Réjean DUCHARME, L'Avalée des avalés, Folio, 384 p.

Quatrième de couverture : "Tout m'avale... Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère...Les enfants en mènent large. Ils peuvent dire pis qu'aimer, pis que pendre. Ils ont tous les droits. Entre vingt et vingt-trois ans (l'âge de ce roman), on a toutes les lois, toutes en même temps. Si on est doué, on les apprend. Si on est pas content, on se déprend, en se souvenant, en imaginant."

 


Une des rares photos

Réjean Ducharme (1941-2017)
L'Avalée des avalés (1966)

Nous avons lu ce livre pour le 3 octobre 2025. Le groupe de Tenerife est en train de le lire aussi.

Les 21 cotes d'amour des deux groupes parisiens
David Françoise H Katherine LahcenMargotRozenn
Anne-Marie Christine
Khadija Monique M
BrigitteCatherineFanny Nathalie
Annick L Audrey ClaireJacquelineMonique L
Jean-Paul
Renée

Des infos autour du livre de Réjean Ducharme en bas de page.

Nous avons lu très peu d'auteurs québécois : Michel Tremblay (en 2000), Gaëtan Soucy (en 2000). Et aussi, Dany Laferrière (2010), Wajdi Mouawad (2017), Aki Shimazaki (2021).

Les 10 cotes d'amour de l'ancien groupe
Katherine Rozenn
BrigitteCatherineFanny
Annick LClaireJacquelineMonique L
Renée


Nous accueillons Katherine, du "nouveau groupe", québécoise, qui nous a proposé ce livre d'un auteur québécois, non sans risque... Avant de commencer, nous échangeons sur ses impressions depuis 6 ans qu'elle participe à Voix au chapitre, avant de bientôt retourner pour de bon à Montréal. Si elle loue la formule du groupe (un livre lu par tous), elle évoque quelques mauvais souvenirs de lecture pour distinguer parmi eux livres-sans-intérêt et livres-qui-ne-laissent-pas-indifférents : ainsi à ses yeux est sans intérêt Trois femmes puissantes de NDiaye, quand L'ancêtre de Saer ne la laisse pas indifférent - une distinction bien utile... Elle n'apprécie pas non plus quand tout le monde adore, comme pour Retour à Killybegs de Chalandon...


Catherine (qui, en fonction de la distinction de Katherine, prévoit que ce livre "ne laisse pas indifférent" et n'est "pas sans intérêt"...)
Je ne connaissais pas du tout Ducharme, même pas de nom.
Je me suis attelée tardivement à la lecture de ce livre et ça a été plus long que prévu.
J'ai aimé le début, cette famille complètement dysfonctionnelle, avec sa guerre de religions intrafamiliale et l'attribution d'un enfant à chaque parent avec la religion correspondante, c'est complètement fou. J'ai plutôt aimé le personnage de Bérénice au début, son intelligence, sa révolte, sa personnalité, sa volonté d'indépendance, ses sentiments partagés envers sa mère, ce mélange d'amour et de rejet, les jeux avec son frère. J'ai aimé le côté foisonnant, le décor, l'abbaye isolée sur une île, sous un pont, ça fait un décor de film d'horreur.
Ensuite, plus le livre avance, plus ça dérape. On est emporté dans cette tornade (voire diarrhée) verbale, ce flux intarissable, difficile à suivre ; ça devient de plus en plus morbide, pathologique, on a l'impression de tourner en rond avec toujours les mêmes obsessions. La mère devient Chamort puis Chamomort, il y a l'assassinat du chat, le suicide du jardinier qui l'a laissée totalement indifférente, l'épisode d'anorexie pendant lequel sa mère est plutôt aimante d'ailleurs, contrairement au père toujours aussi maltraitant, son amour pour son frère de plus en plus possessif, passionnel et ambigu. J'ai eu un coup de mou à ce moment-là ; l'intermède New York m'a un peu ranimée, il y a la description de la famille ultra-orthodoxe, des cousins, de l'oncle c'est assez drôle, l'amitié avec Constance qui l'humanise. Et puis ça bascule de nouveau avec la mort de Constance. J'ai eu du mal à croire au personnage en fait, je suis restée très extérieure dès le début, ça ne me paraissait pas du tout correspondre aux pensées d'une enfant, de 10 ans au début, 15-16 ans à la fin, même très brillante. J'ai été gênée aussi par les propos racistes à plusieurs reprises, envers les Noirs, les Arabes, les Juifs.
J'ai lu la fin un peu en diagonale, le départ en Israël qu'on a du mal à comprendre, la guerre, bof, je n'ai pas du tout accroché. La fin avec la mort (le meurtre) de Gloria est en accord avec le personnage.
Ce qui sauve le livre, c'est son originalité, son écriture étonnante, l'inventivité, le vocabulaire, toutes les expressions et les jeux de mots, les jurons... C'est souvent drôle, il y a des moments de grâce.
Bref pas un plaisir de lecture, mais un livre que je n'oublierai pas. Je l'ouvre à moitié. Pas sûre que j'en lirai un autre...
Rozenn
J'ai été fascinée par ce livre.
J'ai passé des moments de grand plaisir, d'agacement également. Mais c'est largement le plaisir qui domine.
Le personnage est extra-ordinaire. Elle est dans le délire d'être libre et de tout maîtriser. Dans ce délire de toute-puissance, elle va jusqu'à l'anorexie. Sa détresse est absolue. Sa passion pour son frère est folle, mais elle est dans un contexte fou. Elle vit dans une situation familiale abominable et selon elle dans un monde tout aussi abominable - et sans doute a-t-elle raison.
Le cadre est fabuleux, avec cette abbaye sous un pont ferroviaire dans une île envahie par les rats.
C'est un livre qui demande d'être lu avec son téléphone à la main pour chercher le sens des mots nouveaux et les références inconnues. Au début, j'ai relevé et compté les mots nouveaux, et puis il s'agit surtout de termes botaniques, zoologiques, j'ai un peu arrêté.
Une chose qui me touche particulièrement, c'est la façon dont elle parle de la vieillesse, de sa hantise de la vieillesse : c'est très subtil et extrêmement fort.
Il y a des traces de racisme nets, concernant les Noirs, les Juifs. Les Noirs rient comme des débiles ("L'horloger noir rit comme tous ceux de sa race, comme un enfant"). Sa critique des fanatismes religieux me plaît dans son absolutisme. Une dénonciation énorme.
Il y a aussi des passages drôles : "Christian a l'air d'un automate qui n'a pas eu sa ration de tomates", comme de petites respirations. On rigole aux jeux de mots, et ça fait du bien. Et le "langage bérénicien" ! Je faisais ça avec mon frère. Complicité et besoin d'entre-soi.
Je suis très contente d'avoir lu ce livre.
Monique L

