1989 : Booker Prize
pour Les vestiges du jour

2017 : prix Nobel

Quatrième de couverture :

« Les grands majordomes sont grands parce qu'ils ont la capacité d'habiter leur rôle professionnel, et de l'habiter autant que faire se peut ; ils ne se laissent pas ébranler par les événements extérieurs, fussent-ils surprenants, alarmants ou offensants. Ils portent leur professionnalisme comme un homme bien élevé porte son costume. C'est, je l'ai dit, une question de "dignité". »
Stevens a passé sa vie à servir les autres, majordome pendant les années 1930 de l'influent Lord Darlington puis d'un riche Américain. Les temps ont changé et il n'est plus certain de satisfaire son employeur. Jusqu'à ce qu'il parte en voyage vers Miss Kenton, l'ancienne gouvernante qu'il aurait pu aimer, et songe face à la campagne anglaise au sens de sa loyauté et de ses choix passés...

Kazuo Ishiguro
Les vestiges du jour (1989)

Nous avons lu ce livre en mai 2018. Le groupe breton l'a lu en mars 2018 et le nouveau groupe parisien en juin.
Nous avions lu de Kazuo Ishiguro Un artiste du monde flottant en 2004.

Avant de parler du livre, nous avons regardé le film de 1993 de James Ivory Les vestiges du jour, qui reçut 8 oscars : meilleur réalisateur, meilleur acteur pour Anthony Hopkins, meilleure actrice pour Emma Thompson, meilleur scénario adapté, meilleure musique de film pour Richard Robbins, meilleure création de costumes, meilleurs décors, n'en jetez plus...

Voir en bas de page des infos sur l'auteur, son parcours et son œuvre, quelques éléments d'analyse de son œuvre et des repères historiques en rapport avec Les vestiges du jour.


Nathalie R (avis transmis)
Comme je n'irai pas voir volontairement qui est Kazuo Ishiguro avant d'avoir pris connaissance de l'ensemble des avis du groupe, je sens confusément que c'est une pierre qui me manque pour me permettre d'appréhender cette œuvre. Mais je n'ai pas envie de déroger à ma propre règle.
Quoi qu'il en soit, ma lecture a été jalonnée de réactions très diverses : envie de savoir, sensation de promenade littéraire (à la façon du Promeneur solitaire) énervement, exaspération, incompréhension et enfin réflexion sur l'humilité.
Sans que je le veuille, j'ai très vite assimilé le narrateur à un chien et sans cesse je pensais à la fable de La Fontaine sur Le loup et le chien : le premier maigre mais libre, le second asservi et fidèle. J'avais beau essayer de chasser cette vision, elle revenait tout le temps. Cet homme que j'ai pris de prime abord pour un homme sympathique m'est devenu très rapidement exaspérant par sa façon d'envisager le monde et sa place au sein de celui-ci. A quel prix était-il arrivé à se considérer à la bonne place ? Combien de temps avait-il fallu à l'enfant pour accepter puis revendiquer sa condition ? Combien de non-dits entre les deux hommes (le père et le fils tous deux très silencieux) pour accepter l'idée que l'un puisse mourir seul dans son lit et valider aveuglément la décision de l'autre de rester à son poste le temps de son agonie ?
Car cet homme n'avait pas toujours été un homme mûr et il lui avait bien fallu faire des concessions avant d'arriver à ce flegme, à cette certitude qui m'a parue très orgueilleuse et qu'il tente de définir sous le terme de "dignité". Renoncer à une vie d'homme libre, renoncer à l'amour, au sexe, à la paternité, à un lieu qui lui appartiendrait.
Je suppose que le personnage féminin aura gagné en épaisseur dans le film, car dans le roman il m'a paru complètement insignifiant du début jusqu'à la fin et je ne m'y suis pas un seul instant attachée ni intéressée, même si à un moment j'ai cru qu'il y aurait une intensité dramatique entre ces deux-là en dehors de leurs préoccupations ménagères et territoriales.
Ce qui est étrange, c'est que quand j'en parlais autour de moi et que j'en faisais le résumé, je revenais beaucoup sur la fable politique. Cette idée que seuls quelques-uns peuvent décider du monde et, qu'à une époque révolue, ce qui arrivait dans les lieux de décision avait été conçu bien avant par des hommes considérés comme ayant l'âme et l'esprit supérieurs. Quelle différence en fin de compte avec aujourd'hui ? Même si nous avons une participation démocratique, en quoi ma voix est-elle plus portée qu'elle ne l'est dans ce monde (presque) révolu ?
Mais quel est cet être supérieur qui annexe la vie de l'autre et le fait dormir dans une mansarde ridicule, qui lui accorde de temps à autre quelques jours de liberté qu'il est de bon ton de ne pas prendre pour assurer le bien-être de sa seigneurie ? Moi, j'en reviens toujours au chien, encore plus quand je pense à l'acte inaugural : c'est-à-dire l'aumône de la voiture du maître américain.
Je n'ai pas du tout été emballée par ce qu'il nous raconte. En vérité, il me semble que la force de l'œuvre tient dans la réflexion qu'elle suscite chez le lecteur : qui suis-je et quels sont mes critères pour attester que je suis plus libre que cet homme-là ? J'ouvre au ¾. Bonne soirée autour d'un chocolat ?...
Fanny, entre et(avis transmis)
La lecture de ce roman a été pour moi une expérience particulière. Dès les premières pages, j'ai été saisie d'ennui. Manquant peut-être de curiosité, je me suis dis de manière un peu abrupte que je n'avais pas grand chose à faire des préoccupations d'un majordome.
J'ai cependant été sensible à la qualité de l'écriture... et surtout au fait que ce roman se lise vite. J'ai donc poursuivi ma lecture dans l'idée de l'achever au plus vite.
Mais voilà que rapidement je m'y suis laissée prendre et que je me suis rendu compte que j'étais impatiente de retrouver mon espace de lecture.
Je n'ai pas pu me départir d'une certaine antipathie pour le personnage principal, notamment sur la manière dont il gère la disparition de son père, tout en semblant concevoir une certaine fierté de n'avoir pas failli à sa posture professionnelle.
J'ai été également irritée par l'emploi du on auquel le narrateur recourt à plusieurs reprises, comme pour donner un caractère plus général à son point de vue, ou plutôt pour ne pas prendre le risque d'affronter plus directement ses propres émotions.
J'ai eu le sentiment qu'il passe complètement à côté de sa vie notamment sentimentale, tout en ayant conscience qu'il s'agit d'un point de vue très égocentré.
Pourtant, de manière un peu paradoxale, au fil de ma lecture j'en suis arrivée à le trouver presque touchant à travers toutes ses attitudes qui m'agaçaient.
Bref ce livre m'a bien eue. Je suis un peu embêtée pour l'ouvrir... je dirais entre moitié et trois quarts.
Richard (avis transmis avec des excuses pour les citations en anglais)
En tant que description de la disparition d'un ordre social devenu désuet à nos yeux du 21e siècle, Les Vestiges du Jour est bien réussi. Au sein de cet ordre, nous sommes témoins de l'échec de la vie d'un homme et d'une femme dont l'expression des sentiments, l'un pour l'autre, est étouffée par les conventions imposées par leur métier et leur place dans la société.
Mais le fait que l'histoire est racontée par Stevens lui-même oblige l'auteur à employer les expressions propres à un majordome pointilleux qui ne recule pas devant un foisonnement de détails que je trouve lassant : par exemple, à la fin du récit, quand Steven et Miss Kenton attendent le bus sous la pluie, était-il nécessaire de décrire en détail l'arrêt de bus, sa peinture écaillée, sa position exposée… ?
Cela est rendu encore plus fatigant pour le lecteur par un style conversationnel nécessitant l'inclusion d'expressions pour avancer le récit ("But let me explain further", "However, let me return to my original thought"), et par un vocabulaire en anglais qui correspond certainement à la langue de l'époque, mais qui fatigue le lecteur d'aujourd'hui : l'utilisation de la 3e personne "One" (très guindé) et "responded" (à la place de "replied").
Mais malgré ces critiques, j'ai eu un certain plaisir à lire le livre. Je l'ouvre à moitié, et tenterai un autre roman d'Ishiguro, peut-être Never Let Me Go, afin de mieux apprécier l'attribution du Prix Nobel.
Post-scriptum pour Catherine qui m'a demandé quand nous avons visionné le film qui comporte une séquence de chasse à courre si elle existait toujours en Angleterre : elle a été abolie en 2005.
Monique S(avis transmis)
Quel chef-d'œuvre ! Le livre est maîtrisé, corseté, comme un travail de "grand" majordome. Aucun précipitation dans l'expression, des circonvolutions de politesse infinies pour nous parler du temps, de badinages délassants, et qui nous amènent l'air de rien aux plus grandes questions existentielles qu'un être humain peut se poser (comme ce passage magistral sur l'entretien de l'argenterie – glissement vers les amitiés nazies du maître – et retour à la tache de brillance sur l'argenterie). Le livre pose les questions comme : qu'est-ce que la grandeur ? Qu'est-ce que la dignité ? La moralité ? Devons-nous choisir entre devoir et sentiment ? Où et quand doivent s'arrêter notre admiration, notre allégeance, notre obéissance ? Tout cela à travers les souvenirs du majordome au service de Sa Seigneurie (je me suis amusée de ce féminin).
Miss Kenton : un riche et beau portrait de femme, intelligente, libre, qui ose exprimer ses sentiments, ses colères, ses larmes, ses attentes amoureuses. Et belle évocation de l'atmosphère des parcs des riches demeures, et de la campagne anglaise.
Évidemment, à cause du nom japonais de l'auteur (par son père, ses deux parents ?), j'ai pensé que ces questions de l'abnégation du moi, pour endosser les règles de savoir-vivre de la collectivité, la question de l'obéissance dans l'histoire ou la profession, étaient aussi prégnantes dans la culture japonaise que les questions de la démocratie ou du nazisme en Europe, entre autres.
J'ai admiré comment l'auteur nous coulait dans le moule d'une langue pleine d'afféteries, où le lecteur doit faire tout seul la part entre la surface polie et le fond parfois gravissime. L'idée de ce voyage de quelques jours et de quelques kilomètres pour que le personnage remette sur la table tous les problèmes de sa vie, c'est très intéressant et tellement bien mené.
J'ai aimé le coup de la panne, qui l'entraîne dans cette descente (en enfer ?) dans la boue, chez le peuple, qui lui laisse entendre (lui qui pensait toujours qu'il n'était pas compétent sur les grandes questions de ce monde) que la dignité est également partagée entre tous les hommes non esclaves, qui élaborent leurs opinions, connaissent leurs droits et les défendent.
J'ai aimé aussi la fin, entre lui et Miss Kenton, la grandeur de ce qu'ils se disent, à leur façon à eux.
Je ne connaissais pas cet auteur. J'ai très envie de lire d'autres livres de lui. J'ouvre en grand.

