Nous avons lu pour le 25 juin 2023

Vie et mort de Harriett Frean de May SINCLAIR

Traduit de l’anglais et préfacé par Diane de Margerie

Les premières éditions
Macmillan, 1922
The Life and Death of Harriett Frean,
rééd. Penguin Books, Virago Modern Classics, 1986
Vie et mort de Harriett Frean, traduction et préface de Diane de Margerie, Cambourakis poche, 2023
Des couvertures particulières :
Il y a eu plusieurs éditions : celle-ci reproduit le portrait de Natalie Clifford Barney par Romaine Brooks de 1920 qui se trouve au musée Carnavalet. Nous connaissons bien entendu la célèbre Natalie... voir notre lecture récente ›ici Portrait de Catherine Chase Shapley, par John Singer Sargent, 1870, musée d'art Worcester (Massachusetts). Qui est donc Katherine Chase Pratt (1875-1942) ?
Une sacrée nana aussi, qui eut des aventures en Chine... voir ›ici


Quatrième de couverture de la dernière édition française : Bébé, Harriett était déjà adorable. Puis, de charmante enfant, elle est devenue une ravissante jeune femme. Quoi de plus normal, puisque Harriett est la fille de Mr. et Mrs. Hilton Frean, un couple qui se distingue par son élégance et sa moralité irréprochable. Au fur et à mesure que les années passent et se ressemblent, Harriett se laisse bercer par la douce torpeur de son foyer, entourée de ses deux parents adorés, image idyllique d’une famille parfaite.
Mais un jour, Harriett se retrouve face à un choix dont les conséquences pourraient bien finir par ébranler ses certitudes. Derrière le rôle de petite fille modèle qu’elle a jusqu’ici docilement endossé se cache peut-être une réalité moins séduisante. Avec une ironie douce-amère, May Sinclair brosse le portrait implacable d’une Angleterre victorienne et bourgeoise, au conservatisme délétère, particulièrement impitoyable pour les femmes de son époque.
Écrivaine et suffragette, May Sinclair (1863-1946) est l’autrice d’une œuvre romanesque considérable.


Qui était Mary Sinclair (1863 - 1946)

Autant les traductions de ses nombreuses publications anglaises sont peu nombreuses, autant des présentations variées sont accessibles :

- La présentation en quelques lignes sur le site de l'éditeur du livre :

Née à Rock Ferry, dans le nord-ouest de l’Angleterre, May Sinclair (1863-1946) est l’autrice d’une vingtaine de romans, de six recueils de nouvelles et trois de poésie. Elle fut aussi critique littéraire et écrivit notamment sur Platon, Descartes et les sœurs Brontë. Mais Sinclair fut également une figure féministe importante de son époque : suffragette, elle signa le pamphlet Feminism, dans lequel elle prit fait et cause pour le vote des femmes. Un engagement militant et intellectuel, qui transparaît dans bon nombre de ses romans, qui dissèquent avec précision les différentes trajectoires des femmes de son époque.
- Une notice biographique rédigée en 1907-1908 par elle-même pour son éditeur, Otto Kyllman, qui donne bien le ton de l'écrivaine :

Mais on ne sait finalement pas grand-chose de cet animal au demeurant curieux et intéressant. […] Elle a pour habitude de se terrer en matinée, loin de toute agitation, dans un studio par exemple où elle s’applique avec une rage ridicule à construire et entasser des manuscrits afin de subvenir à ses besoins et se protéger. […] Lorsque le climat est propice, elle va jusqu’à produire un ouvrage tous les trois ans. Durant sa prime jeunesse, elle est capable d’ingurgiter de la métaphysique en quantité prodigieuse.

- La notice du Dictionnaire universel des créatrices, dir. Béatrice Didier, Antoinette Fouque, Mireille Calle-Gruber, éd. des femmes- Antoinette Fouque, 2013, notice signée Michel Remy :