J'ai eu beaucoup de mal à lire ce livre et ai mis du temps à le faire. Je n'ai pas ressenti de plaisir de lecture mais souhaitais savoir comment cela se terminerait.
Pourtant, c'est une œuvre pleine d'originalité, un récit fort, prenant, inventif et déroutant.
Quelle fougue ! Bérénice est un personnage frappant, difficile à aimer, mais inoubliable. Elle est pleine de fureur, mais aussi de lucidité. C'est une véritable boule de feu, qui déteste les adultes et le monde dans lequel elle vit et dont elle essaye de s'échapper. Elle est révoltée, intransigeante, cruelle, destructrice, sadique. Elle aime faire mal. Mais elle est aussi délirante, fantasque, idéaliste, lucide, irrévérente. Sa révolte cache sa fragilité. (Lors de sa maladie, entre autres, elle ne veut pas se laisser aller et lâcher prise).
Je suis restée très extérieure à ce récit. Je me suis sentie comme un voyeur face à la folie délirante de Bérénice. Je n'ai jamais cru que ce soit elle qui s'exprime, cela ne m'est pas apparu comme réaliste. Au début j'ai apprécié l'originalité de ce récit, mais à la longue je me suis enlisée dans la noirceur des états d'âme de Bérénice. Le récit, avec ses redondances m'a fatiguée, même épuisée. Pour moi, c'était trop !
L'écriture de Ducharme est poétique, pleine d'images, de jeux de mots, d'expressions colorées ; son vocabulaire est très riche, mais ce récit n'est pour moi qu'un exercice de style, une prouesse dans un sens. Le résultat est trop long et indigeste. J'ouvre ½.
Brigitte (à l'écran depuis la Normandie)
Je ne connaissais rien de cet auteur, ni de ce livre.
C'est une lecture très difficile. J'ai failli plusieurs fois abandonner. Finalement, je suis allée au bout du livre. Quel soulagement quand ça a été terminé !! J'en sors à moitié étouffée par une avalanche de mots, écrasée par cette écriture foisonnante.
Malgré tout, je ne regrette pas d'avoir fait l'effort de le lire en entier.
C'est un texte très poétique, très subtil, très riche en références culturelles.
Bérénice est un personnage intéressant. Elle est révoltée à 1000% contre le monde qui l'entoure. Elle a cependant des passions pour sa mère (si Chat Mort est bien sa mère ?), son frère Christian, son amie Constance Chlore. Elle vit ces passions de manière effroyablement compliquée et finalement se retrouve terriblement seule.
Ce livre a été publié en 1966, c'est-à-dire, il y a soixante ans, mais je le trouve très moderne. Cette plongée dans l'univers ultra violent de Bérénice nous rapproche peut-être du monde intérieur de ces jeunes qui n'hésitent pas à perpétrer des massacres dans les écoles en Suède, en Australie, aux USA…
J'ouvre à moitié.

Claire
Vu mon cerveau mince par rapport à celui de Bérénice, j'ai d'abord pris des notes pour me repérer parmi les personnages. J'ai cru me retrouver dans deux livres que je venais de lire, l'un pas-pour-le-groupe-lecture, Tant mieux d'Amélie Nothomb, et l'autre peut-être pour le groupe, Écarlate de Christine Pawlowska, où se trouvent aussi des conflits tordus entre parents et des assassinats de chats : j'avais l'impression de ne plus savoir dans quel livre j'étais, pas mal pour aborder la dinguerie du livre.
Ce qui m'a tout de suite frappée, c'est que le livre n'avait pas d'accent.

Katherine
Je l'ai fait exprès !

Claire
La logorrhée avec une impression d'absence d'avancée narrative m'a envahie et j'ai lu avec satisfaction : "Lorsque, chez un être humain, l'angoisse atteint une certaine intensité, on assiste à une diarrhée de mots. On peut le remarquer en particulier chez le pornographe, appelé aussi écrivain, auteur, romancier et poète." Tu parles pour toi Réjean ?
La violence est omniprésente : les nonnes de l'abbaye qui tirent sur les Indiens, le père Prébeuf martyrisé par les Indiens, la haine et le sadisme de la narratrice ("j'aime ça quand ça hait") ; l'amour même est épouvantable, avec le frère et les amies ; la mort de Constance qu'elle adorait la laisse de glace et je ne peux m'empêcher de trouver ça invraisemblable. Aucun sentiment humain n'est donné à ressentir au lecteur, aucun sens d'un bien et d'un mal.
J'ai eu du mal à imaginer le lieu (la maison abbaye), à accéder à la psychologie des personnages, et une vraisemblance minimale des situations me manquait (l'érudition d'une enfant de 11 ans, le recueil fastoche par la mère de poulpes pour ses 40 aquariums, le journaliste qui bien sûr accepte de rencontrer cette enfant, la séance en classe où elle va au tableau et éructe : je n'arrive pas à avaler ça, question genre littéraire. Le problème pour moi est cette voix de narratrice au présent, d'enfant, sans recul, ça ne colle pas. "Je suis folle à lier" dit-elle et je ne la contredirai pas : "Je suis folle à lier. Je me mets debout sur mon lit, et marche, la bouche écumante de rire. Je saute à pieds joints sur mon lit, boxe, salue à la Hitler, m'incline sous un orage d'applaudissements, serre la main à Blalabaléva, Sargatatalituva, Skararoutoukiva, Sinoirouissardan, Allagatatolaliève et d'autres joyeux lurons." C'est bien dingue, mais je dis bof.
J'ai bien sûr remarqué l'écriture qui fait du hula hoop et des sauts périlleux, mais j'étais trop irritée pour bien apprécier.
Quand même, je sauve la façon dont le père parle de sa maîtresse : "J'ai entendu dire qu'elle lave aussi souvent son sexe qu'elle se lave les oreilles. Elle trouverait même tout naturel d'être assise sur son derrière quand elle est assise. Pis, elle m'a avoué qu'elle traite son sexe comme elle traite son estomac. Quand l'un ou l'autre crie famine, elle lui donne à manger. Quand on rencontre un ami, il vous tend la main. Elle, elle tend aussi son sexe. C'est un curieux spécimen d'une race à laquelle on ne veut plus guère appartenir : la race humaine. De plus, elle me trouve agréable. Elle trouve mes cravates de bon goût. Elle m'aime."
Je n'arrive pas à vraiment sourire aux jeux de mots, comme : "Christian est triste comme un cormoran qui n'a pas lu sa portion de Coran." Mais j'applaudis à "C'était écrit, il fallait que je fasse la rencontre de mesdemoiselles les menstruations. Je suis pleine d'ovaires, maintenant. Les ovaires sont des œufs. Ne cours pas trop vite, Bérénice, tes œufs vont se briser. Je commence à avoir des mamelles. Ne cours pas trop vite, vache, ton lait va surir." Et je garde : "Les voyages forment la jeunesse. Les voyages laissent la vieillesse telle quelle."
J'ai trouvé très beau le passage sur la lecture : "Chaque page d'un livre est une ville. Chaque ligne est une rue. Chaque mot est une demeure. Mes yeux parcourent la rue, ouvrant chaque porte, pénétrant dans chaque demeure." (suite ›ici)
J'ai remarqué aussi le mot nègre quatre fois et ce qu'il entraîne...
J'ai appris un mot vieilli chez nous, endêver (=éprouver un violent dépit jusqu'à être comme hors de soi ; éprouver une vive contrariété) et je peux dire que le livre m'a bien fait endêver.
Je n'ai pas aimé l'attitude primaire que le livre a suscité chez moi : ainsi quand elle est enfermée après avoir été dingue et enragée, je me suis exclamée in petto : bien fait !
Pas indifférente du tout, j'ai été finalement très contente d'avoir découvert ce livre délirant qui m'a exaspérée et que je n'ouvre qu'au quart...
Après la lecture, j'ai eu envie de voir quelles avaient été les réactions à sa sortie - ce qui m'a passionnée, d'où la doc ci-dessous. Ce qui me frappe, c'est que les dysfonctionnements familiaux, la folie de la narratrice, tout ça n'apparaît pas, au profit de l'innovation, du choc littéraire.
Concernant les mystères liés au personnage romanesque de l'auteur lui-même, d'une part refusant toute médiatisation, et d'autre part parvenant à entrer dans la vie intime d'une très jeune fille, j'ai été très étonnée par l'hypothèse développée par André Durand, auteur très sérieux du Comptoir littéraire, à savoir que Bérénice existe (!) et que ce n'est pas Ducharme l'auteur du roman... (lisez ›ici).
Annick L
J'ai été fascinée par le flux verbal, la violence, l'inventivité langagière.
Dans cette espèce de ressassement, un ressassement morbide de haine, je n'ai pas éprouvé la moindre empathie.
J'ai été fatiguée. Au bout d'un moment, ça va s'arrêter, non ? Que va-t-il se passer ?
Chez le tonton juif orthodoxe, c'est satirique, concernant cette mécanique orthodoxe. Mais on va où ?
J'ai été choquée par les passages racistes. Rien n'échappe à la détestation et puis on finit par Israël.
Il y a le plaisir de la langue, ces fusées sans arrêt ; c'est extraordinairement vivant au niveau de la langue. Mais j'ai besoin d'un récit qui tienne la route.
J'ouvre ¼ car c'est extrêmement original.
Mais c'est tragique, elle tourne en rond, ça m'a lassée. La seule chose humaine, c'est la relation avec son frère. Quand elle est malade et que sa mère la veille, c'est très beau. Mais ses états d'âme, j'en ai rien à faire. Qu'elle crève !
...
Fanny

