la lumière surgie un beau jour au fond du tunnel : un sujet de joie et de connaissance (…) car c'est bien au bout du tunnel que point le commencement" parce que Proust est toujours une bouée et un phare dans la tragédie. Et le plus important, c'est que "la lecture de Proust n'a rien perdu de sa puissance réparatrice à notre époque".
Pour finir, je voudrais raconter une anecdote. Moi, étant à la faculté j'ai lu presque tous les volumes de la Recherche n'ayant pas compris grand-chose car personne ne m'a rien expliqué, raison pour laquelle ces réflexions de Laure Murat m'incitent à relire au moins une partie de cet immense ouvrage : "Lire, relire Proust est une incitation permanente à survivre, et à vivre (...) : une réflexion en perpétuel progrès".
On peut dire que Laure Murat a fait un grand hommage à cet écrivain dont on a beaucoup parlé et écrit, mais dont on n'a pas pourtant beaucoup lu son ouvrage sur lequel, par contre, elle travaille depuis pas mal d'années. Or, je ne peux pas éviter de me poser une question : est-ce qu'elle s'est vraiment libérée de ce monde qu'elle est arrivée à haïr profondément, quand elle passe trente ans à analyser la Recherche ?
Bref, je dois avouer que le livre en soi ne m'a pas beaucoup emballée. J'y ai trouvé, par contre, des passages et des analyses de la pensée fort intéressants.

José Luis
Voici un livre comme je les aime : profond, complexe, exigeant pour le lecteur qui, au début surtout, a parfois du mal à pénétrer dans la forêt touffue du langage, mais plein d'enseignements, plein d'interrogations sans qu'il soit nécessaire d'apporter toujours de réponses directes et claires, un livre qui vous pousse à questionner ce que vous croyiez connaître et, surtout, à vous questionner vous-même dans le plus intime de votre être. Et dans ce cas précis tout ceci doublement, parce que ce questionnement, qui vous porte et vous déporte, est causé autant par l'écriture de l'autrice, Laure Murat, que par celle du romancier sur lequel elle se penche : Marcel Proust. La célèbre formule de Sartre au sujet de Baudelaire, que je cite de mémoire - Baudelaire passa sa vie à se pencher sur soi-même, mais en se penchant sur lui il rencontra le cœur humain - sert parfaitement à rendre compte de l'effet que les mots de ce duo d'écrivains - Murat et Proust, dans la lecture que la première fait du second - m'ont travaillé. Deux petites phrases lues dans le texte peuvent éclairer ce que je veux dire, des mots porteurs de lumière qui viennent ou bien vous ratifier dans vos positions vous apportant une chaleur, attendue sans le savoir, par le seul fait de vous donner l'impression d'être moins seul, par exemple celle-ci, de la plume de Proust lui-même, qui, exprimée pourtant autrement, on a l'impression - j'ai l'impression - qu'elle vous accompagne depuis toujours : "chacun de nous n'est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui n'ont pas toutes la même valeur morale" ou bien vous ouvrir à des paysages nouveaux, qui vous assaillent par surprise, et qui balaient les certitudes et le confort où vous vous croyiez installé, et vous obligent à tout remettre en question, par exemple celle-ci, toujours de Marcel Proust, qui désigne tout un programme de vie : "le sujet ne peut se tourner vers son avenir que lorsqu'il a reconquis, de façon active et créatrice, son passé comme présent".
En écrivant cela, viennent à ma mémoire les paroles du dernier paragraphe du livre de Murat, dont je crois pouvoir aisément comprendre - et même partager - et le sens des mots et la portée que pour l'autrice ils ont :

Proust se doutait-il seulement qu’en échafaudant son roman il inventait un secours plus puissant que la tendresse d’une mère absente ? Que son œuvre, en proposant un exercice continu de dessillement, y compris en soi-même, livrerait une grille de compréhension et de déchiffrement du monde à la fois souveraine et dynamique, subtile et pénétrante, pour des millions de gens dans le monde ? Que tout un chacun sortirait étonnamment augmenté de cette lecture, tant il est vrai qu’une "erreur dissipée nous donne un sens de plus" ? Proust n’endort pas nos douleurs dans les volutes de sa prose, il excite sans cesse notre désir de savoir, cette libido sciendi qui, en séparant l’enfant de sa mère, nous affranchit plus sûrement du malheur que tous les mots de la compassion.
À ce titre, il ne serait pas exagéré de dire que Proust m’a sauvée.

Et qu'est-ce-que Laure Murat dit avoir appris de Proust, de quoi l'a-t-il sauvée ? Tout d'abord de l'ignorance de la complexité et de la vérité du monde :

À chaque lecture, Proust a modifié ma compréhension du monde. Par les circonvolutions envoûtantes de ses phrases, ce "Nil du langage, qui y féconde les vastes espaces de la vérité", il m’a sortie de l’ignorance et de la confusion. Sa précision, sa lucidité, sa tendresse, sa grandeur comique m’ont épargné des années de mécompréhensions et d’atermoiements stériles. C’est pourquoi il m’a, chaque fois, consolée. Or la consolation recèle une puissance libératrice. C’est une force d’émancipation.

Que je me sens proche de cet aveu ! Parce que c'est de cela que je parle quand j'explique pour quelles raison certains livres m'intéressent... - ceux qui m'interrogent, me portent et me déportent - et d'autres point !
À côté de cela, Murat remercie Proust d'avoir dévoilé pour l'ensemble des lecteurs, la fausseté du monde de l'aristocratie qu'il fréquente et auquel elle-même appartient. Contre une sorte d'idée reçue, selon laquelle la Recherche serait une apologie - brillante ! - de la noblesse française de la fin du XIXe et le début du XXe siècles, elle souligne le fait que sa finalité a consisté à élaborer "une mise à nu impitoyable" de celle-ci. Sous couvert d'exaltation du monde du Faubourg Saint-Germain où cette aristocratie habite et évolue, Proust réalise un véritable travail de sape pour enfoncer ce qu'il a l'air d'apparemment glorifier, montrant sa véritable face par l'utilisation de termes très durs : niaiserie, malveillance, inconsistance, méchanceté et, peut-être le pire de tous, hypocrisie.
L'hypocrisie du milieu auquel elle appartient est le vice que Murat semble le moins tolérer, sans doute parce que ce comportement dans sa famille même l'a marquée radicalement jusqu'à en décider de sa vie. C'est pourquoi elle en parle avec des mots cinglants :

Proust est sans conteste celui qui a pointé avec le plus d’acuité et de lucidité cette perversité très caractéristique du comportement aristocratique, qui n’aime rien tant que mettre subrepticement en spectacle sa discrétion, son naturel, sa modestie, sa simplicité, voire sa générosité, ruinant ainsi le principe intrinsèque à toutes ces qualités, quand la "vraie" noblesse eût été de les rendre indécelables et d’effacer toutes les coutures dans le montage d’un geste ou d’une pensée altruistes. Cette faiblesse pour le spéculaire contribue pour une large part à ce que Proust estime être, à raison, la vulgarité de l’aristocratie.