Claire (à la lecture de cet avis tranmis)
Monique ne se souvient plus qu'elle a déjà lu (il y a 14 ans...) un autre livre de cet auteur, Un artiste du monde flottant, qu'elle avait modérément aimé (elle peut lire son avis oublié, tout comme le livre...)
Manon(avis transmis)
Je suis depuis vraiment longtemps – trop à mon goût – dans une période où je n'arrive pas à terminer les livres par lesquels je ne sens pas happée dès les premières pages... et Voix au chapitre me permet de vaincre cet abattement – oui on ne dirait pas comme ça, mais c'est bien un compliment !
Et donc Les Vestiges du jour fait bien partie de cette catégorie de livres qui m'ont laissée sur le côté de la route...
J'avais tellement, mais tellement A-D-O-R-É le film que je me sens terriblement déçue !
Bien sûr, j'y ai retrouvé cet atmosphère toute british, pleine de sous-entendus, de retenue..., mais je pense que les deux personnages du film étaient magnifiquement incarnés par les acteurs et là, je me suis retrouvée seule face à ce pauvre majordome et je me suis ennuyée à MOURIR !!
Je ne nie pas la qualité de l'écriture que je trouve d'une élégance rare mais alors la narration... Bref j'en suis arrivée à bout mais vraiment pour vous !
Je le ferme et je conseille le film en GRAND !
Monique L (avis transmis)
Un roman plein de retenue, de délicatesse, de nostalgie. L'atmosphère est "so british", un peu précieuse. On y retrouve le flegme anglais !
Sans que ce soit dit explicitement, on ressent la fin d'une époque avec l'extinction progressive de l'aristocratie et la disparition des grands domaines et des majordomes (et l'arrivée du nouveau propriétaire américain).
Ce qui m'a surtout intéressée dans cette œuvre, c'est sa construction d'une extrême finesse en allers-retours successifs entre passé et présent où le récit se dévoile petit à petit, par petites touches à la manière d'un impressionniste.
Ce récit semble aborder le monde par un côté anecdotique et nous met face à ses bouleversements. Le contexte historique est bien indiqué.
Comme il s'agit d'un monologue de Mr Stevens, l'auteur disparaît et cela nous donne envie d'éclairer la lanterne de Mr Stevens qui semble parfois bien naïf. C'est particulièrement le cas lorsqu'est évoquée la montée du nazisme.
Il y a des épisodes pleins d'humour, par exemple lorsque pour s'adapter au changement, le vieux majordome s'essaie au badinage. D'autres bouleversants (la rencontre dans le salon de thé puis le départ de Miss Kenton). C'est un roman mélancolique et parfois triste surtout lorsqu'il refuse l'amour de Miss Kenton. Quelques longueurs sur les considérations de Mr Stevens quant à la "dignité".
La langue est merveilleuse, somptueuse, envoûtante, pleine de charme de finesse et de subtilité. J'ouvre aux ¾.
Henri (avis transmis)
J'ai bien aimé Les vestiges du jour, du point de vue de la construction et du style. J’ai préféré cette approche à celle de Vuillard, toute en nuance et pourtant en décalage avec le réalisme politique qu’exigeaient les événements. Par contre, je me suis interrogé sur l’intention de l’auteur concernant le discours sur la "grandeur" du majordome : était-ce du premier ou du second degré très British ?...
Jacqueline ou
Je l'ai lu il y a longtemps et j'en avais un souvenir extraordinaire. Cet homme qui se souvient des événements lointains qui lui étaient passés au-dessus de la tête. Quand je me suis plongée dedans, j'ai eu du mal à supporter le ton. C'est un très bon écrivain, il vend bien le ton. J'étais un peu plus au fait de l'histoire politique, mais à la relecture j'ai trouvé ça long et pénible. Surtout que je connaissais la fin. Mais c'est un livre remarquable. Je ne sais pas du tout comment l'ouvrir : en grand par rapport à mes souvenirs et au travail de l'écrivain ou à moitié par rapport à mon sentiment de pénibilité.
Catherine
J'ai beaucoup aimé ce livre, qui est le premier que j'ai lu de cet auteur. J'ai aimé à la fois le style, l'ambiance, la plongée dans l'Angleterre d'entre deux guerres, l'histoire.
Il ne s'y passe pas grand-chose ; c'est un long monologue du narrateur, un majordome anglais, un butler. Au-delà du côté folklorique, on y trouve à la fois la peinture d'une époque, et la transition avec une autre (l'achat de la maison avec un riche Américain), des références historiques qui font écho au livre précédent de Vuillard (on retrouve Lord Halifax et les compromissions avec les nazis), des réflexions du narrateur sur l'honneur, la dignité, le sacrifice, l'effacement des sentiments et des idées personnels derrière une fonction, le sens de sa vie entièrement dévouée à un maître qui s'est fourvoyé - réflexions un peu éloignées de nos préoccupations actuelles mais évoquées avec beaucoup de subtilité. J'ai beaucoup aimé également les descriptions de la campagne anglaise, les allers et retours entre présent et passé, l'évocation en demi-teintes des sentiments des deux héros, la nostalgie qui se dégage de la fin du livre avec néanmoins une note d'espoir. Le style m'a paru parfaitement adapté au sujet, subtil, fluide. Il y a des moments drôles (la perplexité du majordome devant le badinage de l'Américain et ses essais infructueux pour l'imiter, l'intendante et le majordome qui communiquent par billets..) mais aussi glaçants (la mort du père).
Je ne peux pas terminer en omettant le fait que ça m'a replongée dans la série Downton Abbey (avec aussi une histoire d'amour entre le butler et l'intendante). Bref un grand plaisir de lecture, je l'ouvre aux ¾.
J'ai lu après Auprès de moi toujours : ça n'a rien à voir, ce qui est scotchant...
Annick A
Je suis d'accord avec toi Catherine. La dimension historique m'a intéressée. J'ai aimé la façon dont est décrite l'évolution du Comte. Ce qui m'a intéressée dans le personnage, c'est la dénégation. Il a des sentiments, on commence à les voir, mais il les a étouffés. C'est un personnage très touchant dans sa façon de vouloir être fidèle, en déniant sa propre façon de penser. Son travail lui permet de lui donner des façons d'esquiver. La construction du livre, avec des allers-retours, m'a beaucoup plu. Il y a des passages sur la nature, complètement enchanteurs. J'y ai pris beaucoup de plaisir. Il y a beaucoup d'humour. Je n'ai pas cru à la scène de clôture de la conférence lorsque le Français accuse de duperie l'Américain, "non seulement de telles personnes sont humainement répugnantes, mais dans la conjoncture actuelle, elles sont extrêmement dangereuses" (p. 146). Ce n'est pas du tout un langage diplomatique. J'ai trouvé la fin extrêmement poignante. De même, la mort du père c'est dur, il trouve quelque chose à faire parce qu'il ne veut pas voir son père mourir. La fin aussi, parce que pendant son trajet cet homme a commencé à laisser tomber ses défenses, mais tout s'écroule. Je l'ouvre en grand : écriture somptueuse, structure bien ficelée. J'ai eu beaucoup de plaisir quand je l'ai lu.
Lisa
J'ai adoré ce livre. Pourtant au début j'ai été découragée par le personnage du majordome. Mais en fait j'ai été très touchée par lui finalement : c'est pathétique cet esclave d'un maître, de son rôle, qui ne prend même pas le temps d'assister son père à sa mort. Il justifie son aliénation.
J'ai eu l'impression d'être en Angleterre. L'évocation m'a paru très réussie de ce pays, de ces paysages, de cette époque.
(Geneviève qui connaît très bien cette Angleterre opine du bonnet…)
La structure en va-et-vient passé/présent m'a beaucoup plu. Il y a beaucoup de moments drôles : l'apprentissage du badinage par exemple. Et il y a beaucoup de choses intéressantes ; et cela pourrait s'appliquer à d'autres périodes. J'ouvre en grand.