C'est un livre très clivant. On est plongé dans un abîme de folie. On essaie de trouver des raisons. Je ne pense pas que l'auteur ressente haine et violence et manque d'empathie, j'ai plus l'impression que c'est ce qu'il prête au personnage de Bérénice. La famille apparaît dans un complet dysfonctionnement, clivée, à minima incestuelle. Mais on est uniquement dans la tête de la gamine, est-ce qu'on verrait les choses autrement si on avait le point de vue des parents et du frère ? Son frère n'est peut-être que le seul sain, se mettant à distance de la famille et mettant un stop à la relation incestueuse que lui réclame sa sœur.
La folie de Bérénice, c'est de pire en pire. Elle n'a pas d'empathie, elle en jouit. Elle n'a pas de culpabilité, elle tue et ça lui fait du bien. Sa mère, c'est Chat Mort, Chamomor, elle est dans le délire complet.
Après avoir lu deux ou trois chapitres, j'avais envie de faire des mots fléchés...
Comment l'auteur a pu se plonger dans ce personnage ? Dans la pathologie de cette môme, le vocabulaire qu'il emploie ça n'est pas plausible à neuf ans, ça ne marche pas même pour une enfant surdouée ; à 15 ans oui.
Et Israël, pourquoi ? ça m'a semblé un truc factice, je n'ai pas adhéré.
J'ouvre à moitié car c'est fascinant que soit écrit un ovni pareil en se mettant dans la tête de ce personnage. Mais c'est dur à lire et à encaisser.
Renée
(à l'écran depuis Narbonne)

J'ai détesté le titre et les premières pages, écrites à la manière d'un petit enfant.
Je comprends que nous sommes dans la tête d'une enfant excessivement perturbée qui va devenir un monstre. Je pense qu'elle va tuer quelqu'un à la fin du livre. Certaines pages sont du délire de schizophrène.
Le début du chapitre 57 est totalement incohérent ("Il faut que la harpe continue, que le toit tienne. Il ne faut pas que la roue s'arrête. Je souffre - drelin drelin. Mais, le cygne drinse bien. J'ai les mains en sang ; le chanvre du hauban les a meurtries comme la râpe la carotte. Je pends à un hauban qui se balance dans le vide depuis le plafond de l'univers.")
Un ou deux passages m'ont touchée, ainsi lors de l'éblouissement d'amour pour la mère : "l'amour m'a fécondée", une très belle expression. L'héroïne explique bien que cet amour est une dépendance qui lui fait excessivement peur. Elle veut se créer seule.
J'ai essayé de chercher pourquoi ce livre est iconique au Québec : cette alternance de haine et d'amour pour sa mère est-elle la représentation des sentiments des Québécois pour leur pays ?
Je ne comprends pas.
Je ferme totalement ce livre à cause du massacre des deux chats et des mots : "des nègres pour la plupart, des presque singes".


(Après la soirée) Petit rectificatif à la suite de l'intervention de Katherine, qui place ce roman dans la littérature de "l'absurde". Il me semble donc possible que si j'avais lu ce livre à sa parution (1966), j'aurais vu un suiveur de Camus, Kafka ou Beckett et il m'aurait passionnée ! Qui sait ?
Jacqueline

Au début, j'étais assez émerveillée par ce texte : une histoire d'adolescente ou de pré-adolescente rebelle, dans un style extrêmement poétique avec des images hors du commun, une réelle création, tout ça en phrases courtes percutantes, à l'image de cette force d'une jeunesse rebelle qui se cherche.
Beaucoup d'exubérance, l'art de faire d'une histoire relativement banale une vraie épopée et un humour ravageur. Un peu fatigant à la lecture !
Personnellement, je n'accroche pas trop avec les pré-ados et les ados… Peut-être que je n'ai pas tout à fait encore suffisamment franchi cette étape ! Avec sa force de vie, je n'étais guère inquiète pour elle, mais j'étais curieuse de voir comment elle allait s'en sortir ; j'ai poursuivi ma lecture, un peu comme un pensum, mais ça ne s'arrangeait guère…
À partir du quart ou du tiers, j'ai plutôt parcouru le livre. Je n'ai pas aimé la fin. Je n'ai pas compris ce qui se passait en Israël. On est avant la Guerre des Six Jours. Elle sauve sa peau mais à quel prix ! J'ouvre un quart parce que j'ai vraiment bien aimé le début…