Et Murat d'enfoncer le clou en citant quelques lignes de Sodome et Gomorrhe où culminerait, d'après elle, la connaissance et la compréhension de l'aristocratie par de Proust, lignes que je ne peux m'empêcher de citer :

Je commençais à connaître l’exacte valeur du langage parlé ou muet de l’amabilité aristocratique, amabilité heureuse de verser un baume sur le sentiment d’infériorité de ceux à l’égard desquels elle s’exerce mais pas pourtant jusqu’au point de la dissiper, car dans ce cas elle n’aurait plus de raison d’être. "Mais vous êtes notre égal, sinon mieux", semblaient, par toutes leurs actions, dire les Guermantes ; et ils le disaient de la façon la plus gentille que l’on puisse imaginer, pour être aimés, admirés, mais non pour être crus : qu’on démêlât le caractère fictif de cette amabilité, c’est ce qu’ils appelaient être bien élevés ; croire l’amabilité réelle, c’était la mauvaise éducation.

Beaucoup d'autres sujets pleins d'intérêt du livre de Laure Murat seraient encore susceptibles d'être objet d'analyses riches d'enseignements, mais alors mon commentaire ne finirait jamais. Je voudrais seulement terminer sur un doute, un questionnement qui me démange : Murat, en quittant son monde, en dévoilant et dénonçant, de la main de Proust, ses vices, ne garde-t-elle pourtant pas une certaine fierté, un orgueil à peine voilé, malgré les critiques répétées, de ses origines familiales, de son appartenance à la classe qu'elle désavoue ? Est-ce qu'on ne peut pas appliquer à elle-même, d'une certaine manière, les griefs - l'hypocrisie, notamment - qui lui servent à condamner l'aristocratie ? Ne cherche-elle pas, par la dureté de ses critiques à son encontre, à se faire aimer, admirer, et même, dans son cas, crue, heureuse pourtant, au fond, de ne rien à voir avec l'immense partie de ses lecteurs qui manquent de titres de noblesse contre lesquels se révolter, sans cesser d'en faire partie, même après y avoir renoncé ? Des indices pour soutenir ce doute existent dans le texte, mais je me contenterai ici seulement de le remarquer.


Les 9 cotes d'amour du groupe breton
réuni le 25 janvier 2024
Annie Chantal Édith
Marie-OdileMarie-Thé
Entre etBrigitte T 
•Suzanne
Entre et Soaz
  Cindy

