Une impression d'abandon exaspère aujourd'hui de nombreux Français. Ils se trouvent oubliés, incompris, pas écoutés. Le pays, en un mot, ne se sent pas représenté. Le projet Raconter la vie, dont cet essai constitue le manifeste, a l'ambition de contribuer à le sortir de cet état inquiétant, qui mine la démocratie et décourage les individus. Pour remédier à cette mal-représentation, il veut former, par le biais d'une collection de livres et d'un site internet participatif, l'équivalent d'un Parlement des invisibles. Il répond ainsi au besoin de voir les vies ordinaires racontées, les voix de faible ampleur écoutées, la réalité quotidienne prise en compte. Raconter la vie ouvre un espace original d'expérimentation sociale et politique, autant qu'intellectuelle et littéraire.

Pierre Rosanvallon est professeur au Collège de France. Il a publié de nombreux ouvrages sur l'histoire de la démocratie et ses métamorphoses contemporaines, dont notamment La société des égaux (Points-Seuil, 2013). Il contribue aussi à animer un débat public informé, en dirigeant notamment la collection de la République des idées et le site La Vie des idées.

 

Collection "Raconter la vie" au Seuil :
- Le Parlement des invisibles, 
de Pierre Rosanvallon
- un autre ouvrage au choix dans la collection

Nous avons lu ce livre en octobre 2014.

Françoise D
Le Parlement des invisibles m'a semblé très intéressant, le site très bien : j'ai regardé plusieurs récits pratiques. Je suis d'accord avec lui et je retiens en particulier l'idée qu'il n'y a plus de classes sociales. Le deuxième livre que j'ai lu est La course ou la ville, une enquête d'une journaliste sur les chauffeurs-livreurs (ceux après qui on râle en voiture…), très intéressante, qui me donne une autre vision de ce travail, une "vie de chien", avec une paupérisation, une exploitation des travailleurs, avec des clients désagréables ; je ne les considérerais plus jamais de la même manière…

Claire
Quand nous lisons - rarement - un essai, les réactions sont différentes comme si le texte s'effaçait au profit simplement du contenu. On ne parle pas du livre, mais du contenu. J'ai pour ma part triché, puisque j'ai lu en plus du Rosanvallon deux livres d'écrivains… Le Parlement des invisibles commence et finit très mal à mon goût : la collection en effet "veut contribuer à sortir le pays de l'état inquiétant dans lequel il se trouve" : quelle ambition démesurée ! Ce qui m'a intéressée est tout ce qui peut avoir à voir avec la littérature : ainsi Rosanvallon estime que du fait du manque de représentation qu'il dénonce il y a une "quête de figuration" - il s'agit donc de "personnages" en recherche ; le projet est celui d'une "démocratie narrative" ; il s'agit d'intérêt pour autrui, d'intercompréhension : exactement ce que permet la littérature qui fait découvrir des univers. Puis arrivent des pages qui m'ont vraiment intéressée quand il parle de littérature, de projets similaires "historiques" : j'ai trouvé étonnant le Federal writer's projet. J'ai retrouvé certains des titres de livres auxquels j'ai spontanément pensé pendant la lecture et que nous avons lus dans le groupe : Le Quai d'Ouistreham de Florence Aubenas, L'équilibre du monde de Rohinton Mistry, la collection "Terre humaine". Nous avons lu aussi dans le groupe Le Dieu des Petits Riens qui est cité, d'Arundhati Roy. Je me suis également souvenue d'Atelier 62 dont l'auteure, Martine Sonnet, était venue ici et à un livre que j'aimerais bien qu'on lise quand il sera en poche Pour en finir avec Eddy Bellegueule qui rend avec force certains milieux picards…

Lise
Moi qui ai vécu mon enfance en Picardie je trouve qu'il exagère…

Claire
En tout cas, la question que je me pose à propos du projet de collection "Raconter la vie", c'est : mais qui va lire ces livres ?! A part les étudiants et les universitaires ? J'ai lu deux livres d'écrivains, Regarde les lumières mon amour d'Annie Ernaux et Un moindre mal, de Begaudeau, qui m'ont tous deux plu, rendant très bien pour l'un un lieu (l'hypermarché), et l'autre un métier et plus précisément la passion du soin d'une infirmière.

Lisa
Le projet de Rosanvallon m'a carrément paru risible, ridicule. Puis j'ai trouvé pertinente la partie suivante sur la littérature. Mais en effet qui va lire ces livres ? Des collégiens, sur demande des profs ? Les jeunes spontanément, non. Donc je suis sceptique sur l'efficacité de la collection. J'ai lu par ailleurs Chercheur au quotidien de Sébastien Balibar dont le sujet m'intéressait car j'ai failli faire une thèse après mon école d'ingénieurs et j'ai des amis qui font une thèse. En fait, il passe complétement sous silence la question du financement qui est si préoccupante pour les chercheurs : pour moi il est passé à côté du sujet.