Katherine

Je ne pense pas qu'il faille faire une analogie entre Bérénice et la société québécoise.
Je rejoins Rozenn. J'ai lu le livre avec énormément de détachement par rapport à cette tornade, ce typhon, ce phénomène naturel qui déferle.
Je comprends qu'on ressente de la frustration, si on cherche un fil narratif, une cohérence.
J'ai apprécié l'écriture et de voir cette folie : que va-t-il arriver de plus fou encore ? De plus dégueulasse ? La créativité et la vivacité sont phénoménales : qu'est-ce qu'elle va nous faire encore cette Bérénice ? Et surtout vers la fin. C'est quelqu'un de très torturé, y compris dans la relation avec son frère.
Il n'y a pas de fil narratif ? Où on va ? Mais on va nulle part. Je regrette qu'il n'y ait pas davantage de dialogues car ils sont vraiment réussis et permettent de se remettre en selle. J'apprécie aussi qu'il y ait de courts chapitres comme de mini nouvelles.
C'est une créativité, d'une inventivité qui m'a subjuguée, je lisais sans problème. Mais il est vrai qu'on aurait pu s'arrêter à 300 pages, plutôt que 400...
Et c'est tellement intéressant au point de vue artistique, un peu comme une performance abstraite. Parfois ça sert à rien de faire sens. Le lire avec détachement, en me laissant passivement fasciner par Bérénice, est ce qui m'a permis d'autant l'apprécier. J'ouvre en grand.

[Suit un échange sur le terme "absurde" qu'emploie Katherine pour évoquer le livre. Non pas absurde au sens du fantastique dans le livre La Maison aux esprits d'Isabel Allende que nous avions lu et que Katherine avait beaucoup aimé. Non, pas absurde comme dans le théâtre de Ionesco. Absurde au sens du Larousse : "Qui est contraire à la raison, au sens commun, qui est aberrant, insensé".]

Pourquoi cette ce succès ? Peut-être faut-il resituer le livre dans l'histoire du Québec c'est l'époque de la Révolution tranquille au Québec, après la période de la Grande Noirceur sous Duplessis, où se conjuguaient l'influence de la religion catholique et la pauvreté. De plus, les autres livres de Ducharme sont différents, j'avais hésité avec son roman L'hiver de force.
Si le groupe ne l'avait pas déjà lu, j'aurais peut-être proposé Michel Tremblay. Mais je voulais éviter un livre prêtant le flan aux stéréotypes, genre castors...
J'ai pensé aussi à Anne Hébert et son beau livre Les Fous de Bassan ; mais c'est une autrice qui a vécu longtemps en France.
Aujourd'hui il y a des écrivains autochtones, comme Michel Jean. Et plus classique, représentant du terroir québécois, je pense à Menaud, maître-draveur de Félix-Antoine Savard (en ligne ›ici).


Pour finir, nous pensons que le choix était excellent, permettant à tout l'éventail de nos cotes d'amour de se déployer, et suscitant l'un des plaisirs irremplaçables que permet Voix au chapitre : découvrir et lire un livre que nous n'aurions jamais lu sans le groupe. Merci Katherine !

Les 11 cotes d'amour du nouveau groupe
David Françoise Lahcen Margot
Anne-Marie Christine
Khadija Monique M
Nathalie
Audrey
Jean-Paul