Cindy
J'étais impatiente de lire ce livre pour deux raisons, la première de lire "Murat" récompensée par un prix "Essai" et deuxièmement, surtout à cause du titre prometteur qui me ferait redécouvrir Proust, son univers, et le tout me donnerait sûrement encore aujourd'hui des explications sur les raisons de son succès planétaire ?! Moi qui suis passionnée depuis mes années lycéennes par "Proust" comme on disait dans le temps, de ses phrases longues profondes, remplies de réflexions philosophiques et d'un esthétisme unique dans ses descriptions de paysages ou d'objets, je me réjouissais de cette mise en lumière de mon écrivain préféré ! Alors ce Roman familial, qu'allait-il m'apprendre ?
Mais malheureusement dès les premières pages, je comprends que Laure Murat n'ira pas dans cette direction et que je vais être plongée dans une sorte de règlement de compte avec sa famille aristocratique de l'ancien régime. Je ferme le livre en colère. J'ai été trompée par le titre.
Je le rouvre quelques heures après et poursuis… Mais malgré l'écriture d'une intelligence dynamique, précise, originale, comique dans la description de son univers aristocratique qui croise celui de Proust tel qu'il le développe dans A la Recherche du temps perdu. Je n'ai pas eu de plaisir de lecture ni pu apprécier l'exercice magistrale de Laure Murat à rechercher des liens, des événements, en recoupant les noms réels de sa famille avec ceux imaginaires de Proust !
Pour se "sauver" encore aujourd'hui de sa famille ? Si elle se délecte d'écrire son histoire qui lui colle malgré elle à la peau, je n'ai pas été convaincue par "sa Recherche" et pas sûre qu'elle soit arrivée à se consoler ou à se réconcilier avec soi-même et encore moins avec sa famille. Un livre en fait beaucoup trop personnel qui ne m'a rien apporté.
J'ai donc été très agacée par le fait qu'elle utilise La Recherche pour donner des explications et les raisons de son émancipation d'avec son milieu d'origine et de vivre son homosexualité. Pourquoi se justifier ? Pourquoi se servir de Proust pour encore une fois critiquer son milieu, nous donner des leçons d'histoires de noblesse d'ancien et nouveau régimes, de snobisme, de vies comme à Versailles avec en plus une réjouissante cruauté, un style souvent pompeux. Et qu'elle critique autant sa famille m'a là aussi irritée.
Pourtant le livre commençait bien par un détail anodin subliminal : "jouissance d'une esthétique imperceptible à l'œil nu […] c'était que je le veuille ou non une part de ce que je suis" (p. 12). On plonge dans un univers dont elle n'éprouve, dit-elle, ni fierté ni honte. Je l'espère quand même par respect pour sa famille. Elle ajoute dès le début comme pour nous avertir d'une incongruité dans son parcours qui pourrait choquer (on se demande pourquoi) qu'elle n'a pas d'enfants, vit avec une femme, vote à gauche, qu'elle est féministe et professeur d'université aux États-Unis : eh bien est-ce une carte de visite pour se singulariser et prévenir de quoi ? Du pourquoi de son détachement familial ? Je dois dire que cela m'a là encore irritée comme s'il fallait qu'elle se justifie d'écrire ce roman et qu'on puisse la comprendre de s'être éloignée de sa famille.
Et au passage, j'ai découvert et toujours aimé lire "du Proust" comme on disait dans le temps depuis mes années lycée ; je ne me suis jamais sentie obligée de me justifier. Ma lecture simple et passionnée sans être orientée socialement comme elle le dit, ne m'aura apporté que des plaisirs infinis…
Et Proust dans tout ça ? Je cherche pourquoi il transcende les frontières. Laure Murat va -t-elle y répondre ? Plus loin à la page 15 elle tient "le motif" : "Il assurait un lien de continuité entre l'esthétique mondain et la stylistique proustienne". Et enfin la question de Tadié "cette gloire universelle de Proust qui le fait désigner comme le plus grand écrivain du 20e siècle, à quoi tient-elle ?" Ouf, je vais pouvoir poursuivre la lecture car c'est intéressant ! Je veux en savoir plus.
Ah l'aristocratie et ses codes permettent de tout comprendre le style…, la rythmique… : "La musicalité faite d'accélérations et de lenteurs […] convient aux mots d'esprit" (p. 19)
Mais c'est plus fort que tout : l'auteur revient encore à définir l'aristocratie "monde de formes vides". Et on arrive à la cour de Versailles avec cet art de vivre dont Proust a trouvé un inépuisable objet de réflexion. P. 25, l'auteure revient à analyser son monde, sa famille, les titres de noblesse, les lectures de ses parents… Trop long ! Et p. 39 elle est accablée de fournir son acte de naissance en s'inscrivant en thèse ! Mais quand même, elle reconnait qu'enfant elle s'identifiait aux princesses des contes de fées p. 40. Ce n'était pas si mal !
Je saute des pages... je suis à la recherche de Proust !
P. 44 sa voix : Proust parlait comme dans son livre… "très chantante qui n'en finissait jamais pleine d'incidences d'objections"… Enfin on se rapproche de Proust, de sa Recherche : "elle ressemblait à une route de montagne qu'on gravissait sans jamais arriver au sommet"… Je poursuis en parcourant rapidement les pages avec toujours de la déception.
Seule l'auteure se délecte de découvrir et s'autorise p. 69 à relire le réel sous un autre jour… : "les gens qui m'entouraient étaient stricto sensu des personnages de Proust". Et p. 76 elle nous donne une explication : œuvre en trois parties, investigation sur l'inadéquation des mots et des choses qui implique à terme une démonétisation inévitable des noms… Et Proust identifie la littérature à la vraie vie : "je comprenais ce que signifiaient la mort l'amour les joies de l'esprit"… P. 78 : Proust donne enfin à l'auteur "corps et relief à tout ce qui m'entourait"… : renversement de la réalité à la fiction… P. 83 : "avoir l'air, affecter, feindre : aucun doute ne peut subsister sur la performance aristocratique qui est sans repos".
Puis on plonge davantage dans l'histoire personnelle de Laure Murat qui m'éloigne encore de ma question. Et elle se raconte, nous livre des paroles de sa famille, tout y passe, le snobisme… p. 117-118 et l'homosexualité, l'auteure réprouvée p. 137.
Mais p. 146 retour à Proust "ce faisant il ouvrait la voix à toutes les générations suivantes : une fois 'universalisé' le sujet pouvait enfin s'affranchir"… Oh, p. 147 on découvre la fréquentation de Proust du bordel tenu par Albert Le Cuziat alias Jupien !
Retour au recoupement et au roman familial pour finir de découvrir que les Guermantes sont… son oncle et sa tante !
Bon je termine le livre rapidement tout en étant souvent en désaccord avec Laure Murat sur le vaste sujet de l'aristocratie. Elle n'a montré qu'une façade dérangeante pour elle, s'est aussi servie d'une façade de Proust (un homme de son époque bien trop difficile à cerner) au lieu d'aller au contraire rechercher dans ses origines aristocratiques loin d'être un univers de formes vides au contraire ! Et au lieu de développer davantage de belles relations et périodes de vies comme avec son père.
Je reste sur ma faim et ma question : pourquoi Proust est-il une passion mondiale ?
Et je cite Jo Yoshida, pour en revenir au détail (détail important qui peut tout déclencher et inspirer comme celui d'un épisode de Downtown Abbey qui a provoqué chez Laure Murat l'envie de démarrer son Roman). Il est l'un des meilleurs spécialistes nippons de Proust, mentionne la parenté, sur le plan de la thématique et de la structure, entre La Recherche et l'ouvrage médiéval japonais Le Dit du Genji, œuvre classique considérée comme le premier roman psychologique au monde ; sans oublier la grande sensibilité des Japonais à beauté de la nature, évoquée par Proust, dit-il, d'une manière inspirée par l'impressionnisme, "que [le] goût de la nature relie […] à l'art japonais". L'attention au détail qui caractérise l'esthétique nipponne y est sans doute aussi pour quelque chose, ainsi qu'en témoigne ce passage d'une lettre de l'écrivain Yukio Mishima à son aîné Yasunari Kawabata : "[En vous lisant], je me suis souvenu de cette peinture que fait Proust d'une cuisine, vous savez : ce passage où il décrit dans les moindres détails un couteau dont la partie exposée aux rayons du soleil a l'air doublée de velours, ou encore des pointes d'asperges qui, avec leurs teintes irisées, semblent se fondre dans l'air"
Je ne me suis pas fondue dans le livre que je "ferme" pour les raisons évoquées plus haut, mais parce que sa lecture m'a aussi gênée comme si je m'introduisais dans le "moi" de Laure Murat. En me souvenant que "chaque lecteur quand il lit est le propre lecteur de soi-même".
Soaz entreet
Je dois avouer que j'ai eu du mal à m'approprier ce livre. En fait, c'est le sujet qui ne m'attirait pas. Merci à Voix au chapitre, sans qui je ne l'aurais sûrement pas lu,
Pour moi ce n'est pas un roman, mais plutôt une thèse, une analyse, une thérapie pour l'autrice grâce à Proust, à La Recherche.
Au fur et à mesure de ma lecture, la description du MONDE aristocratique dans ses us et coutumes, perversion, travers, m'a intéressée et confortée dans mes certitudes, sur le comportement des aristocrates (expérience personnelle).
La tendresse est frappée d'une sourde interdiction, par pudeur ? Le regard fixe sur l'horizon immuable des rituels a une vertu majeure : s'abstenir de penser. La stylistique aristocratique consiste à convaincre les autres de la légitimité d'un pouvoir intact. C'est un univers où la culture, sous la forme d'une érudition superficielle, sert surtout à faire joli dans la conversation.
Belle écriture ; pas de doute sur le fait que Laure Murat est une érudite, avec une grande connaissance de Proust.
La lecture coupée, saccadée, par les comparaisons, similitudes familiales, les patronymes, avec La Recherche, la vie proustienne, et l'utilisation d'un vocabulaire parfois compliqué, ne m'a pas permis une lecture fluide : par contre (pardon pour mon ignorance), j'ai découvert de nouveaux mots.
LIVRE OUVERT entre ¼ et ½, pour l'histoire de la famille de Laure Murat, de ses échanges et relation avec celle-ci et qui m'a donné l'envie de lire la biographie de Proust.
Brigitte entre et(avis transmis)
Livre ouvert entre ½ et ¾ pour cet essai, savante biographie où Laure Murat écrivaine férue de Proust nous confie son chemin du Réel introuvable au
Réel retrouvé (titre de chapitre p. 171).
Elle entraîne longuement le lecteur sur le chemin cabossé de son histoire familiale et explique comment sa famille aristocratique est ancrée dans l'Histoire. L'auteure nous plonge dans son intimité. Dès les premières pages elle parle d'invisibilité. De son enfance, ce ne sont pas des souvenirs qui l'habitent mais des sensations nous confie-t-elle. Elle interroge avec pudeur sa place dans la fratrie, le lien complexe avec sa mère en opposition avec l'admiration qu'elle voue à son père. Ce père qu'elle présente comme un "riche rentier" construit avec un sens inné de la provocation et de la dérision, "un personnage paresseux professionnel et riche amateur" qui a la passion des "jeux du langage" ; il l'a rendue littéraire explique-t-elle.
J'ai sans doute été déçue au début de ma lecture car j'étais plus intéressée par Laure Murat : comprendre comment elle s'est affranchie de ce monde de la haute aristocratie pour "couper ses racines" (terme utilisé par un dentiste pour ses soins dentaires et qu'elle reprend), pour vivre selon ses choix, jeune femme rejetée par sa mère, émigrant aux USA pour vivre son homosexualité.

