Proust à Los Angeles


Ma lecture de la Recherche m’a délivrée des faux-semblants attachés à l’aristocratie de mes origines, m’a instaurée en tant que sujet en dépliant le sens des mises en scène attachées à l’homosexualité et, plus que tout, m’a ouverte au réel. Elle m’a aussi instituée professeure. Car c’est Proust, bien sûr, que j’ai choisi pour mon premier séminaire à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), où je venais d’être engagée, bien décidée à initier une génération étudiante face à l’intimidante « montagne » de la Recherche, mission joyeuse et beaucoup plus simple qu’on se l’imagine.
Quelques mois avant de m’installer en Californie, j’avais dû subir une série d’opérations dentaires assez lourdes à la Salpêtrière. Mon dentiste avait entrepris de m’expliquer le chantier envisagé en s’excusant d’entrée de jeu : « Il faut couper toutes vos racines. » Sa phrase, prise évidemment au sens figuré à l’heure où je m’apprêtais à quitter la France, me fit tant d’effet que je n’écoutai plus rien de la suite de ses explications. Mes racines, à vrai dire, étaient coupées depuis longtemps. Ma décision de partir ne faisait que confirmer une prise de distance avec mon histoire familiale actée une dizaine d’années auparavant. Los Angeles, ville dont je me suis éprise dans l’instant, facilita le reste. J’y arrivai avec une valise de vêtements et ma bibliothèque, qui comptait – faut-il le préciser ? – les œuvres complètes et les vingt et un volumes de la correspondance de Marcel Proust.
Les États-Unis comme lieu d’une (possible) réinvention de soi, ce n’est pas qu’un cliché. Là-bas, en tout cas, j’avais peu de chances d’être rappelée à mes origines sociales. Un jour, une philosophe des sciences croisée sur le campus me rapporta qu’elle venait de voir dans une exposition un tableau représentant Marat. Elle me demanda si j’avais un rapport avec lui. Je lui précisai que mon nom était Murat, avec un u, et je prononçai distinctement : Miouratte. « Ah, quel dommage…, me répondit-elle, un peu dépitée. À une lettre près, tu aurais pu avoir un nom célèbre ! » En lui confirmant combien elle avait raison, je pensai à Joachim Murat, jeune soldat de la Révolution, si fier de son homonymie relative avec Marat.
Peut-on imaginer un univers plus éloigné du monde proustien que la Californie ? Raymond Chandler a ironiquement donné l’image de cet écart dans Le Grand Sommeil à travers une scène entre le détective Philip Marlowe et l’envoûtante Vivian, en partie reprise dans le film éponyme de Howard Hawks avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall, dont le scénario avait été écrit par Faulkner :

— Vous vous levez tout de même… […] Je commençais à me dire que vous travailliez peut-être au lit, comme Marcel Proust.
— Qui est-ce ? […]
— Un écrivain français, un spécialiste en dégénérés. Vous ne pouvez pas le connaître.
— Tut… Tut… Venez dans mon boudoir.

Aujourd’hui, que peuvent bien signifier les codes du faubourg Saint-Germain pour des jeunes qui passent leur temps sur les réseaux sociaux ? Et quelle est leur capacité d’absorption de la phrase proustienne lorsque tout se tranche en cent quarante caractères ? Questions en réalité sans objet. Enseigner la Recherche à Los Angeles ou en Chine, c’est, pareillement, éprouver l’universalité d’un texte qui fait s’effriter tous les particularismes culturels, d’âge, de classe. Depuis vingt ans, un groupe se retrouve régulièrement dans un café de Buenos Aires pour lire le même livre, indéfiniment : En busca del tiempo perdido. Ce book club d’un genre particulier a fait l’objet d’un documentaire, Le Temps perdu (2020), de María Álvarez. On y voit une dame élégante au regard vif déclarer : « Tout ce qui se passe dans ce roman, à un moment donné de ma vie, je l’ai ressenti. Tout. » Cette phrase, n’importe qui, dans le monde entier, peut la prononcer.

L’obstacle majeur à vaincre ne se situe pas dans le texte, mais en amont de sa lecture, dans l’intimidation à l’idée d’aborder une œuvre jugée trop longue, trop compliquée, trop commentée aussi. J’ai fait récemment un tour à la bibliothèque de UCLA et me suis promenée dans les rayonnages consacrés à Proust. J’ai pris une photo en m’arrêtant au hasard : Proust et Cabourg, La Tentation de Marcel Proust, « Cette erreur qui est la vie » : Proust et la représentation, Charlus ou Aux sources de la scatologie et de l’obscénité de Proust, Proust et Nerval, Proust dixit ?, Proust à la recherche de Dostoïevski, Proust et Versailles, Proust à l’école, À son corps défendant. Construction d’un homosexuel nommé Marcel Proust, Lire, traduire, éditer Proust, L’Ironie proustienne, Gisements profonds d’un sol mental : Proust, etc. Au milieu de cet inventaire à la Prévert figurait même : Proust et la femme pétomane. On comprend, à la lumière de cette tranche bibliographique arbitraire, ce dont la réputation de Proust bénéficie et souffre : la glose, une glose exponentielle, tous azimuts, à la fois réjouissante et accablante, et dont le plus grand risque (que j’augmente en ce moment même en ajoutant encore un titre à ce déluge) est d’éloigner le lectorat potentiel, par profusion, par abus.