Denis
Ma fille est chercheuse, c'est son patron qui s'occupe du financement, elle ne s'en occupe pas du tout.

Josiane
J'ai trouvé Le Parlement des invisibles très intéressant, surtout comme portrait de la société d'aujourd'hui. Mais qu'est-ce qui va apporter des solutions ? Le site internet ? Décevant ! Qui va lire cela ?! J'ai lu ensuite Annie Ernaux et c'est une grosse déception. Elle met en en lumière les contradictions des supermarchés, mais pour moi elle est à côté de la plaque, elle n'apprend rien. Et quand elle achète du champagne ! Elle passe à côté de la vie des gens. J'ai trouvé le livre creux, peu intéressant.

Danièle (qui a apporté des calissons d'Aix qui contribuent à "raconter sa vie"…)
J'ai aimé la première partie solide du livre de Rosanvallon, avec son ambition affichée, mais je trouve au contraire de ce qu'il dit que tout le monde s'écoute. Après la partie chronologique, je me demande ce qu'il veut faire exactement ? J'ai lu deux récits de vie : un émouvant et un autre moins intéressant sur les maisons de retraite car je suis concernée en ce moment avec ma mère... : Carnet de voyage en maison de retraite et En maison de retraite. Beaucoup de sites proposent la même chose, mais avec cette collection ces récits sont valorisés, les "invisibles" sont mis en valeur, on peut s'y retrouver.

Monique S
J'ai survolé Le Parlement des invisibles : je suis d'accord avec le constat politique de manque de représentation des gens ; mais les histoires individuelles publiées ne sont pas pour autant représentatives, car chacun vit dans son monde différent des autres, je reste donc interrogative, car le projet ne me semble pas si novateur. J'ai lu le Annie Ernaux que j'ai beaucoup aimé - j'adore Annie Ernaux : elle s'autoexamine sans fard, avec une grande capacité d'analyse concernant ce qui se passe en elle dans ce lieu fréquenté par toutes les couches de la population. Elle n'a pas écrit pour la collection, c'est son projet d'écriture qui l'a amenée à noter tout ce qu'elle a vu, ressenti, compris, avec un regard très intéressant, un travail sur elle-même et d'écriture.

Bénédicte
J'avais découvert cette collection sur Internet cet été et j'ai lu plein de livres au fur et à mesure de leur sortie sur le site. J'ai survolé le livre de Rosanvallon. La juge de trente ans, par exemple, est très bien fait, avec un univers que je connais bien, bien décrit (la difficulté à juger, l'isolement pour prendre des décisions) ; de même les livres sur les élections (Battre la campagne, Un an de campagne) montrent bien en particulier la violence que j'ai connue pour ce qui est de mon mari et mon fils. Sur le site, les histoires sont souvent sinistres, de "petites gens", comme celui du conducteur de métro (Ligne 11).

Monique L
Le manifeste a son intérêt, mais je ne pense pas que pratiquement le projet va aboutir ; je suis donc dubitative sur son intérêt. J'ai lu Annie Ernaux, avec des côtés intéressants, une description bien faite, mais peu convaincante même si c'est bien écrit, c'est anecdotique.

Denis
J'ai été d'abord enthousiasmé par le projet qui rejoint mes centres d'intérêt (le monde du travail), puis j'ai trouvé cela chimérique. Pour ce qui est du livre de Rosanvallon, son style enflammé me paraît un peu exagéré. Quant aux récits que j'ai lus sur le site (que j'ai trouvé au demeurant pas très bien fait), certains sont ennuyeux, d'autres plus intéressants. Mais qu'en fait-on ? De tout ça ? Un objet scientifique ? Littéraire ? Qui va lire cela ? Ce qui est invisible, c'est l'activité : j'ai pour ma part étudié comment étaient gérées les perturbations du trafic à la Gare du Nord et l'information des voyageurs : vous entendez "l'interconnexion n'est plus assurée", qu'est-ce que c'est ? Il s'agit de la relève entre conducteurs SNCF et conducteurs RATP : le conducteur de la RATP donne la clé au conducteur de la SNCF…

Corinne
J'ai lu le constat noir sur la société. Je trouve aussi que les classes sociales sont très mélangées. Nous sommes tous des invisibles, car à moins d'avoir fait des choses extraordinaires, tué 12 personnes… Avec ces livres, l'auteur gagne son quart d'heure de notoriété : la collection sert à ceux qui s'expriment. Mais les lecteurs ?… J'ai lu Annie Ernaux, qui ne fait pas partie des mères des familles, qui ne fait pas vraiment ses courses : elle semble découvrir la vie du supermarché ; elle ne parle pas des caissières, elle n'est pas allée du côté des invisibles dans les entrepôts par exemple. J'ai découvert qu'il n'y a pas de musique chez Auchan, qu'on n'a pas le droit de photographier : pas de selfies… Le projet d'ensemble, de sinistrose ambiante, finalement, sert à quoi ? Les livres sont peu visibles (le libraire ne sait pas bien où les ranger). L'idée est bonne, mais les réalisations moins.