Pourquoi ouvert à ½ ?
Selon les passages, je lis avec intérêt, plaisir, ennui, agacement ; je souris à ses pointes d'humour.
Je me sens loin de cette caste aristocratique. Je cite : "un mélange superficiel de mondanité et de littérature" p. 68 ; "persuadée d'être la boussole de l'univers", p. 94.
Je me sens bien loin de Laure Murat, femme universitaire érudite, passionnée par Proust, homme de lettres qui a connu sa famille à la Belle Époque et romancier qu'elle enseigne Outre-Atlantique. C'est pourquoi je me suis fait violence après une quarantaine de pages pour poursuivre ma lecture : de longs passages sur sa généalogie, sur son histoire familiale, résultats d'une enquête minutieuse. La propre vie de Laure Murat est nouée avec Proust, tant avec la personne qu'il a été qu'avec ses personnages de la Recherche notamment - personnes ayant existé ou de fiction. Rappelons que c'est un ouvrage de 7 tomes… Quel travail !
Pas facile de s'arrêter sur les nombreux extraits de Proust et de faire des liens qui, par mon manque de connaissances, m'échappent trop souvent. Paradoxalement la précision de sa recherche m'a impressionnée. Elle ne laisse pas de place au hasard. Pour exemple p. 171 parlant de Proust : "n'est-ce pas à Saint-Marc qu'il fit l'expérience des pavés inégaux, sensation qui devait ressurgir, par la grâce de la mémoire involontaire, dans la cour de l'hôtel de Guermantes, au milieu du Temps retrouvé ?". Cette lecture ne me convaincra pas pour autant de me replonger dans l'œuvre de Proust. Laure Murat qualifie La Recherche de forteresse p. 68 ou d'une intimidante "montagne" p. 187 dont je n'ai modestement lu que le premier tome !
Le vocabulaire est riche (je n'ai pas hésité à chercher le sens exact d'un certain nombre de mots), la lecture est pour autant aisée. Même si je bute sur des phrases philosophiques comme p. 185, parlant de la mémoire immédiate qui autorise à "loger l'éternité dans l'immanence". Ou encore, pour exemple p. 72 : "Je ne parle pas de la Recherche en tant qu'autofiction avant la lettre, point âprement discuté par les spécialistes, plutôt d'une opération d'auto fictionnalisation par la lecture."
Le récit est enthousiaste et ne vire pas au procès systématique d'une caste. Les constats sont souvent durs et acerbes. Je cite p. 79 : "la caractéristique principale des gens du monde est d'être constamment en représentation". Je retiens la rigidité des rapports humains.