Annick L
J'avais beaucoup aimé le film dont je me souvenais bien et cela m'a permis d'incarner très vite les deux personnages. Mais j'ai eu un peu de mal à entrer dans le roman. Tout est tellement froid et compassé...

Les autres
Il est anglais.

Annick L
Enfin... il y a une imprégnation de cette culture. Au début c'est tombé à plat. Et puis c'est magnifiquement écrit, ça se complexifie. Les retours sur ses illusions, etc., plus ça allait, plus j'ai trouvé ça passionnant. J'étais mal face à cet homme, qui n'existe pas en dehors de son statut. Et ce jusqu'à la fin. Au début j'étais exaspérée, puis je l'ai trouvé pathétique. À la fin j'avais les larmes aux yeux. Il ne dit rien.

Annick A
Il se le dit à lui-même, c'est déjà bien.
Annick L
Et puis je me suis laissée prendre à la beauté de cette évocation des paysages – un vrai plaisir littéraire – à la subtilité psychologique et sociale de ses analyses. Quel écrivain ! D'ailleurs j'ai été surprise qu'un auteur d'origine japonaise puisse écrire un roman aussi british :  l restitue de façon remarquable ce monde révolu d'une aristocratie encore assurée de ses privilèges, et de cette vie provinciale où rien ne semble évoluer. Comme s'il en était imprégné !
J'ai eu un rapport ambivalent au personnage du narrateur : je ressentais un malaise face à cet homme qui n'existe pas en-dehors de sa fonction de majordome. Au début j'étais exaspérée, et peu à peu, au fil de son retour sur lui-même et sur ses illusions passées, je l'ai trouvé plus attachant, et même pathétique à la fin, lors de sa dernière rencontre avec Emma... quel gâchis humain ! Ce majordome a dédié sa vie à un maître, un aristocrate, qui s'est fourvoyé. Et il doit finalement admettre que son maître s'est fourvoyé. Ce qui est bien montré c'est jusqu'où peut conduire cette capacité d'aliénation du personnage, jusqu'à obéir à des ordres révoltants, lorsqu'il doit mettre à la porte les servantes juives.
C'est vraiment un roman d'une grande richesse, y compris dans sa portée historique sur les impasses idéologiques dans lesquelles certains hommes politiques anglais se sont enferrés, en pactisant avec les nazis. J'ouvre en grand.
Rozenn
Je l'ouvre en grand pour toutes les raisons que vous avez indiquées. Ça a l'air simple, mais il y a beaucoup de niveaux qui s'ajoutent. Quand il parle de badinage à la fin, il dit que c'est la chaleur humaine. Il comprend que sa rigidité l'empêche d'être avec les autres. On voit son père, son enfance, son milieu social, brièvement et suffisamment. Il est fascinant et tellement humain ! C'est le reflet des conventions anglaises.

Annick A
Dans le film on voit plus son désir.

Rozenn
Oui ! La scène avec les mains ! Je l'ai revue cet après-midi. J'ai mis avec les sous-titres de la réalisatrice, pendant le film c'était insupportable…
Denis
Je me demande quel genre de couple ils auraient pu faire ! (Rires)
Je me suis efforcé de prendre le point de vue du professionnel, dont Stevens se réclame tout au long du livre. Il accorde une grande importance à des choses qui nous paraissent futiles. Il y a des professionnels qui se donnent à fond, mais pour des gros enjeux en général. On en voit chez les cadres techniques de haut niveau dans l'industrie. Là c'est dérisoire ! Il est touchant, mais on a envie de le secouer. Cette manière de décrire un monde par le tout petit bout de la lorgnette, c'est intéressant ; et le dérisoire ne l'est peut-être pas tant que ça. On le juge avec nos yeux modernes, mais on peut le voir comme un métier d'art, qui vise la perfection. C'est un tour de force d'arriver à décrire de grandes relations diplomatiques par ce point de vue. J'ai pensé à Swift, avec les Instructions aux domestiques c'est l'inverse ! Il montre "comment les Serviteurs peuvent et doivent désobéir, confondre, tromper, ridiculiser, escroquer, couvrir de honte et humilier leurs Maîtres". Les serviteurs et domestiques sont des figures importantes de la littérature. Diderot... J'ai trouvé le livre d'Ishiguro formidable, j'ouvre en grand.

Annick L
Il y a un moment où il se fait presque passer pour un Lord auprès des petites gens, c'est intéressant.

Denis
Son univers habituel, c'est la maison où tout est sous contrôle. Et voilà qu'il en sort et rencontre des gens ordinaires. C'est un monument, ce livre.

Rozenn
À la fin du livre, on apprend qu'il reste parfois des heures debout, c'est atroce.
Geneviève
Je l'ai lu en VO. À l'époque je l'avais lu en français. Au début, j'ai eu un sentiment d'agacement, avec ce "one" à chaque début de phrase, pour ne pas dire "je". Mais en fait, c'est une totale adéquation entre le style et ce qui est dit. Il y a deux occasions où il est débordé par son émotion : son père meurt et Miss Kenton part : dans les deux cas il ne se rend pas compte qu'il pleure et c'est son employeur dans un cas, le filleul dans l'autre cas, qui perçoivent son malaise et lui demandent s'il va bien. J'ai fait une étude sur la traduction du Club des cinq : en anglais on ne décrit pas les sentiments du personnage mais ses manifestations physiques (visage défait par exemple), en français on explicite les émotions (il est triste, il est inquiet). J'aime retrouver l'Angleterre, rien ne change depuis que je suis petite ; j'ai un ami qui ressemble au personnage dans cette recherche de perfection au détriment des relations humaines. C'est un monde qui n'a rien de dérisoire, tout doit être conforme à un ordre parfait. Le Lord et le majordome font les mauvais choix par sens de l'honneur. Ce qui compte c'est la fidélité à ce qu'on considère comme "bien" ou en anglais "proper". La description de la campagne, là aussi dans son harmonie parfaite, est extrêmement juste. Né Japonais, il a réussi à sentir l'essence des Anglais. Dans la préface, Salman Rushdie parle d'englishness. C'était vraiment bien de voir le film.
Claire
"J'ouvre en grand". Comme tu disais Denis, c'est un monument. Tu parlais d'enchantement Annick, je te suis, le mot qui m'est venu est délices : délices de l'écriture. Je suis d'ailleurs étonnée de l'avis de Nathalie qui parle du livre comme si c'était un documentaire, évoquant uniquement le contenu, aucunement de l'écriture. Comme toi Annick, j'ai senti une invraisemblance, y compris quand il fait croire qu'il est dans l'international : mais c'est peccadille. Quant à moi, je me suis entièrement identifiée à ce personnage… Ses valeurs semblent autres ? Sa mission est magnifique et non dérisoire. Je me suis retrouvée… professionnellement parce que j'étais dans la fonction publique, avec la notion de loyauté, de service (public) – avec pour limite un gouvernement fasciste – et là, avec le renvoi des Juives, il ne bronche pas… Par ailleurs, il n'est pas seulement un serviteur, il est au sommet d'une certaine hiérarchie, il a réussi.
J'ai beaucoup aimé l'alternance dans la structure. Et l'écriture, avec ses circonvolutions, c'est subtil, raffiné. Ce qui manque dans le film que j'ai aimé, c'est ce narrateur qui analyse, dans l'intériorité duquel on entre et qui d'ailleurs s'adresse à un vous, qui est-ce ?

Denis
Un autre majordome ?

Claire
On ne saura pas, mais j'attendais un coup de théâtre "énonciatif"…
J'ai adoré la recherche de la définition d'un bon majordome qui m'a rappelé notre difficulté à définir ce qu'est un livre pour le groupe lecture...
La voiture est l'accessoire d'un changement d'identité, il n'a plus le même rôle. Ishiguro aurait dit avoir voulu réaliser une fable sur la colonisation : à tort ou à raison, le colonisé garde un vague sentiment que son colon, lui, est, dans un domaine ou un autre, supérieur ; la même relation se retrouverait entre Stevens et lord Darlington, pour ainsi dire décrite de l'intérieur, à l'insu même de l'intéressé, Stevens. Quant à l'arrière-plan historique dramatique, c'est très bien tissé.
Séverine
Je connaissais le film et cela m'a gênée. C'est très anglais. Je ne pense pas que c'est un monde qui a changé tant que cela. Je me projetais dans la campagne française. J'avais l'impression qu'il était entré dans les ordres. Je trouve que les Anglais et les Japonais se ressemblent sous un certain jour : ils sont ancrés dans les traditions. N'est-ce pas un anti-héros ? J'ai adoré l'histoire du tigre, très drôle. J'ouvre aux ¾ car ma lecture a été gâchée par le film vu avant.