Christine
L'avalée des avalés est un roman ardu. C'est l'histoire d'une fillette d'une dizaine d'années qui grandit dans une famille dysfonctionnelle. Elle a une conscience extrême de son environnement et est en perpétuelle révolte, en perpétuel rejet du monde adulte. "Malgré la nécessité de la haïr, je suis fascinée par ma mère comme par un oiseau. Je l'admire. (…) C'est l'ennemi à abattre."
Elle ne vit que dans la transgression et le refus du monde dans lequel elle vit. Elle a deux figures d'amour : son frère et son amie Constance Chlore.
Le style de l'auteur est en adéquation totale avec la violence et le mal être de ce JE qui est extérieur à Bérénice. Le récit oscille entre la réalité et le délire. Le lecteur se perd… Le récit est dense, discontinu, avec des ruptures entre les chapitres.
Des mots sont associés de façon surprenante : le soleil a des rayons de fer. La lune a des rayons de bois, comme une roue de carriole. Des mots sont inventés : "Je deviens une servitatrice bien obédéissante".
Il y a de nombreuses références à la mythologie ; d'ailleurs Bérénice est un personnage racinien issu de cette mythologie.
Ma lecture a été laborieuse. Ce roman m'a intéressée par sa très grande originalité. J'ai apprécié le pouvoir de l'écriture ardue, mais tellement forte dans son pouvoir d'évocation de la violence de la haine de Bérénice. Je suis heureuse d'avoir découvert ce roman.
Dans la dernière partie du livre, l'auteur cite à plusieurs reprises Nelligan, poète symboliste et romantique québécois. Schizophrène, il a passé la plus grande partie de sa vie en hôpital psychiatrique. J'ai trouvé significatif que Ducharme associe à la folie de Bérénice ce poète.
Émile Nelligan : ›présentation sur Wikipédia
Émile Nelligan : ›ses poèmes sur Poetica Mundi.
Audrey
J'ai fait ce que je ne pratique jamais : regarder un résumé sur internet et alors je me suis demandé : "qu'est-ce que c'est que ce livre ?"
A la lecture, l'impression dominante est qu'il s'agit d'un texte que l'auteur a écrit en pensant à son lectorat.
Je n'en ai lu que la moitié, par gêne et malaise à voir à quel point cette petite fille cherche à tout prix à lutter contre l'amour de sa mère, alors qu'elle a la beauté des gestes, des traits, qu'elle manifeste de l'attention vis-à-vis de sa fille. Tout est fait pour tout transformer en haine.
Faut-il y voir une autre intention ? Beaucoup d'attente qu'autre chose survienne, puis bascule et fermeture par absence d'accroche et de plaisir de lecture.
Margot
Une écriture étonnante, détonante même, sur les 15-20 premières pages. Difficile de croire que la narratrice a 11 ans, l'écriture est plutôt d'une adulte qui recrache une colère, une haine avalée et ravalée. Quelque chose donc de recuit et qui construit une mémoire, une fiction.
On sort du roman classique et la sempiternelle boucle temporelle d'un début, un parcours et une fin qui bouclerait le tout, pour aller le long d'une parole singulière. Un récit qui par ailleurs va s'ancrer plutôt dans des espaces que dans un temps linéaire : il y a cette bâtisse surréelle qui rappelle un temple et que l'on parcourt selon un clivage parental et une répartition des enfants - l'un pour le père, l'autre pour la mère. Avec un clivage de l'espace du ciel lui-même entre-deux monothéismes, la religion catholique et la religion juive. L'intérêt de cette haine est qu'elle apparaît presque comme un personnage, une source d'élan inépuisable et elle constitue l'élan vital et la préservation de soi.
Et puis, il y a cette extraordinaire géographie de l'autre côté du monde, immense, entre terre et eaux, une géographie buissonnière, territoire de toutes les courses et aventures les plus folles entre le domestique (le jardin) et le sauvage. Et enfin, une fraternité qui frise parfois un désir fusionnel incestueux, avec une inversion des genres féminin masculin : il n'y aurait plus que du masculin avec une intrusion d'un élément féminin auprès du frangin qui rompt le charme, si charme il y avait.
En somme, ce récit est un chamboulement dans l'ordre classique de l'écriture et dans les valeurs traditionnelles d'amour de maternité de fraternité et d'équilibre. Tout cela vole en éclats et se maintient tout de même (la famille, le meilleur dispositif pour la haine de l'autre). Jusque-là : chouette, voyons voir où tout cela nous mène.
Et patatras !… J'abandonne le livre, la lecture me lasse puis m'écœure. La même dose d'amour m'eût écœurée tout autant. La haine de la fillette et tout l'ensemble tiennent dans un ressassement permanent obsessionnel et sans fin. Ad nauseam !!! Je lis alors les deux chapitres de fin : la guerre, la traque, le piège, la souricière, les filles soldats et la trahison finale. Bérénice fera de sa binôme un bouclier humain.
Ce livre reste pour moi une forte déception par rapport aux promesses et défis de départ. Ce livre est un OVNI. Je n'ai rien compris, ni au propos même du livre, ni à ce parti pris de haine sans fond de l'autre (par pitié, qu'on ne m'objecte pas ce qu'aurait voulu dire ou dénoncer l'auteur). Reste BÉRÉNICE, ce prénom de l'héroïne racinienne, mais qui fut d'abord une reine réelle, clivée entre deux continents, deux cultures, deux volontés de pouvoir, inabsorbable, non mariable, non intégrable, sauvage et cruelle, de sorte qu'elle s'en retournera dans son royaume de guerre. Refusée à l'amour, elle sera toute haine. Est-ce cette Bérénice-là qui a inspiré Ducharme ?
Anne-Marie
Ce livre a représenté une vraie rupture dans l'univers québécois de 1966, comparable à L'Attrape-cœurs de Salinger. C'est un peu ce qui m'a poussée à en continuer et terminer la lecture après avoir été un peu déstabilisée, puis carrément dérangée par ce livre.
La profusion d'images, le vocabulaire inventé, la richesse des mots surprenants, foisonnants, m'ont saisie, ainsi que la radicalité et vulnérabilité de Bérénice.
Bérénice est une petite fille de 10 ans racontée par un homme, ce qui est gênant, d'autant plus que cette enfant a un imaginaire tellement riche et imprégné de culture et de références historiques, elle est d'une érudition telle, que l'on a du mal à rattacher tout cela à l'enfance. Par ailleurs Bérénice est une boule de haine virulente très ambiguë, car aussi très vulnérable, et luttant contre sa tendresse naturelle pour sa mère qui la fascine par sa beauté (elle qui se trouve si laide), et contre son amour immodéré pour son frère. Elle est si déchirée, en colère, qu'elle ne vit qu'en s'inventant des mondes et des histoires délirantes et cruelles, car elle est très cruelle et lutte sans cesse contre l'attendrissement par une violence et une cruauté omniprésentes. Elle est en guerre contre le monde et contre tous, elle est angoissée et virulente de manière épuisante pour le lecteur qui a du mal à éprouver de la sympathie pour elle qui se délecte à parler de sang, de viscères et de mort, elle qui dit qu'elle veut tuer des hommes et des enfants blancs… La fin est terrible mais finalement montre qu'elle désire vivre malgré tout.
Ce livre est un peu répétitif dans ses vociférations et sa violence, il m'a épuisée. Je l'ouvre aux ¾.
Françoise
J'ai lu 70 pages, avec l'envie de continuer ce livre qui m'a rapidement évoqué Zazie dans le métro, que j'ai trouvé bien mièvre en comparaison.
Il est percutant avec un très grand amour pour la nature (notamment les belles scènes de pêche), mais dans un milieu très violent.
J'ai beaucoup de mal à penser qu'il ne s'agit pas d'un adulte qui se projetterait dans la vie d'une petite fille.
Nathalie
J'ai eu la même difficulté de lecture au début. Ce n'est pas l'écriture d'une fillette de 9 ans, puis 11 ans... Ce ne sont pas ses mots, même si cela peut être son ressenti qui devrait donc être plus diffus. Il m'a donc fallu un certain temps pour accepter ce pacte de lecture.
En revanche, pour ma part, je n'ai pas eu de mal à entrer dans l'univers de Bérénice. D'ailleurs un univers de château, en tout cas d'abbaye, sur une presqu'île, qui ne manque pas d'attrait. Lieu d'aventures et/ou d'horreurs... Également d'enfermement entre deux parents, pour le moins dysfonctionnels selon le vocabulaire d'aujourd'hui, qui semblent se détester, au regard de l'enfant qui, du coup, ne sait pas distinguer entre amour et haine.
Heureusement il y a son frère qu'elle aimerait phagocyter. Car l'avalée des avalés est en réalité une avaleuse. Exclusive. "Pour être le seul visage dans une âme, il faut en déloger tous les autres." (p. 124). Avec un passé familial pour le moins lourd, Bérénice est une boule d'énergie, passionnée, avide de vie, dévoreuse de vie. Juste avant sa période neurasthénique, elle se plaint de ne pas vivre assez. Il n'y en a jamais assez pour elle. Elle est à la fois touchante, attachante, insupportable et véritable psychopathe ! C'est une tueuse, au sens propre comme au sens figuré. Je n'ai pas encore terminé (bloquée indéfiniment dans Une vie et demie !), mais la richesse du vocabulaire, ses néologismes, ses détournements m'ont suffisamment séduite pour que je poursuive ma lecture bien que le "je" omniprésent m'ait pas mal lassée.
Lahcen
C'est une œuvre magistrale qui m'a profondément marqué.