Si bien qu’enseigner la Recherche, même auprès de doctorant·es qui ont choisi de se consacrer à la littérature française, passe par une étape clé : la désinhibition. Une ou deux séances entières (de trois heures) ne sont pas de trop pour rassurer, encourager, calmer, expliquer, introduire, et remiser aux oubliettes la honte de ne pas l’avoir encore lu ou la crainte de ne pas y parvenir et de passer pour imbécile. Aucun livre de langue française ne provoque autant de préventions et de défiances. Et pourtant, la poésie de Mallarmé ou Bouvard et Pécuchet sont infiniment plus difficiles. Proust, qu’on se le dise une fois pour toutes, n’est pas difficile. Et Proust ne fait pas que des phrases longues. Oui, on y trouvera, peut-être, des longueurs. Mais une fois entré dans la phrase, le lectorat sera très vite capable de naviguer à sa guise.

Savoir comment entrer dans la phrase revient à demander : comment entrer dans l’océan ? Mes baignades régulières dans le Pacifique, qui culmine généralement à 14 °C, m’ont convaincue d’adopter, plutôt que le plongeon autoritaire et catégorique, une progression par paliers (les cuisses, la taille, le cou, la tête), avec des pauses courtes, jusqu’à l’immersion totale. Entrer dans la Recherche ne nécessite pas tant d’efforts ni de grimaces, même si le premier volume n’est pas, à mon avis, forcément le plus invitant. En revanche, cela exige d’insister. Or chacun sait qu’après trois minutes montre en main dans l’eau fraîche, à force de nager, la sensation de froid disparaît entièrement au profit d’un courant revigorant qui vous permet de rester dans l’océan pendant des heures (à condition de bouger).

Faut-il commencer par le début ? Oui, bien sûr. Sauf que. J’ai entendu récemment à la radio une spécialiste qui, ne parvenant pas à entamer le voyage par « Combray » après plusieurs tentatives, avait finalement décidé de commencer par « Un amour de Swann ». Ce roman dans le roman inclus dans Du côté de chez Swann a fait courroie de transmission pour l’œuvre intégrale. Une amie professeure a enseigné la Recherche à l’envers, en commençant par Le Temps retrouvé. Pourquoi pas ? À vrai dire, qu’importent ces petits arrangements. L’essentiel est d’attraper le fil, et de dévider la bobine. Toute la bobine.

Très vite, j’ai identifié l’espace de la Recherche à la modernité et aux perspectives infinies de Los Angeles, à ces flux autoroutiers dont on distingue la nuit, depuis le hublot de l’avion, les traînées lumineuses, en filaments continus, qui ressemblent aux coulées de lave d’un volcan. Ce livre qui ouvre et décloisonne, ce livre du monde sensible et des expériences sensorielles, je le retrouvais dans une ville où le corps n’est jamais entravé, toujours libre de se mouvoir plus loin, sur une ligne d’horizon que rien ne bloque. Il n’y a pas de centre à L. A., ville de la déconstruction par excellence, pas plus que dans la Recherche. S’y aventurer, c’est parcourir un texte qui n’a pas d’explication définitive, univoque et transcendantale, c’est explorer la longue chaîne des signifiants dont le sens n’en finit pas de proliférer.

Anatole France prétendait : « La vie est trop courte. Proust est trop long. » Ânerie intégrale, et fielleuse. J’ai toujours pensé l’inverse. La vie est trop longue et la Recherche trop courte. Le roman fait trois mille pages, soit cent trente heures de lecture en deux mois, selon de savants calculs. Impensable, vraiment ? Personne n’est obligé de lire Proust. Mais tout le monde perd à l’ignorer. On le lira à vingt ans, trente, quarante, soixante ans. Peu importe. Comme les rencontres amoureuses, la lecture de la Recherche attend son heure. Elle ne peut en aucun cas être forcée. C’est la lecture consentie par excellence. Et donc celle qui procure les plus grands plaisirs.

Laure MURAT, Proust, roman familial
Robert Laffont, 2023, p. 187-191


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