Rozenn
Mais c'est pas la faute du livre.

Séverine
Oui mais il y va de mon plaisir.

Rozenn
Je pense à Primo Levi qui dans un de ses livres installe un dialogue avec un grutier.

Denis
Oui, c'est dans La clé à molette. Levi était ingénieur chimiste.

Geneviève
Je reviens au terme badiner qui ne correspond pas bien au verbe to banter, qui signifie de façon châtiée blaguer.

Claire
Et le discours du Nobel d'Ishiguro ? Extraordinaire !

Denis
Passionnant !

(Outre Downton Abbey, plusieurs séries sont évoquées : Six feet under, Grand Hotel, Gosford Park...)

Julius(du nouveau groupe parisien dont les avis suivent)
J'ai beaucoup aimé ce roman. Et j'en suis bien content car cela m'a réconcilié avec cet auteur dont j'avais lu Un artiste du monde flottant, un livre que j'avais trouvé profondément ennuyeux, sans grande consistance, et qui m'avait surtout laissé un pénible arrière-goût de malaise. Je me demandais alors quel était le dessein réel de l'auteur qui mettait en scène, apparemment sans le détachement du moindre regard critique, un narrateur pour le moins faisandé, sous le personnage d'un peintre célèbre en son temps (les années 30), qui ne s'était pas opposé à la montée du régime autoritaire et expansionniste japonais et qui se trouvait confronté, après la défaite, à la nouvelle société japonaise, tout en gardant la nostalgie de ses années de jeunesse bien saumâtres… Un artiste du monde flottant donc, référence au monde trouble des artistes et des quartiers de plaisirs au 18e siècle au Japon. Un personnage que l'Histoire aurait placé en porte-à-faux, finalement un peu apparenté au Lord Darlington des Vestiges du jour. D'où l'on voit que les mêmes thèmes, les mêmes obsessions, irriguent peut-être toute l'œuvre d'Ishiguro.
Dans Les vestiges du jour, j'ai d'abord apprécié la qualité d'écriture, cette limpidité avec laquelle l'auteur campe ce personnage de majordome entièrement incarné dans sa fonction, lisse jusqu'à l'annihilation totale de toute liberté d'action et aussi, et surtout, de toute liberté de penser. Je vois un personnage qui évolue au sein d'une construction qui ne tient que sur elle-même, à la condition expresse d'aller toujours plus loin dans cette recherche de la perfection, dans cette fuite en avant destinée à conjurer toute influence extérieure : ne jamais donner prise à aucun événement, ne jamais se rendre devant aucun jugement extérieur, ne jamais se laisser infiltrer par aucune évolution de la société (voir les passages sur le badinage, nouvel esprit du siècle), bref s'extraire de l'écoulement du temps et du monde. Il y a de la règle là-dedans, du régulier, du religieux, du monial… Fatalement, le voyage de six jours dans la vraie vie devait porter un coup fatal à ce système et c'est ce cheminement que je trouve passionnant et admirablement mis en scène. De même que le personnage d'Un artiste du monde flottant semble revenir à la vie après un long passage en apnée, nous assistons au lent, très lent déroulement (comme des feuilles se déroulent sur la tige) des pensées de Stevens. Et le fait qu'il revienne à la vie en se remémorant cet étrange et unique concubinage passionnel (car leurs relations étaient rien moins que passionnelles) avec Miss Kenton, seule femme qu'il ait pu un jour, peut-être, imaginer comme femme et non simplement comme concept de femme, donne, à mon sens, toute son épaisseur à ce roman-ci, épaisseur qui manquait au roman précédent. C'est touchant et affligeant à la fois, inquiétant et captivant : comment ce personnage a-t-il pu déposer sa conscience au pied de ce qu'il a cru plus grand que lui, à savoir son sacerdoce ? Et l'on se prend à se demander aussi, par la même occasion, ce qu'il en fut pour Darlington lui-même et ses prises de position politiques. On est bien ici dans la dissection de l'âme humaine et c'est cela que je trouve excitant : plutôt que les événements eux-mêmes (y compris les grands événements de l'Histoire auxquels Ishiguro fait expressément référence), plutôt que les événements eux-mêmes donc, quels sont les moteurs intimes, les rouages psychologiques qui concourent à la genèse des actions, des idées et des comportements. "Mais pourquoi faut-il que vous fassiez toujours semblant ?" demande Miss Kenton (p. 212), question centrale, pierre angulaire du roman…
Il me semble qu'il y a aussi une différence importante entre les deux livres, car je vois dans celui-ci une note d'espoir final. En effet, même s'il a le cœur brisé, il me semble bien que Stevens a parcouru, au moins en pensée si ce n'est en action, son chemin vers la Liberté. Tandis que dans Un artiste du monde flottant, le personnage central reste sur l'idée implicite qu'il n'y a pas d'autre vérité que celle de "malheur au vaincu" et donc pas de morale.
A part cela, j'ai aussi apprécié les grands traits d'humour qui traversent tout le roman, par exemple lorsque Stevens est chargé d'initier le jeune Mr Cardinal aux "choses de la vie" alors que, s'il y a bien quelque d'étranger à Stevens, ce sont justement ces "choses de la vie", ou encore dans les reparties de Miss Kenton, véritable allégorie de la vie, car la vie triomphe toujours et de tout… En fait, elle n'a jamais cessé d'essayer de le sauver, elle lui apportait des fleurs, elle le ramenait à ses sentiments de fils, elle a tenté d'humaniser sa décision lors du renvoi des jeunes servantes juives... Elle n'a pas démissionné, non, mais finalement, sa démission aurait-elle changé quelque chose ? N'était-elle pas plus utile à la vie en restant sur place ? Je trouve qu'elle aussi a une mission, mais une mission séculière.
Et pendant ce temps-là, la guerre passe et ceux-là la regardent passer. Mais ils ne sont que des hannetons à courtes pattes. Pauvre Mr Stevens qui se croit ministre des affaires étrangères… Et pourtant, humain, terriblement humain, petit dans sa petitesse... Isn't it ;-)
J'ouvre grand, grand, grand…
Audrey
La forme que prend le récit, ce journal d'un majordome, témoigne du souci de cet homme d'écrire comme il vit, avec tenue, rigueur, grande précision. Il s'exprime comme il travaille. Sans oublier de détail.
Ce journal prend la forme d'un aller-retour entre le présent de son voyage et le passé à Darlington Hall ; ces allers-retours s'enchevêtrent de manière très fluide et très réjouissante.
Le récit prend place à un moment de crise du métier, changement de mœurs, diminution du personnel etc., et les descriptions faites du métier détaillent le point de vue d'une exigence extrême et quasi maladive de cet homme. Il nous est donné de cerner partiellement les tâches qui incombent à Stevens et de mesurer la recherche de perfection sous- jacente à ce travail. Tout doit être à sa place. Au bon moment. En ordre. Propre. On entre dans le monde d'un homme qui vit DANS et POUR le rangement, l'ordre, l'efficacité, le service et la subordination. Jusqu'à la disponibilité absolue de sa personne. J'aurais pu renommer ce livre "Journal de la servitude volontaire". C'est intéressant et complètement flippant. On suit un homme dévoué corps et âme à sa tâche (la quasi entièreté de ses pensées et actes y semblent consacrés). Jusqu'à parler de son père et à son père âgé et souffrant sans affect, tel qu'il parlerait à un simple employé et à la 3e personne, p. 95 : "Sa Seigneurie considère et je partage son avis, que si on laisse père continuer à s'acquitter de la liste actuelle de ses obligations, il constituera une menace permanente au fonctionnement de cette maison…" Puis, au moment de la mort de son père, il ira jusqu'à décrire son attitude de contrôle absolu de sa personne pour continuer à servir son maître comme un "triomphe" (p. 160).
Le symbole du métier de majordome n'est pas anodin, on ne suit pas un boulanger, un cordonnier ou un philosophe, on suit un homme au service d'un autre. Le service/travail est au-dessus de tout. J'y vois un profond enfermement, une barricade face aux émotions, et à tout ce que la vie offre autour, d'échanges, de rencontres, de plaisirs, etc. Et pourtant, le récit est le témoignage d'une indéniable ouverture puisqu'il :
- est une adresse à quelqu'un : Stevens se raconte
- relate un premier voyage donc une ouverture sur autre chose et, par ailleurs, une nouveauté
- révèle une capacité à prendre du plaisir, à simplement admirer des paysages, ressentir/écouter/s'écouter
- démontre la capacité à s'intéresser à d'autres, s'interroger sur les autres - et en particulier à Miss Kenton, à témoigner de l'amitié, etc.
- et puis, c'est un homme qui lit et qui lit aussi des romans d'amour ! Aussi voit-on percer un homme sensible qui ne se laisse pas de place pour vivre. Stevens a été élevé par un père que l'on devine semblable au moins dans son rapport au travail. Mais on assiste dans le récit de cette partie de sa vie à une phase de sa vie où ses émotions le rattrapent et s'imposent à lui. On y rencontre un homme capable d'attention (alors qu'il a été capable de participer activement, et sans exprimer aucune critique, au licenciement de femmes de chambres juives) et un homme probablement amoureux.