La langue de Ducharme est lyrique, sans fioriture, tendue vers l'essentiel. Il y a une puissance du souffle qui traverse le roman de part en part. Les phrases courtes, incisives, et les répétitions créent un rythme haletant.
On en ressort abasourdi, comme bousculé par une parole qui ne lâche jamais.
Bérénice, le personnage central, est absolument fascinante. Elle est lumineuse, absconse, libre et excessive. Elle apparaît comme une petite sœur de Modesta, dans sa révolte et sa démesure.
Le vocabulaire qu'elle invente, qu'elle détourne, est un territoire à lui seul. Il ouvre des espaces inattendus et donne à la langue une vitalité inouïe. On est littéralement soufflé par cette voix qui n'appartient qu'à elle.
Bérénice se fait l'incarnation d'une liberté radicale, insoumise aux cadres. Chaque page est une déflagration qui secoue autant qu'elle émerveille.
C'est une œuvre que je garderai avec moi, comme une présence.
Et j'aurai toujours plaisir à y revenir, pour retrouver ce vertige de lecture.
Je l'ouvre en grand.
Monique M
Ce livre est en effet un ovni qui a provoqué mon étonnement et ma curiosité, face à cette petite fille qui parle de son corps avalé par le vent, le fleuve, l'espace, à toute vitesse, à la façon précipitée qu'ont les enfants, mais avec des mots, une maturité et un raisonnement d'adulte. J'ai d'emblée été séduite par la personnalité rebelle de l'enfant, sa vivacité, son impertinence, son indépendance, son envie de vivre des exploits, de tout vaincre, d'être maître de son destin, sa passion pour son frère, son goût de l'aventure. Mais très vite apparaît sa perversité (empoisonnement des chats de sa mère, espionnage et dénonciation mensongère du frère surpris avec son amie dévêtue) et je m'interroge sur la réalité de ce personnage, ce qu'il cache des intentions de l'auteur.
Ce livre est foisonnant :
- foisonnement de la nature, faune et flore si bien observée, intensité du climat clément ou rigoureux à l'extrême, selon les saisons. Dans les passages où Christian et Bérénice font de l'aube au crépuscule, des expéditions hors de l'abbaye, des parties de pêche ou de patinage sur la rivière gelée, il y a une proximité avec la nature, un foisonnement de sensations qui émanent de cette nature, plantes, arbres, vent, lac gelé, insectes, oiseaux, très intense et bien analysé. On a l'impression d'une nature quasi vierge dont l'omniprésence envahit tout, domine le quotidien et la vie des gens qui y vivent ;
- foisonnant l'imaginaire, rempli de violence et de rêves de Bérénice. Sans cesse l'écriture associe dans son esprit le réel et la fiction, les fées, les elfes… Juchée sur Pégase, elle monte à l'assaut de l'Olympe, affronte les Titans, les guelfes, les gibelins. Foisonnement des références aux temps anciens, à la mythologie, aux dieux grecs, à la Genèse, Rome, au Moyen-Âge et ses légendes… ;
- foisonnement du vocabulaire très recherché, aux mots savants, précis, parfois de nos jours inusités…
Je crois que ce livre est un manifeste. L'auteur dénonce ce que l'humanité a fait de la beauté du monde. À travers Bérénice enfant, porteuse de tous les espoirs dont l'enfance est le symbole, l'auteur met en évidence ce que la jalousie, l'avidité, l'orgueil, le mercantilisme et le mépris de l'autre, ont fait de ce monde. Il fait dire à Bérénice p. 234-235 : "je me refuse à tout commerce avec le monde immonde qu'on m'a imposé, où l'on m'a jetée sans procès comme des esclaves aux galères". L'auteur crée le personnage d'une Bérénice qui adore la nature, en explore et savoure toutes les ressources pour mieux nous en montrer la splendeur. Avec les parents, l'un juif qui prend la fille, l'autre chrétienne qui prend le fils, il pose la violence des relations humaines. Bérénice se révolte contre les adultes alors que la perversité, l'orgueil et la haine qui sont en elle dès le départ, font partie de ce qui constitue la faille, la perte des humains. En ce sens elle n'échappe pas au sort des adultes qu'elle conspue et devient à la fin du livre. Devenant elle-même ce qu'elle condamne puisqu'elle n'hésitera pas à se servir du corps de Gloria comme bouclier vivant pour sauver sa vie, mentant de surcroît en affirmant que Gloria s'était volontairement proposée. Noir c'est noir !
J'ouvre aux ¾.
Khadija
J'ai beaucoup aimé le début et l'introduction de toute l'intériorité du personnage, sa vision du monde telle qu'exposée et l'interprétation qu'elle a des événements, notamment le fait d'assister aux violences et à la séparation des parents, comme à la répartition qu'ils font de leurs enfants. Une violence qui impacte la mémoire de l'enfance et va se transmettre, et cela interpelle beaucoup.
J'ai beaucoup aimé aussi le bouillonnement d'idées et les questions si profondes d'un personnage qui veut à tout prix comprendre. La narratrice dit pouvoir tout dire, tout écrire : c'est là une vraie question. Peut-on réellement tout écrire et jusqu'où peut-on aller, n'existe-t-il réellement aucune limite dans l'écriture ? Je l'ai perçue comme une arrogance, car il y a nécessairement des limites.
Il y a aussi une opposition radicale entre le monde des enfants et celui des adultes, un peu comme dans Le petit prince, avec cette enfant en butte à l'incompréhension du monde des adultes. Ce livre est difficile.
Jean-Paul  
Sans l'avoir lu en entier, j'ai été tout d'abord surpris par la séparation des enfants, on a curieusement l'impression que ce ne sont pas les enfants des parents. Surpris également par les moqueries perfides.
Puis ensuite j'ai été perdu par cette écriture en galimatias de mots sans fin et cette petite fille qui distille sa haine pour ne pas aimer. C'est très curieux, car la mère emmène la fille bien plus souvent que le père ne s'occupe du frère.
J'ai eu la sensation de lire et relire toujours le même chapitre, enveloppé différemment, mais toujours la même histoire. Je ne vois pas l'intérêt ni où l'auteur veut en venir.
Je le ferme totalement et n'irai jamais au bout. Étonnant car durant les premières pages, on s'attendait à quelque chose de plus fort, mais je crois vraiment que c'est ce fouillis de mots crachés qui m'a rebuté. Il est vrai que tout dans le livre est éclipsé par la nature du personnage : un monstre, une enfant de 9 ans qui refuse tout et tout amour.
David (avis transmis)
Je viens de terminer la lecture avec un mélange de plaisir et de circonspection. Plaisir à découvrir une langue nouvelle qui agit à la manière d'une caméra embarquée dans le cerveau de la narratrice Bérénice, condensée de fougue adolescente mais qui aurait vécu toute une vie voire deux pour pouvoir conclure avec prescience que "ce qu'un être humain peut faire de plus insultant pour son âme, c'est se répéter".
Le théâtre de Bérénice a pour personnage principaux père, mère, frère, la meilleure amie Constance Chlore, quatre points cardinaux qui fournissent matière à l'exaltation des sentiments : s'extirper du cadre à toute force quitte à le faire éclater par la langue, acérée, flamboyante, souvent destructrice envers autrui, totalement hyperbolique quand elle s'adresse à elle-même. Qui n'a eu dans son enfance et adolescence cette énergie à abattre les montagnes ?
Le personnage principal reste bien sûr Bérénice elle-même, deus ex machina des humains - "toutes mes ombres m'obéissent au doigt et à l'œil" - mais aussi du cosmos, des éléments, de la nature. Son énergie semble inépuisable et sa volonté sans limite : "si je voulais planter trois clous dans mes bras, il me suffirait d'un marteau et de trois clous".
On survole parfois ces digressions savantes, ces circonvolutions interminables et comme écrites sous drogue, mais ces énumérations me berçaient malgré tout car la langue reste érudite dans sa folie, sériée dans la digression, riche et excessive, on se dit à tout moment qu'il faudrait revenir à l'essentiel sous le fatras, qu'il faudrait relire ce "also sprach Bérénice" à l'aune de ce que Réjean Ducharme veut lui faire dire d'universel. Oui, ce foisonnement nuit à celui qui ne veut pas forcément s'arrêter à tout bout de champ pour réfléchir au sens profond sous le déluge des mots : "lorsque chez un être humain l'angoisse atteint une certaine intensité, on assiste à une diarrhée de mots".
"Nous ne serons pas vieux mais déjà las de vivre" est une de ces phrases qui vous uppercutent : les Bérénice et Chlore d'aujourd'hui doivent aussi ressentir cela, les adultes trichent souvent pour échapper à cet aveu et attendre d'être vieux pour oser enfin formuler le constat… Mais Bérénice rappelle à toute la vitalité en nous qu'elle ne devrait jamais cesser d'exploser, se rebeller, tailler au scalpel dans la barbaque parfois rance de l'existence. Sans indulgence y compris pour ceux qu'on adore, comme Christian dans ce passage du début "encore pris dans les jupes de sa mère (…), comme une plante, on peut l'arracher et le planter ailleurs. Il essaie de se fixer où il tombe, où on le fait tomber".
J'ouvre en grand ce livre, malgré l'impression d'être parfois pris à partie par un auteur sous acide au fond d'un estaminet russe chez Dostoïevski, pas si loin des ténèbres de Maldoror, mais aussi drôle à lire comme jadis Vipère au poing avec Chamomor remplaçant Folcoche.