Manon
Je suis très énervée ! Il s'adresse à qui ? Aux invisibles ?! Il se prend pour qui ? Aucun ado ne va lire cela. Le site internet est très rien (mais je ne l'ai pas vu...). Les bons sentiments, ça me gonfle ! La fiction est bien plus intéressante, par exemple j'ai vu à la Grande librairie Gauz qui a publié Debout payé sur les vigiles et cela me semble plus intéressant. Annie Ernaux, j'ai adoré : oui, elle "se met en danger" avec son caddie ; c'est comme moi à Monop' quand j''y suis allée aujourd'hui : on voit tout de suite "célibataire qui fait attention à ses cheveux". J'ai juste une réserve sur son témoignage centré sur elle, elle n'a pas vu ce qui est derrière et les caissières qui ont des scolioses, j'en parle en connaissance de cause puisque j'ai été caissière à Auchan ! Je n'ai rien lu d'autre d'Annie Ernaux mais je suis sûre que j'adore son œuvre !

Séverine
Si je n'ai pas lu Rosanvallon, j'ai lu d'Annie Ernaux Regarde les lumières mon amour et Moi, Anthony, ouvrier d'aujourd'hui, des livres empruntés à la nouvelle médiathèque de Dinard lors d'un week-end familial… La bibliothécaire avait beaucoup aimé le second ouvrage et allait le proposer à leur club de lecture (!). Et le Annie Ernaux venait d'arriver : la bibliothécaire me l'a gentiment préparé (couvert et sécurisé) pour que nous puissions l'emprunter. J'avoue que je ne sais que penser de l'exercice proposé par cette collection. Avec l'un, on est dans du documentaire : intéressant, je ne sais pas. Sans être trop rude, j'ai le sentiment de lire ce que l'on pourrait voir à la TV avec un reportage médiocre sans grande ambition. Le sujet m'a parlé car j'ai plusieurs étés dans ma jeunesse travaillé en usine et j'ai pu échanger avec des personnes comme le fameux Anthony. Maintenant au niveau littéraire, je me dis juste que l'on lit du langage parlé, celui que certains écrivains essaient de retranscrire. Et encore, j'ai des doutes sur la véracité de ce langage parlé : l'écrit de ce jeune homme n'a-t-il pas été relissé par les relecteurs de l'éditeur ? Pour Annie Ernaux, on est bien sûr dans un autre registre : prendre le supermarché comme objet littéraire : carnet de bord intéressant qui se lit bien, qui introduit de la réalité. Mais pourquoi faire de la vie quotidienne une collection à part et ne pas l'intégrer dans les romans ? Ne raconte-t-on pas la vie dans les autres romans ? Bon, en tout cas, j'avoue que je ne peux pas dire que j'ai aimé ni que j'ai détesté : je me suis livrée à l'exercice mais je pense que j'oublierai probablement assez vite ces lectures sauf peut-être Annie Ernaux que j'espère toujours avoir, un jour le temps de mieux découvrir.

Jacqueline (qui a proposé ces lectures et ne regrette pas en raison des échanges)
En mars 2014 j'ai découvert la collection dans ma (bonne) librairie, et en particulier Chercheur au quotidien, qui j'espérais allait me faire découvrir la vie quotidienne de mon frère chercheur disparu qui parlait toujours de "run" mais sans que je comprenne concrètement : le livre m'a très intéressée, montrant le côté bricoleur ; je l'ai depuis fait lire à des chercheurs qui disent que c'est tout à fait ça pour ce qui est du quotidien. Le Parlement des invisibles a un début séduisant, idéologique, mais j'aime bien l'idéologie après tout ; sur la littérature, j'ai beaucoup aimé. La question de la représentation rappelle La nuit des prolétaires de Jacques Rancière. J'ai lu Moi, Anthony, ouvrier d'aujourd'hui : j'ai beaucoup aimé le livre, bien écrit, qui m'a fait découvrir un métier dont j'ignorais tout : cariste.

Claire
C'est quoi ?

Corinne et Manon
Ils transportent des palettes…

Jacqueline
J'ai lu aussi Grand patron, fils d'ouvrier écrit par un sociologue, intéressant, bien mené, avec un regard distancié.

Denis
On précise qui est ce patron ?