Il m'a fallu vraiment du recul et du temps pour lire dans ce roman un roman d'amour, tant le narrateur lui-même semble incapable de se considérer comme un homme qui aime ou qui pourrait s'autoriser et envisager l'amour. Le récit que nous livre Stevens ne serait-il pas le roman d'amour qu'il aurait aimé lire ?
Miss Kenton et Stevens s'aiment, et je l'ai compris tardivement. Mais Stevens ne peut pas même envisager cette histoire. Même lorsque Miss Kenton évoque l'homme avec lequel elle va partir comme quelqu'un qui voit en Stevens un modèle, lorsqu'il soupçonne qu'elle pleure à l'annonce de son départ, lorsqu'elle le prévient de son choix avant qu'elle ne le fasse réellement, lui écrit des années durant. Stevens y lit-il de l'amour ? Ou doit-il attendre cette dernière déclaration, lorsqu'elle lui révèle au final qu'elle repense "à la vie qu'elle aurait pu avoir avec lui" (p. 329). En tout cas, il devine ses larmes les jours de l'annonce de son départ, il lit ses lettres avec un attention digne de sa minutie maladive, espère son retour qu'il cache derrière le prétexte d'une cause professionnelle, et s'inquiète infiniment pour elle. L'amour enfoui en somme.
J'ouvre ce livre aux ¾.

Valérie
Il fait un voyage pour Miss Kenton. Il pense qu'il va pouvoir vivre cette histoire… Il sent aussi qu'il va se prendre "un râteau"…

Audrey
S'en rend-il compte ? J'étais comme lui… Je n'ai pas vu qu'il tombait amoureux de Miss Kenton. Est-ce qu'il peut s'avouer qu'il l'aime ?

Anne
Peut-être qu'il en prend conscience à ce moment-là ? Une fois que son père est mort, il s'autorise à avoir des sentiments pour une femme.

Nathalie
Mais le père est mort il y a 20 ans.

Anne
On s'en fiche, c'est l'histoire ! En fait, cet homme est très intelligent !

Valérie
Il s'est retenu de lui avouer son amour pour deux choses : parce qu'il a un côté très anglais, un côté lissé et de son côté il lui est impossible de franchir le pas.

François
Vous avez vu la série The Crown ? Ils sont comme le majordome dans ce livre.
En fait, lequel d'entre nous ne se sent-il pas contraint par l'image qu'il donne de lui ? Jusqu'à quel point, la vie ne nous force-t-elle pas à jouer des personnages ?

Valérie
Ce côté est quand même très british ! Ne croyez-vous pas qu'il y une différence entre un Anglais et un habitant du Sud de l'Europe ? Regardez entre un Anglais et un Japonais à quel point ces personnes ne laissent paraître aucune expression. Son attitude, elle est quand même culturelle, vous ne trouvez pas ?

François
C'est un roman très complexe, ensorcelant, qui rappelle The Servant de Joseph Losey. Il y a beaucoup de romans qui parlent de maîtres et de valets…

Anne
Là, il n'y a aucune perversion. Cela montre jusqu'où peut aller l'identification de celui qui accomplit un service au maître qu'il sert ! Il va essayer de trouver le ton juste. Il avait l'habitude de servir son ancien maître. Là, avec le nouveau maître, les codes culturels changent.
Toute cette histoire autour de l'argenterie… On est tous dans les détails, non ? Et on s'empêtre durant une grande partie de sa vie à cause du diable qui s'y niche, non ?
Françoise H
J'ai trouvé cela d'un ennui terrible !! Où veut-il en venir ? Audrey a dit qu'il était obsédé par la place des objets, mais il est surtout obsédé par sa place à lui. Il n'a de cesse de remplir sa fonction. Avec un complexe d'infériorité. Par exemple il a visiblement servi un homme vers lequel convergeaient des ambassadeurs d'Europe d'avant-guerre et il s'identifie beaucoup à ce milieu. Quand on pense aux gens, à nous, à comment on fait notre métier, on s'impose des règles. Pour la plupart d'entre nous, on utilise beaucoup de notre énergie à vouloir réaliser ce qui paraît convenir à la fonction que l'on occupe. J'imagine que quand on est mère, on doit s'inscrire à la place de mère qui nous est assignée. C'est le seul profit que j'en tire.

Martine
Moi je trouve que c'est un livre sur la dignité. Cet homme, il théorise tellement son devoir. Il n y a pas de différence entre l'individu et le professionnel. Il n'a plus de liberté ! Cela peut conduire à des catastrophes. D'ailleurs, cela amène à une catastrophe. Vous vous rappelez son attitude vis-à-vis des bonnes juives qui sont renvoyées ? Il laisse faire son maître. C'est un livre sur le déni. C'est ainsi qu'agissent les personnes qui ne veulent pas observer ce qui se passe. Elles sont bien dans leur petite vie et cela produit des catastrophes ! Là, le mécanisme est bien décrit par Ishiguro.
C'est intéressant quand le majordome tombe en panne, cela crée des brèches. D'ailleurs à la fin, il dit qu'il va badiner. "Le badinage est clé de l'humanité" écrit Ishiguro.

François
C'est un leitmotiv, le badinage. Son discours est toujours formaté. Il compte même le nombre de pas ! Cet homme, il est à la recherche du ton, de la distance qui convient. Il est en train de remettre en question sa vie. Il est confronté au dehors lui qui a passé trente ou quarante ans dans ce manoir. Il a été enfermé dans son personnage. Cette vie si bien réglée est le cadre d'une grande tristesse. Il a une pulsion de mort très forte, cet homme. Le badinage est la clé de la vie. Il ne sait comment se détendre… Et puis, comment être là sans être absent ni être trop présent ? C'est fabuleux quand il rencontre ce personnage assis sur le banc. C'est son double ? Le livre fait une boucle avec le début qui commence par une réflexion sur le badinage.
En même temps, cette petite histoire rappelle la grande Histoire. Il rencontre tout le gratin qui finit par se mettre d'accord pour pactiser avec Hitler. Son maître est "pro-allemand" et lui, il dit qu'il fait profession "d'incuriosité". Les relations avec l'intendante sont très intéressantes. La romance ne m'a pas du tout intéressé, mais Ishiguro écrit cette histoire comme un intermède musical. C'est à la fois pathétique et sourd. C'est remarquablement subtil, la manière dont les souvenirs reviennent et s'entremêlent avec le voyage qu'il fait dans la campagne anglaise ! Le roman est très bien agencé. C'est une ballade entre la vie et la mort. On entend battre le temps.

Nathalie B
Oui, la musique donne à voir des sentiments qu'on n'exprime pas.
François
C'est un grand romancier. Le propre d'un grand romancier c'est qu'on peut toujours se retrouver dans une histoire qui n'est pas la sienne. Je l'ouvre en grand.

Anne
C'est un personnage extrêmement émouvant. Je me suis dit : "Est-ce que ça va continuer toujours comme ça ?". C'est un obsessionnel, cet homme. Il est dans la dénégation du sentiment, il est dans l'isolement. Il est pris par sa loyauté vis-à-vis de son maître et il ne peut aimer quelqu'un d'autre. En même temps, cet homme est caparaçonné et il est d'une sensibilité musicale. Il est toujours en train de tordre sa sensibilité. Il est à la fois un majordome et une mère : il se sacrifie pour que se réalise le souhait de celui qu'il sert… Il est obsédé par le fait de servir l'autre. Mais il y a une intrigue, il y a un conflit intérieur : il n'a pas de femme. On sent qu'il va se passer quelque chose…

Nathalie B
J'avais vu le film et il est difficile de ne pas penser à Anthony Hopkins et Emma Thompson. J'ai adoré ce livre dès le départ. Je l'ai lu en deux jours. Cet homme est rempli d'humanité. Il est sensible, il est cadenassé par sa mission, par son rôle, il a une forte morale, une grande éthique, il pense que tout est affaire de dignité. Cela nous interroge sur la définition que l'on donne à ce mot. On s'aperçoit qu'on a des définitions différentes. Au moment de la mort de son père, il se conduit encore comme un majordome !