AUTOUR DU LIVRE


PRÉSENTATION DE L'AUTEUR PAR LUI-MÊME
Réjean Ducharme se présente ainsi dans la première édition de L'avalée des avalés (1966) :

Je ne suis né qu'une fois. Cela s'est fait à Saint-Félix-de-Valois, dans la province de Québec. La prochaine fois que je mourrai, ce sera la première fois. Je veux mourir verticalement, la tête en bas et les pieds en haut.
À l'école, j'étais toujours le premier à partir. Je n'y allais pas souvent et j'y restais le moins longtemps possible. J'ai fait mes études secondaires à Joliette, avec les Clercs de Saint-Viateur.
J'ai souffert six mois à l'École polytechnique de Montréal. Enfin délivré, je me suis pris pour un commis de bureau et me prends encore aujourd'hui pour tel. Mais ceux qui embauchent des commis de bureau ne veulent pas me prendre pour un commis de bureau. Je ne travaille pas toujours et ne travaille pas toujours comme commis de bureau. Un mois sur deux, je suis en chômage.
J'ai été dans l'Arctique avec l'Aviation canadienne, en 1962. Personne ne veut me croire. Je ne sais pas pourquoi. Je dis : "J'ai été dans l'Arctique." Ils répondent : "Pas vrai." En 1963, 1964 et 1965, j'ai fait de l'auto-stop au Canada, aux États-Unis et au Mexique. C'est fatigant.
J'ai 24 ans. Je n'ai plus tous mes cheveux et toutes mes dents. Et cela m'écœure.
Je ne me suis pas marié une seule fois encore. Les femmes ne veulent pas se marier avec moi. Si elles avaient voulu, je me serais marié tous les jours et aujourd'hui, j'aurais à peu près 5768 enfants. S'il n'y avait pas d'enfants sur la terre, il n'y aurait rien de beau.

Il confia par ailleurs :

Je n'ai pas de culture, j'ai seulement une douzième année, je bute sur des difficultés, j'ai de la misère à exprimer ce que je veux dire. Pour contourner la difficulté, j'invente.

Quant aux œuvres qui l'ont marqué :

Je dirais bien Mickey Spillane dont à 14-16 ans j'ai lu 5-6 romans, surtout J'aurai ta peau, surtout le bout où il va descendre la fille et qu'elle dégrafe son soutien-gorge pour l'édulcorer, hé c'était la première poitrine féminine que j'appréhendais… Je dirais bien L.-F. Céline dont je peux pas dire tout ce qu'il m'a fait, tous les miracles obtenus par son intercession, dont rire tout seul dans les autobus Saint-Denis et Crémazie en allant travailler sur le ''posting'' avec Madame Pleau chez Grolier à Ville Mont-Royal… Je dirais aussi Ducasse qui m'a rendu malade six mois et qui m'a poussé à prendre ma première brosse (un 4O-onces de dry gin assis sur le renvoi d'eau de la douche de mon ''bachelor'')… Mais comme toutes ces blessures glorieuses semblent m'avoir épaissi le cuir pour qu'il ne frémisse plus qu'aux lectures quotidiennes des pages sportives du Journal de Montréal et hebdomadaires du tabloïd intégral d'Allô Police.

SES ŒUVRES
Romans
- L’Avalée des avalés (1966), prix du Gouverneur général, finaliste au prix Goncourt (Oublier Palerme d'Edmonde Charles-Roux l'obtient au deuxième tour de scrutin, par six voix contre deux à Réjean Ducharme, une à José Cabanis et une à Jean-Pierre Chabrol).

- Le Nez qui voque (1967)
- L’Océantume (1968)
- La fille de Christophe Colomb (1969), roman en vers libres
- L'hiver de force (1973)
- Les enfantômes (1976)
- Dévadé (1990)
- Va savoir (1996)
- Gros mots (1999)

Gallimard publie en 2022 en coll. Quarto : Romans de Réjean Ducharme, éd. Élisabeth Nardout-Lafarge, 1952 pages, 179 ill., comportant : L’Océantume, Le nez qui voque, L’Avalée des avalés, La Fille de Christophe Colomb, L’Hiver de force, Les Enfantômes, Dévadé, Va savoir, Gros Mots + Vie & Œuvre illustré, etc.

•Théâtre
- Le Cid maghané (1968), parodie du Cid de Corneille, en joual
- Ha ha !... (1978)
- Ines Pérée et Inat Tendu (1968)
- Le marquis qui perdit (1969)
- L'hiver de force (2002)

Adaptation d'un oratorio-ballet
Les sept péchés capitaux
de Brecht/Weill (1978).

Cinéma
Scénariste pour des films de Francis Mankiewicz : Les Bons Débarras (1979), Les Beaux Souvenirs (1981).

•Chanson
Parolier d'une trentaine de chansons, notamment pour Robert Charlebois, par exemple : Mon pays.

Œuvres plastiques (une centaine)
Il crée aussi, au fil des ans, une série de sculptures-collages. Au gré de ses pérégrinations dans les rues de Montréal, il récupère des objets qu’il recycle en tableaux. Signées Roch Plante, ces œuvres ont été régulièrement exposées. Sans lui.