Pourquoi ¾ ? Parce que j'ai pris du plaisir à la lecture de certains passages.
J'ai trouvé une ébauche de réponse dans le chapitre "Proust à Los Angeles" à une question que je me suis posée dès que j'ai eu l'ouvrage en main. Pourquoi enseigner Proust Outre-Manche ?
Ouvert à ¾ parce que je choisirais mon interlocuteur, mais je pourrais conseiller ce livre.
Sans la proposition de Voix au chapitre, je n'aurais pas lu ce livre. Livre à relire pour l'apprécier pleinement ??
Marie-Odile
J'ai apprécié les deux pans de cet ouvrage extrêmement riche, à savoir l'essai d'une part (Proust), le récit autobiographique (roman familial) d'autre part, et ce qui en fait sans doute l'originalité, la façon dont les deux s'articulent.
Pour ce qui est de l'essai, j'ai aimé les commentaires directs sur des extraits de Proust par exemple lorsque Laure Murat analyse le chapitre consacré aux souliers rouges, et je me suis dit que j'aurais aimé suivre ses cours. Lorsqu'elle recourt à d'autres critiques de Proust, le texte m'a parfois paru abscons (pages sur le snobisme, citation de Wittig). J'ai eu la même impression qu'en lisant Proust : des passages d'une grande clarté alternent avec quelques pages obscures.
Le recours aux archives concernant Le Cuziat et le détail de ses activités m'ont parfois ennuyée, mais la conclusion m'a intéressée, à savoir que le grand monde et celui des domestiques se rejoignent dans la prostitution, et que c'est subversif.
L'image que donne Laure Murat des aristocrates n'a rien d'inattendu (immobilité, vide, retenue, endogamie, importance des objets, du patrimoine, de l'histoire, de la généalogie, du langage, du mot, du nom, de ce qui est dit, une certaine condescendance, une certaine vulgarité, etc.). Mais ici, elle émane d'une aristocrate et elle est formulée avec sincérité, élégance, finesse, humour parfois. Bref, j'ai aimé l'écriture de Laure Murat et plus particulièrement peut-être dans le chapitre intitulé "Ceci tuera cela". Elle dit combien la discontinuité, l'instabilité, la fluctuation, l'intermittence s'opposent à l'immobilité, la fixité mortifère, comment la littérature s'oppose au château. L'aboutissement m'a plu qui fait "l'éloge de la multiplicité et de la disparité des êtres".
Le récit autobiographique m'a paru très plaisant à lire, très accessible, distrayant, qu'il s'agisse des diverses anecdotes, du portrait de la mère sinistre, du père joyeux ou de la magnifique description du château.
J'ouvre aux ¾ ce texte agréable, qui donne à réfléchir et qui pourrait même inciter à la lecture de Proust.
Marie-Thé
J'ouvre ce livre aux ¾ ; des longueurs, quelques passages assommants, des répétitions, m'amènent à lui ôter ¼.
Ceci dit, j'ai beaucoup aimé me retrouver dans l'univers de Proust et découvrir le monde de l'aristocratie dont est issue Laure Murat, et j'ai souvent été sidérée. Dans un entretien au journal Le Monde Laure Murat dit : "Proust m'a donné accès aux profondeurs du réel. Il m'a dessillée sur mon milieu social, m'a montré ce qu'était l'exclusion des homosexuels, et m'a réintégrée dans l'humanité en faisant du sujet minoritaire un sujet universel." Pour moi, c'est exactement le message du livre, qu'illustrent ces pages "habitées" par l'aristocratie, les personnages de La Recherche, et Proust lui-même : en lisant, j'avais l'impression que des passerelles me faisaient sans cesse passer des uns aux autres. Et l'écriture m'a comme enchantée.
Tant de choses m'interpellent et j'ai pris tant de notes, que je renonce à développer. Je me limite à quelques énumérations : "L'aristocratie est un univers de formes vides", "pouvoir des meilleurs", "oisiveté professionnelle". Et La Recherche est "le grand livre d'une vocation qui s'achève sur l'embarquement vers la création, en laissant une aristocratie sans œuvre à quai"...
J'ai aimé visiter la "maison musée", le château de Luynes majestueux et angoissant, lire "Proust parlait comme dans son livre", "Sa parole lente et continue" ; et revenir dans le monde de l'aristocratie où on ne montre pas ses sentiments, avec tenue et retenue : "Never complain, never explain", aurait dit la reine d'Angleterre.
"Tu as fait pleurer ta mère en public. Comme une domestique." : reproche adressé par sa famille à Laure Murat ! Exception pourtant pour le duc de Luynes écrivant à Proust à la mort de son fils : "J'ai reçu du duc de Luynes une lettre qui est le cri de détresse le plus émouvant que j'aie jamais entendu. Celui-là est vraiment un père." J'ai été très sensible à ces mots, tout comme à ceux écrits par Proust à Cocteau à la mort de Roland Garros : "Ma consolation est de penser que vous aurez cette douceur, vous qui l'avez tant aimé, de l'avoir de vos vers fixé pour toujours"...
Je note encore ce désir de consolation chez Marcel Proust enfant lorsqu'il était séparé de sa mère. Et puis : "Mme Proust mourut, et soudain le Temps fut perdu.", "Ma vie a perdu (...) sa seule consolation." Recherche... Et fin de A la recherche du temps perdu, mère consolée. "La conversion d'une catastrophe en une œuvre d'art." Et ici je reviens à Laure Murat séparée de sa mère... J'ai aimé lorsqu'elle parle de son père, j'ajoute ceci (du même entretien) : "C'était un homme que j'adorais (...) à la fois très libre et aliéné à son milieu... Après avoir parlé à ma mère, je lui ai demandé de se positionner. Il m'a dit que c'était compliqué, qu'il ne pouvait pas aller contre elle (...) Bref, il a choisi."
Retour avec Proust qui exalte la noblesse "pour mieux la faire s'effondrer dans sa niaiserie, aggravée par la malveillance qui y règne." J'ai aimé retrouver Albertine au détour d'une phrase, et Proust dire : "Le chauffeur a plus de distinction" (allusion à Alfred Agostinelli le chauffeur aimé de Proust et tragiquement disparu lui aussi), surprise de rencontrer Jupien, alias Le Cuziat, blasphémateur mais tendre.
J'ai encore pensé à Mademoiselle Vinteuil (absente du livre), homosexuelle profanant l'image d'un père aimant. Mademoiselle Vinteuil est pour moi un personnage méchant.
Je change de décor et m'attarde sur le parallèle que fait l'auteure : entrée dans une phrase de Proust et entrée dans le Pacifique, j'adore cette image et ce qui suit à propos de Los Angeles : "ce livre des expériences sensorielles, je le retrouvais dans une ville où le corps n'est jamais entravé." Chance au passage, "je me suis retrouvée à enseigner à des étudiants américains alors que je n'avais moi-même fait aucune étude supérieure." (entretien)
Sans transition je retiens ceci : "Ce qui se transmet vraiment ne s'enseigne pas " et cet "éloge de la multiplicité et de la disparité des êtres" (allusion à Albertine...).
J'ai aimé la "clé fantôme", celle de la liberté d'Emily Dickinson, des phrases comme "Le livre tuera l'édifice" de Victor Hugo, retrouver encore d' autres auteurs comme Paul Valéry, "non-lecteur avoué", Walter Benjamin (en un lieu où je ne l'attendais pas), Paul Morand et son "Ode" à Proust surprenante, Chalamov et la Kolyma : "Proust avait plus de valeur que le sommeil", Joseph Czapski, dont nous avions lu Proust contre la déchéance, et plus près de nous, Pierre Bayard, Annie Ernaux, etc.
J'ajouterai encore ces mots de Laure Murat (même entretien) : "Je ne serais pas arrivée là si je n'avais pas été homosexuelle et si, surtout, je n'avais pas assumé ce désir si contraire à ce que la société recommande. L'un ne va pas sans l'autre. Tout découle de là dans ma vie et tout s'y ramène."
Annie
C'est avec beaucoup de curiosité et d'intérêt que j'ai entrepris cet essai qui faisait partie des heureux nommés pour le Goncourt 2023 et finalement récompensé par le Médicis, car j'y voyais là une occasion de rendre enfin accessible la laborieuse écriture de Proust et de la voir sous un autre jour.
Dans cette autobiographie très intime, qui m'a beaucoup plu, la vraie vie et la littérature s'entrelacent, au même titre que dans l'œuvre de Proust A la Recherche du temps perdu où l'écrivain mêle personnages fictifs et réels.
Cet essai m'a plu également parce qu'il m'a résisté et m'a demandé du travail (chercher quelques mots dans le dictionnaire, relire certaines phrases) et parce qu'il m'a obligée à voir les écrits de Proust à travers le filtre de Laure Murat.
Je remercie Voix au chapitre car je ne pense pas que je serai allée seule vers cet essai !
Les échanges dans le groupe ont été fort intéressants !