Anne
Le capitaine ne lâche pas la barre…
Nathalie B
En fait, il pleure aussi pendant les derniers instants de son père. Il y a aussi un autre moment où il s'effondre, c'est quand il apprend que Miss Kenton a le cœur pris. On peut être triste pour lui. Il a donné le meilleur de lui-même pendant toutes ces années passées au manoir et il apprend cette nouvelle. Toute la question est "Qu'est-ce qu'on veut faire de notre vie ?". C'est aussi la question que je me pose en ce moment au travail.
En même temps, il a un peu desserré l'étreinte professionnelle par la force des choses : il n'a plus autant de personnel à gérer et il a changé de maître. Celui-ci est un sympathisant nazi : Ishiguro, c'est un grand auteur parce qu'il nous le rend sympathique !
On sent aussi que le majordome change d'époque : avec l'arrivée du maître américain, les valeurs changent. Mais en fin de compte, les rapports maître/serviteur perdurent.
Je n'ai pas trop senti le rapport avec la mort.
J'ouvre le livre en grand. (Nathalie lit deux passages des Vestiges du jour.)
Ana-Cristina
J'ouvre aussi le livre en grand mais je ne l'ai pas adoré. Ce n'est pas un très très grand livre. Ce n'est pas pour moi le grand auteur que j'espérais : j'ai lu Auprès de moi toujours et cette lecture a été très difficile.
Je suis mal à l'aise avec ce livre car j'avais vu le film de James Ivory et je n'ai pas réussi à me créer mon propre majordome, j'avais la voix du film en tête. J'ai donc lu ce livre à trois, James Ivory, Ishiguro et ma lecture, tant bien que mal. J'ai lu le livre de l'interprétation d'un livre finalement.
A la fin du livre je me suis dit que je lisais ce livre avec ma vison de la vie, Ivory aussi et Ishiguro aussi. Ishiguro parle de lui-même, il secoue son bonhomme. En fait Stevens il a vécu sa vie, je me suis dit que je ne pouvais pas le juger, il a vécu sans doute ce qu'il avait envie de vivre. Entre ses quatre murs. Ishiguro nous dit que penser par soi-même est la condition sine qua non pour une vie heureuse : dans la rencontre au moment de la panne, Ishiguro loue la parole libre.

Françoise H
Pendant ce repas de la panne, il n'est pas dans la dissimulation, il est dans la représentation.

Nathalie B
Il cherche à satisfaire ses hôtes : ceux de son maître quand ils lui posent leurs questions humiliantes (auxquelles peu pourraient répondre, d'ailleurs) pour démontrer l'ignorance du peuple à travers la sienne, mais aussi pendant le repas de la panne, il satisfait ses hôtes pour lesquels il est un invité d'honneur.

Ana-Cristina
Quand Stevens rencontre des personnes lors de la panne ou sur la jetée, il s'est déjà exprimé ; la parole n'était pas présente de la même manière avant le voyage.

Françoise H
Tu y vois le récit d'une émancipation ?

Ana-Cristina
Non, c'est plus subtil que ça, c'est un récit entre deux périodes. Il y a là une rupture.

François
Il parle du moyeu du monde. Stevens a le sentiment d'avoir été dans la roue de l'Histoire, mais ce n'est pas un roman psychologique, ni un roman sec. Le personnage prend de l'épaisseur, de l'humanité.

Valérie
J'avais lu Quand nous étions orphelins, une quête d'identité qui m'a beaucoup touchée. Là, ça ne m'intéressait pas. La question des qualités d'un bon majordome, ne m'intéressait pas. Je me suis consacrée exclusivement à l'histoire d'amour qu'il n'a pas vécu.
Il y a des choses très gênantes sur la personnalité de son maître. Je comprends qu'il s'est suicidé.

Nathalie B
J'ai été choqué par le passage où on teste Stevens pour prouver que le "peuple" ne sait rien. Est-ce qu'il comprend cette humiliation ?

François
Si, sa servitude va jusque là.

Valérie
Quand les deux femmes juives sont virées, Miss Kenton exprime son désaccord mais pas lui. Autre exemple, quand il tombe en panne, il accepte le quiproquo jusqu'au lendemain. On sait qu'il a un raffinement, il donne le change. Il y a un côté admirable dans la maîtrise des émotions. Quand il raconte son rapport à Miss Kenton : c'est le jeu du chat et de la souris. Là, je commence un autre livre de l'auteur, L'inconsolé.

François
Le discours du prix Nobel d'Ishiguro est magnifique. Il témoigne d'une immense ouverture.

Valérie
On sent une immense retenue, que j'associe aux Anglais et aux Japonais.

François
Il a construit un Japon imaginaire, après l'avoir quitté à l'âge de 5 ans.

 

Synthèse des avis du groupe breton rédigée par Yolaine (suivie de 3 avis)
½ : Suzanne
¾ : Annie, Marie-Odile,
Marie-Thé
: Chantal, Claude, Édith, Yolaine

Certaines ont trouvé des points communs entre ce roman et celui d'Éric Vuillard (réunis par le hasard du calendrier), et tout d’abord le contexte historique, même si la fresque évoquée par Ishiguro est plus large et va de 1923 à 1956.

La tragédie de l’histoire est à la fois la toile de fond et ne fait
irruption que de façon fugitive ou masquée. La description de l’aristocratie, manoirs et paysages de la campagne anglaise, donne un charme très particulier à ce monde révolu.

La vision du film adapté de ce roman, très réussi et très fidèle au texte d’Ishiguro, a parfois gêné la lecture.

La discussion s’est surtout attachée à la personnalité du héros, le majordome Stevens, qui en a énervé plus d’une par sa servilité, sa rigidité, son côté cornélien ou pathétique aussi quand il est confronté à l’humiliation dans cette vieille Angleterre qui méprise les "inférieurs". La différence de perception de cet homme très ennuyeux qui dans un dernier voyage nostalgique continue à passer à côté de sa vie a suscité agacement ou au contraire émotion.

Le style très recherché, précieux et précis, la construction magistrale, les descriptions géographiques et les portraits très crédibles des personnages principaux rendent la lecture savoureuse.
Un très beau roman où il ne se passe rien mais qui nous a presque toutes envoûtées par la subtilité de l’écriture.
Marie-Odile (du groupe breton)
J'ai trouvé ce livre agréable dans sa composition, délicat dans son expression et intéressant dans son contenu.
L'alternance du récit de voyage (description de la campagne et des auberges anglaises, rencontres imprévues, personnages pittoresques) avec les moments marquants du passé, l'imbrication de la vie privée et de la vie professionnelle, m'ont évité toute monotonie.
Stevens s'exprime toujours de façon extrêmement "distinguée", dans le récit comme dans les dialogues, même pour parler de choses insignifiantes. En accord avec ce style, ses réflexions, son questionnement m'ont paru parfois excessivement raffinés qu'il s'agisse de définir le "grand" majordome ou de traduire sa relation avec Miss Kenton. A l'opposé, son attitude professionnelle ne fait l'objet d'aucune nuance. Elle est dictée par un stoïcisme à toute épreuve, une ab-négation totale, un sens du devoir imperturbable, qu'il s'agisse de la mort de son père ou de l'annonce de son mariage par Miss Kenton. Aucune place pour la dimension privée de l'individu, ses sentiments, son sens critique comme par exemple lors du renvoi des deux femmes de chambre juives. J'ai pensé au fanatisme et à son caractère immuable, au héros cornélien et à son sens de l'honneur, à Vatel se donnant la mort à Chantilly... Et j'aurais aimé parfois comme le dit Miss Kenton qu'il cesse de "faire semblant".
J'ai souri parfois de la naïveté avec laquelle Stevens s'exerce au badinage, entretient son aptitude à la langue anglaise par des lectures sentimentales, tente d'initier un jeune fiancé aux choses de la vie. J'ai noté qu'il n'hésite pas à prétendre qu'il n'était pas au service de Darlington (fidélité ou trahison?) et que chez les Taylor il laisse croire à son implication dans la politique étrangère (petit mensonge involontaire)...
Je trouve que le contexte historique évoqué discrètement mais régulièrement donne une épaisseur tragique au récit. Les rétrospectives montrent bien le passage du souci d'apaisement de Darlington, à la compromission lorsqu'il reçoit Ribbentrop. Les personnages de L'Ordre du jour sont vus ici sous un autre angle, mais personne ne peut ignorer leur caractère redoutable.
La démonstration du mal-fondé de la démocratie et du suffrage universel m'a paru pathétique.
La relation Stevens/Miss Kenton a le charme nostalgique de ce qui aurait pu mais n'a pas eu lieu. Et lorsque le narrateur dit qu'il a tout donné et qu'il ne lui reste rien, j'ai pensé à ce non advenu. Le titre mène aux belles pages sur le soir, du jour ou de la vie, meilleur moment lorsque le travail est accompli et qu'il convient de prendre du plaisir. Mais malgré la nostalgie, le souhait final de Stevens est de se remettre au service de Farraday "avec un zèle renouvelé". On ne se refait pas ! En fait, tout au long de ma lecture, j'ai éprouvé un certain agacement face à ce personnage qui s'interroge beaucoup, se justifie éventuellement mais n'évolue pas.
Ce roman est pour moi en rapport avec la fin d'un monde : les Américains remplacent les Anglais, la pâte à récurer n'est plus ce qu'elle était, les domestiques sont moins nombreux, Harry Smith ose penser que la dignité n'est pas le privilège des aristocrates et de ceux qui gravitent autour...
J'ouvre aux ¾ ce roman qui a le charme de l'ancien.
Chantal
Un roman à "savourer" avec grand plaisir : construction magistrale, style léché ; tout le récit semble immobile, et pourtant j'ai avancé, jusqu'au bout, attendant un dénouement... qui n'est pas venu ! J'ai passé le temps de ma lecture en m'énervant contre ce personnage du majordome, ayant l'envie de le "secouer", de lui rappeler qu'il y a une Vraie Vie !
En 6 jours que dure son "voyage", ce personnage nous évoque toute la période après-guerre 14-18 jusqu'à l'après-guerre 39-45, avec des rencontres de grands personnages politiques qui décident du sort du monde, et qui "croisent" les rencontres du livre d'Éric Vuillard, mais au Royaume-Uni cette fois. J'ai regretté de ne pouvoir mettre des noms sur certains personnages historiques, mais tel n'était pas le but de l'auteur, et puis... ne sont-ils pas interchangeables ?
Ce que j'ai adoré, c'est la façon dont le personnage du majordome est décrit, décortiqué dans toute la complexité de sa psychologie, l'influence du déterminisme social qui fait qu'à la Place qu'il occupe, sa fonction prime sur tout le reste, l'empêchant d'avoir une vie privée, une Vraie Vie ! À travers le détail minutieux de ses interrogations, de ses introspections, à travers la subtilité des nuances qu'utilise l'auteur, le lecteur s'agace, le lecteur rit, le lecteur est en empathie ou plus loin dans le rejet... tout cela avec une écriture fine, précise, apprêtée, précieuse, quel plaisir de lecture !
Donc ouvert en entier.
Édith
Je viens de terminer le livre. Bonheur de lecture. Et pourtant, j'ai commencé la lecture il y a deux jours avec le sentiment de m'acquitter d'un "devoir". Ce premier chapitre, le "prologue", m'irritait – je pensais "quel bavardage !" –, ne prenait pas sens pour moi et désir venait de laisser là le Majordome à ses états d'âme !
Je viens de relire ce prologue une fois terminée la lecture du dernier chapitre "Sixième Jour" : les dernières lignes du dernier chapitre et tout ce qui est dit à propos du badinage font écho au prologue… Puis je décide – encore une fois ! – de parcourir le dernier chapitre. Vraiment c'est moi qui deviens "verbeuse". En fait, les pages concernant la jetée et les illuminations qui surgissent à la fin du jour, occasionnant chez les promeneurs désir d'échange sur un mode badin, résument bien les deux pôles du livre.
Deux mondes et ce voyage fortuit (hors des murs de la propriété) presque initiatique pour Stevens et la découverte que simplement les choses peuvent se dire. Badinage qu'il ne connaît pas… qui l'intrigue et pour le lecteur (moi) fait sentir toute la subtilité des situations vécues par Stevens et ses collègue dans un mode retenu non dit, MAIS si absent de soi….
Il en va ainsi dans plus de 300 pages de dialogues extrêmement retenus, circonstanciés, hors conflit visible, avec des codes d'échanges appris et acceptés par les protagonistes, tout en pudeur, en non dit, en silences embarrassés parfois (l'émotion affleure), en rupture de contact, tout en politesse, mais sans retour ni analyse. Pour aucun des personnages.
Et puis vient la rencontre au 6e jour avec son "béguin", Miss Kenton, et un éclaircissement pour chacun des deux : mais rien ne changera… La scène de rencontre des deux personnages Mr. Stevens et Miss Kenton, devenue Mrs Benn, est un modèle du non dit ou plutôt de l'aveu… Miss Kenton a eu désir de lien avec le majordome Stevens : "Quand j'ai quitté Darlington Hall, il y a bien des années, je n'avais pas conscience d'être réellement, vraiment en train de partir. Je crois que je prenais ça pour une de mes ruses, Mr. Stevens, destinées à vous contrarier. J'ai eu une mauvaise surprise quand je me suis retrouvée ici, mariée. Pendant longtemps j'ai été très malheureuse (…) On passe tellement de temps avec quelqu'un (…) et oui, Mr. Stevens, j'ai appris à l'aimer. (…) des moments de grande tristesse (…) on se met à penser à une vie différente, à la vie meilleure qu'on aurait pu avoir. Par exemple je me mets à penser à la vie que j'aurais pu avoir avec vous." (p. 328-329). Il pensait cette dernière malheureuse en ménage…
Ce dialogue apporte, pour mon bonheur de lectrice, deux visions parallèles. Il y a eu béguin réciproque, mais impossible à dire et se vivre dans l'espace clos et tellement normé de Darlington Hall.