PRÉSENTATION
DE L'AUTEUR PAR LES AUTRES

Ducharme a choisi l’anonymat dès la publication de son premier roman, L’Avalée des avalés, refusant tout entretien ou apparition publique ; il n’a jamais assisté aux lancements de ses livres ni aux remises de prix. Nous saurons maintenant pourquoi Radio Canada dit d'Elena Ferrante : "Elle est en quelque sorte la Réjean Ducharme de la littérature italienne."

En 1966, sa famille est interviewée : ›sur YouTube Radio-Canada Archives, 7 min.

Éditrice chez Gallimard, Dominique Aury exprime en 1966 son enthousiasme pour l’écriture de Réjean Ducharme (24 ans) qui a envoyé par la poste trois manuscrits. Les lecteurs de chez Gallimard recommandent de publier immédiatement le dernier manuscrit reçu, L’avalée des avalés. La revue de la NRF, précise-t-elle, va publier les 50 premières pages ›sur YouTube, 4 min 15.
Dominique Aury, compagne clandestine de Jean Paulhan jusqu'au-delà de la mort de celui-ci (1968), s'est révélée en 1994, à l'âge de 86 ans, être l'autrice d'Histoire d'O.

La sortie de ses romans en Quarto est l'occasion de ressusciter des archives et photos de Ducharme : sur Facebook Radio-Canada arts, 2 min 40.

Une présentation très complète de l'œuvre de Réjean Ducharme par Hélène Frédérick, "Comme des lettres", En attendant Nadeau, n° 167, 9 février 2023. Voici les débuts :

[L’avalée des avalés] se retrouve en lice pour le Goncourt, alors que son auteur a à peine vingt-cinq ans et n’est connu de personne dans les milieux littéraires parisien et montréalais, refusant catégoriquement de se montrer. Éclate alors "l’affaire Ducharme" dans les journaux : on doute de la véritable identité de l’auteur, on raconte que le roman a été entièrement réécrit par l’éditeur, on croit à un canular. Pour dissiper tout doute, Gallimard lui-même, qui ne l’a pas encore rencontré, éprouve la nécessité de mener sa propre enquête. Ducharme accepte de recevoir chez lui Clément Rosset, alors professeur à l’université de Montréal, qui en aura le cœur net : "La richesse et la perfection de la langue de L’Avalée des avalés ne posent aucun problème d’authenticité, compte tenu de la culture, de l’intelligence et de la mémoire de Réjean Ducharme. […] Les divers bruits qui ont couru sur son compte proviennent, semble-t-il, exclusivement de certains milieux littéraires et journalistiques de Montréal que la retraite volontaire de Ducharme indispose".

•À la sortie du livre L'avalée des avalés, Alain Bosquet s'enthousiasme dans Le Monde du 1er octobre 1966. Extrait :

Disons-le tout de suite : nous n'avons rien lu de plus poétique, de plus imprévu, de plus irritant et à la fois de plus original depuis de longues années. L'Avalée des avalés appartient à cette catégorie de livres devant lesquels on s'incline, conquis et maugréant, sans défense, plein d'admiration et de réticences inutiles. Ce sentiment-là, on l'éprouve, à première lecture, devant Lautréamont, Jarry et Céline. Que l'on imagine la densité de l'auteur des Chants de Maldoror, la cocasserie du Père Ubu, la fulgurance impitoyable du Voyage au bout de la nuit, le tout non seulement dans le même livre mais pratiquement à chaque page.

•Le Clézio sera conquis : "La tactique de la guerre apache appliquée à la littérature", Le Monde, 4 janvier 1969. Introduction à l'article de Le Clézio sur plusieurs romans de Ducharme dont L'avalée des avalés :

"J.M.-G. LE CLEZIO s'est trouvé en concordance avec un écrivain de sa génération : Réjean Ducharme. Il y a chez le romancier du Procès-verbal, du Déluge, de la Fièvre, de Terra amata et chez le jeune auteur canadien la même violence, la même désespérance dans le refus. Aussi, quand Le Clézio écrit sur les romans de Réjean Ducharme - l'Avalée des avalées, Le nez qui voque, et, le dernier paru, l'Océantume - le texte ici publié, c'est de lui-même qu'il parle. Son portrait de Ducharme est un autoportrait. Il y évoque la déchirure des enfances, des innocences mortes, la révolte - qui est la sienne, qui est celle de Ducharme - contre le monde anonyme des adultes, où s'éteint le rêve d'infini. Il y définit sa conception de la littérature : "Quand les enfants sont devenus vieux, dit-il, et qu'ils ne se sont pas tués, ils écrivent des romans."

•Et dans le grand quotidien québécois Le Devoir Le Clézio sera conquis : "La mi-amère magie de Ducharme", Catherine Lalonde, Le Devoir, 23 août 2017. Extrait :

["L'affaire Ducharme"], l'évanouissement social et médiatique de l'auteur, s'est jouée surtout dans les premières années. "Mais encore dans les années 1990, il y avait une espèce de chasse à l'homme ; on cherchait LA photo, l'unique entrevue. Et en même temps, son adresse a été disponible de toute éternité sur le 411. Ça a toujours été vraiment facile de le retracer, mais les gens l'ont laissé tranquille... "
On disait de Ducharme qu'il était une sorte de Douanier Rousseau de la littérature (...), un génie-enfant ; le mythe de l'auteur s'en est nourri ; et l'auteur disparaissant a nourri ce mythe. Une image axée sur l'enfance éternelle et un peu biaisée si on s'intéresse à l'ensemble de l'œuvre, croit la spécialiste. "À partir de L'hiver de force, l'œuvre change. On est moins dans une rébellion que dans une sorte de démission, qui se fait à la fois de manière lucide et désespérée. Ça s'accentue dans Dévadé et Va savoir. On n'est plus dans la révolte carrément sanglante de Bérénice [dans L'avalée des avalées], prête à sacrifier son amie Gloria pour se sauver elle-même ; et on n'est pas non plus dans le "Faisons qu'il n'y ait plus rien" de L'hiver de force."

André Durand, pour son site Le Comptoir littéraire, fait une analyse poussée de L'avalée des avalées, tel un professeur à l'ancienne, mais sans dissimuler son admiration : après un résumé détaillé, il examine l'intérêt de l'action, l'intérêt littéraire, l'intérêt documentaire, l'intérêt psychologique, l'intérêt philosophique, la destinée de l'œuvre et la question de l'identité de l'auteur.
Il développe dans ce dernier point l'hypothèse donnant des explications à ces mystères : son œuvre montre une maturité littéraire exceptionnelle, témoigne d'une étonnante familiarité avec la condition féminine (pour pénétrer dans l'esprit d'une petite fille, puis parler d'une telle façon de ses premières menstruations, de ses différentes expériences sexuelles), d'une connaissance approfondie de la communauté juive et d'une culture étendue (alors que Ducharme indique qu'il n'a fait que peu d'études) ; voir les détails dans ›ce gros dossier.


Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme au rejet :
                                        
à la folie
grand ouvert
beaucoup
¾ ouvert
moyennement
à moitié
un peu
ouvert ¼
pas du tout
fermé !


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