(Photo du château prise par Annie après avoir lu le livre)
Chantal(avis transmis)
Première lecture, puis deuxième lecture !
Après bien des a priori (Laure Murat, princesse ! ma mémoire involontaire la voyait en robe de princesse et Proust en snob), ce livre m'a dessillé les yeux et sur l'auteure et sur Proust. Merci Voix au chapitre !
Essai remarquable à tous points de vue : l'écriture de Laure Murat est simple, claire, agréable à lire, parsemée de passages pleins d'humour (quand elle se retourne sur l'interpellation "princesse" qui s'adresse à une chienne, quand elle qualifie sa grand-mère de "snob comme un pot de chambre").
Des passages très émouvants quand elle évoque, avec une grande poésie, sa grand-mère maternelle si absente : "elle me faisait penser à un petit nuage mauve, un cumulus, qui glissait à la surface de la vie, flottait intact, comme si rien ne la concernait". Passage très émouvant aussi, celui qui concerne sa mère et son histoire, celui de sa propre relation impossible avec cette mère. De très belles phrases, très fortes... La douleur de ces trois femmes enfermées, dont Laure elle, a pu s'extraire, mais dont elle n'a pu libérer sa mère, qu'elle aime pourtant.
A la première lecture, j'ai été très gênée, voire agacée, par le sentiment de tout mélanger : entre famille maternelle et paternelle, noblesse d'ancien régime et noblesse d'empire, personnes réelles et personnages proustiens et, en relisant, je me suis dit que cela n'avait aucune importance.
J'ai lu si peu de Proust, Combray seulement, que les passages relatant leurs faits et gestes, restaient obscurs pour moi. Mais, entre Proust et Laure Murat, entre la chair que Proust leur donne, et "la forme " que décrit l'auteure des membres de sa famille, eh bien cela me donne envie de sauter à l'eau, pas dans le Pacifique certes, mais peu à peu...
Et puis, tout le passage des archives de la Police mondaine de Paris... wouah ! Je l'ai trouvé... jubilatoire ! Et Proust tellement plus proche, plus humain..., avec cette phrase si touchante, à la mort de sa mère, écrite par Le Cuziat ce Breton tenancier des maisons closes chicos de cette époque : "c'est même peut-être une des plus belles lettres que j'ai lues sur la mort d'une mère".
Et je m'arrête là, il y a dans ce livre tellement de thèmes à développer, je compte sur vous ! Proust et l'homosexualité, la mémoire involontaire, le réel et l'imaginaire...
Je termine, en pensant à Manu de Paris qui a commencé ce long voyage de La Recherche : "Proust, qu'on se le dise une fois pour toutes, n'est pas difficile." Et quel talent Laure Murat !
Je l'ouvre en grand. Beau début d'année.