Jacqueline
Le héros dénommé Franck dans le livre est en fait Patrick Romeo, le PDG de Shell... Business dans la cité est écrit par un écrivain qui a connu le contexte : mais c'est une fiction, un polar, que j'ai trouvé peu authentique. Quant au livre d'Annie Ernaux, j'aime beaucoup comment elle restitue son objet d'observation de façon impressionniste. J'ai confiance dans le site, dans le projet.

Claire
J'ajoute après la soirée une précision de Lil, du groupe breton : Florence Aubenas a écrit récemment En France, qui est un projet tout à fait analogue à "Raconter la vie", mais en un seul livre, puisqu'il s'agit de parler des Français qu'on n'entend jamais. L'auteur présente ainsi l'ouvrage : "Les lecteurs se demandent souvent comment un journaliste choisit ses sujets. C'est une question qui revient sans cesse : pourquoi cette histoire et pas une autre ? Pourquoi ce village-là ? Pourquoi cette usine ? Et pourquoi cet homme ? Les explications ne manquent pas. On se rend à cet endroit-là parce qu'un événement s'y est déroulé, incendie ou élection, meurtre ou mariage, peu importe, quelque chose. Ça paraît simple, non ? Écrits et publiés dans Le Monde, où je suis reporter, les textes rassemblés dans ce livre ont en commun d'être nés dans cette zone d'opacité-là, entre des questions et des réponses qui ne coïncident pas."
Les Éditions de l'Olivier précisent que ce livre, En France, fait entendre la voix de ceux et celles que Florence Aubenas a rencontrés ces deux dernières années au fil de ses reportages. "A travers ces récits de vies multiples, se dessine une France prise dans l'aventure du quotidien."

Rozenn (après la soirée)
J’ai beaucoup apprécié le livre programme, de Rosanvallon : j’aime ses références et je m’y retrouve bien et j’ai envie de lire toutes celles que je ne connais pas encore.
Avec moins de plaisir celui du chercheur, beaucoup celui de l’ouvrier. Moins celui sur les livreurs qui est écrit par une journaliste, ce n’est plus jouer le jeu.

8 AVIS DU GROUPE "VOIX AU CHAPITRE MORBIHAN"
réuni le 9 décembre 2014 (Chantal, Claude, Marie-Odile, Lona, Mone, Mariethé, Marie-Claire, Nicole, Nancy, Edith et Lil)

Cotes d'amour (intérêt suscité par la démarche) :
1:4:3:

Beaucoup d'intérêt pour cette démarche associée à un projet clair, exaltant, optimiste, une analyse fine du contexte social et politique actuel et des intentions nobles et pleines d'humanité.
L'une d'entre nous, cependant, pointe le peu d'originalité de ce projet qu'elle accuse d'enfoncer des portes ouvertes et de se perdre dans le verbiage...

C'est sur l'efficacité de ce projet que reposent les doutes de 6 des lectrices :
- Qui va lire ces textes ? A qui vont-ils servir ? (mis à part un texte écrit par une jeune juge, tous les autres, choisis par le groupe, sont des écrits d'auteurs reconnus : A. Ernaux et Bégaudeau...)
- Est-ce juste une utopie (même si les utopies ne sont pas inutiles...) ?
- Écrire et témoigner, est-ce suffisant pour être reconnu et passer du "je" au "nous"?
Des discussions ont suivi, bien sûr, sur la représentation effective des citoyens par leurs élus, la démocratie... et les autres démarches susceptibles de finaliser le projet : rendre visible tout un chacun !

D'Annie Ernaux Regarde les lumières mon amour : ce récit sur l'hypermarché a été diversement apprécié (6 lectrices) :
- belle écriture, style concis, de l'humour, regard critique et tendre
- possibilité de se projeter totalement dans ce qu'elle nous dit de cet hypermarché : pourquoi ne se révolte-t-on pas ? Supermarché = "communauté de désir et non d'action"
- le projet de Rosanvallon n'est pas rempli : Annie Ernaux n'est pas une invisible ; n'eût-il pas été préférable de faire entendre des clients ou des employés de l'hypermarché ?
- l'auteure n'insiste pas assez sur le pouvoir des supermarchés (ce qui a entraîné vers d'autres discussions...)

De François Bégaudeau Le moindre mal : ce récit de la vie personnelle et professionnelle d'une infirmière rend visibles cette infirmière et son travail à l'hôpital - instructif et effrayant ! (1 lectrice)

De Céline Roux La juge de trente ans : un livre bien écrit, bien construit qui éclaire le quotidien professionnel du juge, contraint à une grande solitude difficile à vivre. (1 lectrice)

 

 

 

Nos cotes d'amour pour le livre, de l'enthousiasme au rejet :
à la folie
grand ouvert
beaucoup
¾ ouvert
moyennement
à moitié
un peu
ouvert ¼
pas du tout
fermé !

 

 

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