Ce prodige à faire « tourner des mondes », à montrer l’envers de la tapisserie, à nous guider dans sa trame et ses fils multicolores, Marcel Proust l’a accompli depuis sa chambre aux murs recouverts de liège, allongé, écrivant dans les positions les plus inconfortables, se nourrissant de croissants et de café au lait, dans un confinement (relatif) de plus de dix ans. Comment ne pas penser, ici, à Emily Dickinson, à sa vie consacrée à la poésie, recluse dans une maison jaune et cossue de la bourgade d’Amherst (3 000 habitants), devenue le paratonnerre de tout l’univers ? Un jour, Emily Dickinson invita sa nièce de huit ans à entrer dans sa chambre. Elle referma la porte derrière elle, sortit une clé imaginaire de sa poche, fit mine de l’insérer dans la serrure pour la verrouiller à double tour. Puis elle se retourna et dit à l’enfant, en montrant la clé fantôme qu’elle tenait entre le pouce et l’index : « This is freedom. »

L’ironie du sort veut que Proust, reclus volontaire dans sa forteresse de liberté, ait précisément accompli ce miracle auprès de la lectrice que je suis devenue avec le temps : m’assurer le chemin pour enjamber les douves de mon château fantasmagorique et sortir du confort trompeur de l’enceinte infertile. Dès lors, et pour reprendre les mots oraculaires de Victor Hugo, au « livre de pierre, si solide et si durable », a succédé le « livre de papier, plus solide et plus durable encore ». Je pouvais désormais laisser derrière moi « l’aristocratie en sa construction lourde, percée de rares fenêtres, laissant entrer peu de jour, montrant le même manque d’envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que l’architecture romane, [qui] enferme toute l’histoire, l’emmure, la renfrogne ».

L’espace imaginaire ouvert par Proust n’a pas de propriétaires, il n’est juché sur aucun promontoire, aucune muraille n’en défend l’entrée. Il est comme l’univers : en perpétuelle expansion. Cela n’en fait pas moins un point de repère à l’horizon de mes bibliothèques, un lieu permanent qui cependant se transforme au gré de mes relectures. Ce roman total me suit partout depuis trente ans.

Laure MURAT, Proust, roman familial
Robert Laffont, 2023, p. 211-212


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