Edith
Très GRAND OUVERT. Autant pour le fond que pour la forme.
Récit jubilatoire, lu avec un crayon à la main : le geste de souligner des passages accompagnant très souvent le texte. Je viens de le terminer et j'y retourne. Il m'aurait fallu trop recopier de passages pour illustrer le plaisir de lecture éprouvé...
Lecture simple, qui coule. La facture du texte est lumineuse, le vocabulaire riche et précis pour des idées issues d'une juste et claire analyse de Proust, lecture qui aurait pu demander une application soutenue. Ce ne fut pas le cas, d'autant que les deux après-midis de découverte du texte m'ont totalement réjouie.
Comment rendre compte de ce grand plaisir ? L'essai, par sa densité et sa force, est intimidant dans sa richesse et la finesse des analyses… Elles ont fait mouche à chaque page.
La construction par chapitre me permet de retrouver plus facilement une façon d'apporter mon avis...
Le chapitre premier du diable dans les détails (récit du majordome anglais de Downtown Abbey préparant la table à l'aide d'un décimètre pour la disposition des couverts) "La puissance muette du code (…) codes tacites. Leurs spécificités sont de se prévaloir du temps, ce temps long de l'histoire, qui trace (…) accumule un savoir immémorial sur l'art de la performance sociale (…) Ce que je reconnaissais dans ce décor (…) c'était, que je le veuille ou non, une part de ce que je suis"
Et d'ajouter : "je ne m'arroge en rien le prestige de Proust parce qu'il aurait décrit le monde ou je suis née, mais je loue sa magie à m'en avoir sortie, en authentique proustidigitateur."
J'avais lu Du côté de chez Swann avec un enthousiasme m'étonnant moi-même, car je n'avais, jusqu'à ce moment de Voix au chapitre jamais réussi à "m'affronter" à ce roman. (Et j'en avais même prolongé la lecture. Je me souviens avoir été sensible à la justesse de l'analyse des émotions, des situations du jeu social de ses douleurs, de ses mystifications et rationalisation etc., bref le côté universel des hommes et des femmes dont je fais partie.)
Voir p. 68 et ce que Laure Murat en dit : "aborder la Recherche provoque une série d'émotions spécifiques (…) on s'y attaque comme à une forteresse…un sentiment d''inhibition (…) ce livre immense m'enchantait comme un kaléidoscope (…) il m'autorisait surtout à relire le réel sous un autre jour et de prolonger le plaisir du texte" (voir p. 72-73 autour du thème du roman familial).
Pour ma part, je suis en terrain connu : j'ai - moi aussi - mon roman familial moins prestigieux du fait des acteurs rencontrés, mais je ressens bien ce que traduit Laure Murat qui raconte que en "tant que lectrice qui construisait une chimère au fil des pages (de Proust) (…) Par la littérature (…) (être) de plus en plus persuadée de rencontrer une famille recomposée (…) jamais aucun roman familial (…) réorganisation des liens parentaux n'avait mieux porté son nom."
Les chapitres qui suivent m'apportent le plaisir de la découverte de la généalogie de Laure Murat. Prestige pour elle d'être à la fois de la vraie aristocratie comme "le pouvoir des meilleurs" définie par Laure Murat, descendante (De Luynes) par sa mère et de Napoléon par son père (Murat). Père né en 1925 et mère en 1939 et mariage en 1960… Proust aurait eu 88 ans si - vivant- il eût certainement été invité au mariage !!! et de poursuivre toujours avec humour que ses parents "lisaient. Je veux dire lisaient vraiment !" ce qui faisait d'eux des exceptions dans un univers… d'érudition superficielle ; et pour moi de découvrir que pauvre femme du peuple, je connais aussi Louise de Vilmorin, Malraux, Gombrowicz et Ionesco !!! ou du moins en ai lu quelque peu !!!
Et puis, ce titre de princesse transmissible aux filles, donc à Laure Marie Caroline princesse Murat, évoquant de ce fait la remarque très drôle du notaire consulté par L. Murat, qui, remarquant "sans malice" la fiche d'état civil de cette dernière : "Princesse c'est original comme prénom". Et encore la réaction de L. Murat réagissant en entendant dans la rue un homme appelant son chien… PRINCESSE ! et se sentant appelée !
Je parcours avec plaisir les souvenirs d'enfance, de récits des grands-parents dont la proximité temporelle avec Proust qui n'a de cesse de la réjouir malicieusement, Proust étant "ce petit journaliste que je mettais en bout de table", les deux généalogies recoupant les personnages de Proust plus ou moins travestis quant à leur identité : p. 74 et 75, le développement sur les noms ou Proust mêle de vraies identités à des personnages de fiction rendant son récit encore plus historiquement vérifiable comme, dit-elle "la princesse de Clèves" de Madame de La Fayette ; "littérature et vraie vie", renforçant la vérité de l'histoire racontée, p. 77.
Tout au long des chapitres suivants, je me suis confortée littérairement en soulignant des phrases telles que p. 81 "naître et grandir dans ce milieu signifie donc partir avec un handicap cognitif sérieux car (…) dans ce théâtre qui ne se ferme jamais… impossible de faire la différence entre le rôle et la personne (…) la fiction et la réalité" et en complément p. 88 : "je dois à Marcel Proust (…)d'avoir dévoilé cette vérité-là de mes origines grâce à la littérature tellement plus exacte et irréfragable que l'Histoire". (suite ›ici de l'avis d'Edith).


QUELQUES INFOS AUTOUR DU LIVRE

Le livre de Laure Murat est en tête de gondole

Cela ne suffit pour le choisir, mais il est indéniable qu'innombrables sont les articles, émissions et rencontres dont il bénéficie dès sa sortie le 24 août 2023. Il figure sur la première sélection du Goncourt (16 livres), mais dégage avec la suivante (8 livres), début octobre.

• Articles : de L'Humanité (interview du 7 septembre 2023) en passant par Le Monde (15 septembre) et jusqu'au Figaro (interview du 29 septembre), voire Causeur (qui vaut particulièrement la lecture..., 9 octobre). Ajoutons un dernier long article, publié en janvier 2024, dans la revue Esprit.

Radio
- France Inter (2 octobre) : Le Masque et la Plume
- France Culture (14 septembre) : Les Midis de Culture (38 min).

• Vidéo
- Librairie Mollat (31 août) : présentation par Laure Murat de son livre (11 min)
- À la Maison de la poésie
(14 septembre) : rencontre avec Laure Adler (45 min)
- France 5 (20 septembre) : La Grande Librairie
- Rendez-vous de l'Histoire (7 octobre) : "Laure Murat : Une égo-histoire proustienne", avec Nathalie Crom (57 min, au château royal de Blois, dans la salle des États généraux...).

Les livres publiés par Laure Murat

C'est intéressant de noter la variété des (grands) éditeurs qui ont publié ses livres : Lattès, Fayard, Gallimard, Flammarion, Seuil, Laffont + des rééditions format poche en Folio pour trois d'entre eux :

-
L'Expédition d'Égypte : le rêve oriental de Bonaparte, en collaboration avec Nicolas Weill, Découvertes Gallimard, 1998. Remarquons que ce livre n'est pas indiqué dans la liste de ses livres cités dans le livre que nous lisons...
- La Maison du docteur Blanche : histoire d'un asile et de ses pensionnaires, de Nerval à Maupassant, JC Lattès, 2001 ; rééd. Gallimard, Folio, 2013. Prix Goncourt de la biographie, Prix de la critique de l'Académie française.
- Passage de l'Odéon : Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l'entre-deux-guerres, Fayard, 2003 ; rééd. Gallimard, Folio, 2005.
- La Loi du genre : une histoire culturelle du "troisième sexe", Fayard, 2006. Sa thèse d'histoire soutenue en 2006 à l' EHESS s'intitulait : L'invention du troisième sexe : sexe et genre dans l'histoire culturelle (1835-1939).
- L'homme qui se prenait pour Napoléon : pour une histoire politique de la folie, Gallimard, 2011 ; rééd. Folio, 2013. Prix Femina essai.
- Flaubert à la Motte-Picquet, Flammarion, 2015.
- Relire : enquête sur une passion littéraire, Flammarion, 2015.
- Ceci n'est pas une ville, Flammarion, 2016.
- Une révolution sexuelle ? Réflexions sur l'affaire Weinstein, Stock, coll. Essais-documents, 2018.
- Qui annule quoi ?, Seuil, coll. Libelle, 2022.
- Proust, roman familial, Robert Laffont, 2023
. Prix Médicis essai.

Quelques images

LE CHÂTEAU : une vue champêtre...