DEVOIR ! FIERTÉ de servir… Et je pourrais continuer à écrire toute la "jubilation" ressentie de la construction du récit de sa progression et même de son "suspense"…
J'ai été très touchée aussi par la personnalité du père de Stevens, avec un touchant et tragique récit factuel de sa mort. Mais un père dont vient une transmission forte et indélébile, voilà bien là l'affaire. Voilà peut-être le malheur de Stevens ?
La crainte de Stevens d'avoir vécu hors monde est suggérée au dernier chapitre.
L'importance du nom des lieux traversés par Stevens, en autant de chapitre découpés en journées, et leurs diverses "aventures", est une découverte pour le voyageur de son propre pays.
Je souligne que je n'oublie pas ce qui fait largement matière au livre, c'est-à-dire la trame historique des rencontres politiques, tant après la première guerre que la seconde, puis le désarroi sur le retournement des situations… Je pourrais tout autant dire le plaisir de lecture éprouvée par la subtilité des mises en scène, lors des rencontres politiques, le jeu des influences… le rapport à la grande histoire… Mais je préfère évoquer l'autre histoire, la petite, celle des êtres de devoir, morts à leurs émotions (au non dit plus précisément), dans une société anglaise qui perdure. Si je traduis le titre en anglais, The remains of the day, cela donne Vestiges les restes ?
Vestiges du jour... la fin du jour... une fin de la journée, la fin d'une vie : "mon pote. Tenez, vous voulez mon mouchoir ?", etc. : savoureuse trivialité des échanges dans le dernier chapitre…
Stevens ému et puis le conseil de cet inconnu : "votre attitude n'est pas la bonne, vous savez. Arrêtez de regarder tout le temps en arrière (...) Il faut que vous preniez du plaisir. Le soir, c'est la meilleure partie du jour."
Grand ouvert.
Marie-Thé
J'ai aimé cheminer avec le vieux majordome peu sympathique, à travers une campagne anglaise qui tout simplement me rend heureuse...
Inoubliable Stevens, déjà rencontré il y a quelques années. Comment ne pas se souvenir de ce personnage droit, perfectionniste, à la grande conscience professionnelle, "vieux garçon", très "british", chez qui tout est programmé, maîtrisé, calculé, analysé... A Darlington Hall, l'âme des lieux, avec Lord Darlington. Et puis : "J'ai eu le privilège, monsieur, de voir en ces murs, au fil des années, ce que l'Angleterre a de meilleur". J'ai été et suis toujours sensible à cette atmosphère "vieille Angleterre".
Je retiendrai encore la froideur du majordome, ce côté glacial avec Miss Kenton, son mépris pour les domestiques et les "inférieurs" (le vieux paysan rencontré à Salisbury). En pleine campagne anglaise, j'ai tout de même été surprise par ceci : "C'est comme si la terre connaissait sa propre beauté, sa propre grandeur, et n'éprouvait aucun besoin de les clamer". Suivi de (allusions aux paysages d'Amérique ou d'Afrique) "voyants au point de frôler l'indécence". Le parallèle avec les Anglais, avec les grands majordomes aussi, est inévitable : "Les habitants de l'Europe continentale ne peuvent pas être des butlers parce qu'ils appartiennent à une race incapable de cette maîtrise de soi qui est le propre des Anglais (...) Avec de tels hommes, il en est comme avec le paysage anglais.. .: quand on les rencontre, on sait, tout simplement, qu'on est en présence de la grandeur " (sidérantes p. 66- 67). Dans le même registre, je note ces fréquentes remarques sur la dignité, "analogue à la beauté d'une femme" (!) Les références au père, majordome lui même, à "sa courtoisie irréprochable", à son professionnalisme, etc. sont très nombreuses. Pour moi ce père est bien à l'origine de tout, de ce qu'est Stevens, de son aveuglement aussi.
Le majordome ne se pose évidemment aucune question au sujet des voyages de Lord Darlington à Berlin par exemple : "Cela nous crédite grandement de traiter de la sorte un ennemi vaincu." Plus tard, il ne s'agit agit même plus d'aveuglement, mais d'un dévouement corps et âme pour Sa Seigneurie, je pense au comportement antisémite de Lord Darlington, au renvoi des deux femmes de chambre juives, qui fera dire au majordome : "C'était une tâche difficile, mais il était d'autant plus nécessaire de s'en acquitter avec dignité".
Suis sidérée aussi en lisant : "Pour ma génération... le prestige professionnel... lie' à la valeur morale de l'employeur".
Au passage, quelle "surprise " de rencontrer de nouveau Lord Halifax et Herr Ribbentrop, tout droits sortis de L'ordre du jour. Je retiendrai encore la conférence et toute l'agitation qu'elle entraîne, et en même temps le père agonisant en silence en dehors du tumulte. "Je sais que mon père aurait souhaité que je continue mon travail maintenant". Stevens parlera même d'un sentiment de "triomphe" en se remémorant cette soirée-là.
Enfin, je vois le vieux majordome comme quelqu'un qui par son aveuglement, sa rigidité, son inflexibilité, est passé à côté de tout : à propos de Lord Darlington : "Je lui ai donné absolument tout ce que j'avais de mieux, et maintenant... Je m'aperçois qu'il ne me reste pas grand chose à donner". Mais Sa Seigneurie s'est trompée : "Je ne peux même pas dire que j'ai commis mes propres fautes" dira finalement Stevens. A propos de Miss Kenton, ne pas avoir vu ou voulu voir qu'il passait à côté de l'amour, de la vie tout simplement. A celle qui lui dit "Je me mets à penser à la vie que j'aurais pu avoir avec vous". Il finit par dire point "d'idées sottes".
Restent les vestiges du jour... et... le badinage... "clef de la chaleur humaine" pour le vieux majordome ?