Le château de Luynes que Laure Murat a bien connu :


L'HÔTEL DU PRINCE MURAT au 28 rue de Monceau : un film !
Et voilà le film dont Laure Murat parle, avec une visite de l'hôtel particulier de la Maison Murat au 28 rue de Monceau à Paris, juste avant sa démolition en 1961, avec les princes Charles Murat, Paul Murat ("le prince Cui-Cui"), Pierre Murat et la princesse Isabelle d'Harcourt ›sur youtube (31 min). Laure Murat commente ainsi ce film dans son livre :
« Un reportage tourné pour la télévision en 1961 sur l’hôtel Murat, juste avant sa démolition, donne un aperçu de ce monde englouti.
Deux journalistes y mettent en scène, avec un mauvais goût consommé, leur curiosité admirative et goguenarde pour les splendeurs déchues du faste 1900. C’est à l’intérieur d’un vaisseau fantôme qu’ils pénètrent. L’ancien pavillon d’honneur est en ruine, les portes de l’hôtel sont garnies de scellés (ils ont été rompus pour les besoins du film, nous assure-t-on), le mobilier et les objets d’art étiquetés en vue d’une vente publique imminente. Si pathétique que soit le documentaire, il m’a absorbée dans une forme de fascination mélancolique. Ce décor intérieur encore intact, c’était celui où Proust avait dîné, conversé, posé ses yeux et pris des notes – comme le confirment ses carnets –, où Reynaldo Hahn s’était produit.
Mais c’était aussi celui de l’enfance de mon père, nourri au lait de la vache qui paissait dans le parc. Toutes les mémoires s’y télescopent dans mon esprit : le monde de la Recherche, la légende de mon arrière-grand-mère et les récits de mon père sur sa vie dans cet hôtel. Deux des fils de mon arrière-grand-mère, morte quelques mois auparavant, sont interviewés dans le film : Charles, colonel en retraite, en train de nettoyer son sabre pour la caméra, surjouant l’officier héréditaire ; Paul, qui raconte des anecdotes insignifiantes de sa voix de tête et reconnaît, devant une cage où pépient des perruches, qu’en tant que président de la Ligue française pour la protection des oiseaux on le surnomme "le prince Cui-Cui" – comment ne pas penser ici à cette manie du gotha de donner des surnoms, de préférence ridicules, fondés sur une répétition infantile de syllabes, dont la Recherche est pleine, de Mémé (Palamède de Charlus) à Babal (Hannibal de Bréauté), en passant par Cancan (le marquis de Cambremer), Grigri (le prince d’Agrigente) et Quiou-quiou (Montesquiou) ? Leurs témoignages sont d’une platitude confondante. On retiendra seulement que le jour où les immeubles modernes commencèrent à gagner sur le parc, leur mère "a tiré ses rideaux, et c’est tout". Elle n’a pas dit un mot. N’est jamais revenue sur le sujet. Ne les a jamais rouverts. Rideau ! – à la lettre.
Le seul intérêt du film, c’est l’interview de Joseph, le premier maître d’hôtel. Un mythe de mon enfance, sur lequel mon père revenait sans cesse. »

LA TANTE DE LAURE MURAT et Proust...

« Au cours de mon enquête, j'eus la bonne surprise de découvrir l'existence d'une tante, Violette Ney d'Elchingen (1878-1936), devenue par mariage la princesse Eugène Murat, propre sœur de mon arrière-grand-mère, que ma famille s'était bien gardée de mentionner devant moi. La formidable photographie de Berenice Abbott, prise à New York en 1929, me dispensait de toute élucidation quant à cette exquise discrétion. Silhouette imposante, cheveux courts, cigarette à la main et regard ténébreux, Violette, sorte de Monsieur Bertin moderne, tranche avec tous les portraits mondains qui garnissent habituellement les salons, où taffetas, rubans et drapés moussent et prolifèrent.

(photo de Violette Ney d'Elchingen
par Berenice Abbott sur instagram...)
Son regard sans concession, tout de face, son refus de sourire sont les mêmes que l'on observe dans la fresque du grand escalier de la villa Masséna, à Nice, où elle est représentée parmi d'autres membres de sa famille, un poing sur la hanche et la même gravité un peu bravache sur le visage. Jeune, déjà, Violette détonnait. Quelque chose en elle refuse, et maintient. Proust, qui l'a croisée à plusieurs reprises, frappé par l'inadéquation de son prénom et de son allure, aurait suggéré qu'elle "ressemblait plus à une truffe qu'à une violette" … bien qu'il eût reconnu en elle "un certain charme massif" sur lequel, hélas, il renonça, faute de temps, à s'étendre. »
Cette même Violette Ney d'Elchingen, tante de Laure Murat, était morphinomane, ce qui ne l'empêchait pas d'être amie de Cocteau, Stravinsky, Diaghilev, Marie Laurencin (dont elle aurait été l’amante, parmi beaucoup d’autres), copine aussi de Winnaretta Singer, la princesse de Polignac, amante elle-même de plusieurs ravissantes, et chez qui Proust allait (comme le montre cette lettre amicale).

TIENS, OURIKA !
Dans une interview, et non dans son livre, Laure Murat évoque UN ROMAN que personne ne connaît, Ourika de Madame de Duras, mais que nous avons lu à Voix au chapitre...

Laure Murat formule un parallèle entre sa propre ignorance sur son milieu que Proust va réduire et celle d'Ourika, concernant le destin auquel sa couleur la condamne dont elle finira - sans Proust, mais grâce à un personnage également extérieur - par prendre conscience. Laura Murat comme Ourika seront « décillées » : « Proust a mis des mots sur le malaise que je ressentais au sein d'un milieu social qui vit dans le mensonge, où tout n'est qu'apparence. J'avais l'expérience mais je n'avais pas le savoir, et il a déplié ce savoir. Dans Ourika, de Madame de Duras, publié en 1823, une petite fille noire, venue du Sénégal et donnée en cadeau par un noble à l'une de ses tantes, est élevée en aristocrate. Elle a les meilleures manières, danse et converse admirablement, et elle ignore qu'elle est noire. »

(« Laure Murat : "Ce n'est pas un hasard si l'écrasante majorité de nos écrivains sont des bourgeois" », propos recueillis par Minh Tran Huy, Figaro Madame, 29 septembre 2023)

Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme au rejet :
                                        
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