QUELQUES...
- Repères sur l'auteur, son parcours et son œuvre
- Éléments d'analyse de son œuvre
- Repères historiques en rapport avec Les vestiges du jour

QUELQUES REPÈRES sur l'auteur, son parcours et son œuvre

Du Japon à la nationalité britannique
- 1954 : Kazuo Ishiguro naît à Nagasaki au Japon.
- 1960 : toute la famille (père, mère, deux sœurs) part au Royaume-Uni, en principe pour une année ; le père océanographe participe à des recherches sur l'exploitation pétrolière en Mer du Nord.
- 1960-1973 : Kazuo Ishiguro fait sa scolarité primaire dans le Surrey ; ses parents pensant rester temporairement en Angleterre parlent japonais à la maison et préparent l'enfant à poursuivre le reste de son existence au Japon (alors que ce retour ne se fera pas).
- 1974 : voyage aux États-Unis et au Canada, sac au dos, en auto-stop.
- 1974-1978 : études de littérature anglaise et de philosophie à l’Université du Kent, à Canterbury.
- 1976 : animateur socioculturel en Écosse.
- 1979-1980 : il s’installe à Londres où il est engagé en tant qu’assistant social et s'occupe des sans-abri.
- 1979-1980 : admis aux cours de creative writing de l'université d'East Anglia où il obtient sa maîtrise.
- 1981 : publication de ses premières nouvelles.
-1982 :
il publie son premier roman, se consacre à l'écriture et reste de manière définitive en Grande-Bretagne avec sa femme écossaise avec qui il a une fille ; il prend la nationalité britannique.
- 1989 : premier voyage au Japon depuis son départ en 1960.

7 romans, un recueil de nouvelles
- 1982 : Lumière pâle sur les collines (Presses de la Renaissance 1984, 10/18 1990, Folio 2009), premier roman qui rencontre immédiatement le succès.
- 1986 : Un artiste du monde flottant (Presses de la Renaissance 1987, 10/18 1990, Folio 2009)
- 1989 : Les Vestiges du jour (Presses de la Renaissance 1990, 10/18 1991, Calmann-Levy 2001, Folio 2010), Booker Prize, adapté à l'écran par James Ivory en 1993 avec Anthony Hopkins dans le rôle du majordome James Stevens.
- 1995 : L'inconsolé (Calmann-Lévy 1997, 10/18 2002, Folio 2010).
- 2000 : Quand nous étions orphelins (Calmann-Lévy 2001, 10/18 2002, Folio 2009).
- 2005 : Auprès de moi toujours (Les Deux Terres 2006, Folio 2008), adapté à l'écran par Mark Romanek en 2010.
- 2009 : Nocturnes : cinq nouvelles de musique au crépuscule (Les Deux Terres 2010, Folio 2011).
- 2015 : Le géant enfoui, son septième roman, sort simultanément au Royaume-Uni, aux États-Unis et en France (Les Deux Terres 2015, Folio 2016).

Scénarios
- 1984 : A Profile of Arthur J. Mason, scénario pour Channel 4.

(En 1994, il est membre du jury du Festival de Cannes)
- 2003 : The Saddest Music in the World, film canadien réalisé par Guy Maddin
- 2005 : La Comtesse blanche, de James Ivory.

Chansons
Ishiguro est un chanteur folk contrarié... ; il a une importante collection de guitares. En 2009, il cosigne quatre chansons pour la chanteuse de jazz Stacey Kent (émission de télévision avec la chanteuse et l'auteur ICI).

Gros plan sur le Nobel
- En 2017, Kazuo Ishiguro reçoit le prix Nobel de littérature pour l'ensemble de son œuvre.
- L'académie suédoise estime qu'Ishiguro est un écrivain "qui, dans des romans d'une grande force émotionnelle, a révélé les abîmes que dissimulent notre conviction illusoire d'être connectés au monde". La secrétaire permanente de l'académie, Sara Danius (en 2018 hélas poussée à la démission dans un contexte de scandale) a souligné que l'univers de l'auteur mêle les styles de Jane Austen, de Franz Kafka, mais aussi de Marcel Proust.
-
Kazuo Ishiguro prononce un discours de remerciement le 7 décembre 2017 qui vaut la lecture. En effet, dans Ma soirée du XXe siècle et autres petites incursions, Kazuo Ishiguro évoque non sans humour :
les étapes de son parcours d’écrivain, notamment sur un certain soir où il s’est senti poussé à écrire son premier roman, se déroulant au Japon
•ses sources d'inspiration : littéraires, musicales et cinématographiques 
•la relation qu’il entretient avec le Japon où il est né et avec l’Angleterre, son pays d’adoption
•la lecture, dont l’importance à travers le monde est pour lui capitale.

QUELQUES ÉLÉMENTS D'ANALYSE de son œuvre

- Paul Veyre, auteur de Kazuo Ishiguro : l'encre de la mémoire (PUB, Bordeaux, 2005), fait le point sur son œuvre dans un entretien : "Prix Nobel 2017 : Kazuo Ishiguro, l'héritier de Dylan ?", avec Margaux d'Adhémar, Revue Des Deux Mondes, 21 novembre 2017.
- Florent Georgesco, éditeur et critique littéraire au Monde des livres, s'entretient en avril 2015 avec Kazuo Ishiguro ICI (1h).
- Ce qu'Ishiguro dit à propos des Vestiges du jour : un roman qui
"paraissait anglais à un point extrême – mais, espérais-je, pas dans le style de nombreux écrivains britanniques de l'ancienne génération. Au contraire de la plupart d'entre eux"... voir la suite.


QUELQUES REPÈRES historiques en rapport avec Les vestiges du jour

La Grande-Bretagne d'une guerre à l'autre, de 1914 à 1945
- 1914 : début de la Première Guerre mondiale
- 1915 : Bataille de la Somme ; David Lloyd George devient Premier ministre
- 1918 : fin de la guerre. Droit de vote pour les hommes de plus de 21 ans et pour les femmes de plus de 30 ans. Lloyd George plébiscité suite aux élections législatives.
- 1920-1921 : Guerre d'indépendance en Irlande et partition Nord/Sud.
- 1922-1923 : démission de Lloyd George et prise de pouvoir des conservateurs (Bonar Law puis Stanley Baldwin).
- 1924 : premier et éphémère gouvernement travailliste avec Ramsay Mac Donald. Winston Churchill quitte le Parti libéral pour rejoindre le Parti conservateur.
- 1925 : grève générale à l'appel du Trades Union Con
gress.
- 1928 : droit de vote pour les femmes dès 21 ans.
- 1929-1931 : deuxième gouvernement travailliste, minoritaire, conduit par Ramsay Mac Donald. Grave crise économique et financière (dévaluation de la Livre) menant à la démission du gouvernement en place succédé par un gouvernement d'union nationale.
- 1931 : statut de Westminster créant le Commonwealth.
- 1932 : création de la British Union of Fascists par Sir Oswald Mosley, transfuge du Parti travailliste.
- 1935 : élections législatives et majorité conservatrice pour Stanley Baldwin qui a fait campagne sur des thèmes pacifistes, mais est contraint par cette même majorité à lancer un programme de réarmement. Rassemblement de Nuremberg et promulgation de lois racistes en Allemagne. Pacte de non agression maritime signé par Allemagne et Grande-Bretagne.
- 1936 : grave crise monarchique : accession au trône d'Edouard VIII (janvier) et abdication (décembre). George VI, son frère, lui succède.
- 1937-1940 : Neville Chamberlain (conservateur) succède à Baldwin. L'Irish Free State devient Eire et se dote d'une constitution. L'IRA (qui fait campagne pour la réunification de l'Irlande) se lance dans une campagne terroriste en Grande-Bretagne.
- 1937 : Accords de Munich : Chamberlain et Hitler signent un pacte de non-agression. Chamberlain revient de Munich, accueilli en triomphe, convaincu qu'il a réussi à préserver, dans l'honneur, la paix. Churchill, farouchement opposé à la politique d'apaisement (apeasement policy), parle de défaite absolue.
- 1938 : invasion de la Pologne par les troupes d'Hitler. La Grande-Bretagne déclare la guerre à l'Allemagne. Churchill remplace Chamberlain à la tête d'un gouvernement d'union nationale. Défaite franco-anglaise à Dunkerque.
- 1940 : arrestation d'Oswald Mosley et de 32 leaders fascistes britanniques.
- 1944 : débarquement en Normandie. Victoire électorale du Parti travailliste de Clement Attlee. 8 Mai : VE Day (Victory in Europe Day), Fête de la Victoire.

(d'après le site Cinéma parlant)

 

Nos cotes d'amour pour le livre, de l'enthousiasme au rejet :
à la folie
grand ouvert
beaucoup
¾ ouvert
moyennement
à moitié
un peu
ouvert ¼
pas du tout
fermé !

 

 

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