Mary Amelia SAINT-CLAIR, dite May SINCLAIR [Rock Ferry, Cheshire 1863 - Aylesbury 1946] - Écrivaine britannique.
Née dans une famille religieuse, d'une mère très pratiquante et autoritaire et d'un père propriétaire de bateaux mais qui, ayant perdu sa fortune, sombra dans l'alcoolisme, May Sinclair fréquente le Cheltenham Ladies' College pendant un an. Elle doit ensuite s'occuper de ses cinq frères, tous atteints d'une maladie cardiaque congénitale. À partir de 1896, elle commence à écrire afin de subvenir aux besoins de la famille, d'abord de la poésie philosophique, puis un roman,
Audrey Craven (1897).
Vers 1913, elle s'intéresse à la psychanalyse, qu'elle utilise dans ses romans. Volontaire pour œuvrer sur le front des Flandres pendant la Première Guerre mondiale, elle est atteinte d'un syndrome commotionnel. Dans ses premiers livres, elle traite de la situation des femmes et du mariage, des bouleversements du début du xxc siècle et, dans des essais philosophiques, de l'idéalisme allemand. Dès 1915, cependant, épousant les crises et contradictions de cette période, elle s'intéresse à l'imagisme d'Ezra Pound, Hilda Doolittle* et Richard Aldington, et elle écrit plusieurs articles sur la poésie de T.S. Eliot et Dorothy Richardson* - inventant à cette occasion l'expression "courant de conscience". Ses romans portent alors tous la trace de l'écriture moderniste, comme dans son roman autobiographique Mary Olivier, une vie (1919) où elle expérimente de nouvelles formes narratives. Toute son œuvre témoigne d'une grande indépendance intellectuelle et d'un refus radical de tout conformisme.

- La page wikipédia présente le parcours et les nombreuses publications de May Sinclair.

- La présentation de May Sinclair par Ursula de Young sur son site ›ici.

- La présentation en anglais sur le site de Society May Sinclair.

May Sinclair en images


Ces photos figurent dans ses œuvres complètes.

La ville, Rock Ferry en 1895, où elle est née en 1863 :

Elle avait 32 ans quand cette photo a été prise en 1895.

En 1908 :


Cette photographie surprenante figure dans The World's Work,
volume XI, 1905-1906, New York, Doubleday Page & Company

Mai 2010 : May Sinclair entre dans la boutique Women's Social and Political Union de Kensington (photo extraite de The Women's Library collection)

Elle porte ici une affiche :

Partisan du mouvement pour le droit de vote des femmes, May Sinclair
était membre de l'Union sociale et politique des femmes
(WSPU : Women's Social and Political Union)

En 1922 (on ne connaît pas le nom du minet) :

Textes de May Sinclair traduits en français

Romans
- L'Immortel Moment, trad. Clément Mottot, éd. Taillandier, 1913
- Un romanesque, trad. Marc Logé, Plon-Nourrit, 1922
- Les trois sœurs, trad. Marc Logé, éd. A. Redier, 1932 ; rééd. Les trois sœurs, trad. Mary-Cécile Logé, préface Olivier Philipponnat, Le Livre de poche, coll. Classiques d'hier et d'aujourd'hui, 2019
- Mary Oliver : une vie en ligne sur Gallica, trad. et introduction Marc Logé, Nouvelles éditions latines, 1949
- Vie et mort de Harriet Frean, Flammarion, 1982 ; rééd. Vie et mort de Harriett Frean, trad. et préface Diane de Margerie, Cambourakis poche, 2023
-
La Véritable Histoire de Tasker Jevons suivi de Monsieur Waddington de Wyck, trad. Leslie de Bont, Classiques Garnier, 2023.

Nouvelles
- Là ou leur feu ne s'éteint pas (1922, Where Their Fire Is not Quenched), trad. Éric Jourdan, in Entre chien et loup : anthologie de la peur, Maren Sell & Cie, 1986 ; in Anthologie de la peur : entre chien et loup, Le Seuil, Points, 1989
- La Villa désirée (1921, The Villa Désirée), trad. Jean-Daniel Brèque, in Nouvelles histoires de fantômes anglais, Gallimard, 1939 ; in Le Coche fantôme - Histoires de fantômes anglais, Folio Junior, 1981 ; in 22 histoires de sexe et d'horreur, Albin Michel, 1993
- Rosamund (1923, The Nature of the Evidence), trad. Thierry Sandalijan, in 21 nouvelles histoires de sexe et d'horreur, Albin Michel, 1998.
- L'Intercesseur (1911, The Intercessor), trad. Owen Cox, La Porte ouverte : histoires de fantômes d'enfants, Losfeld, 2000.
- La Victime (1922, The Victim), trad. Jean-Louis Corpron, in Le Visage Vert n° 29, 2017.
- Si les morts savaient (1923, If the Dead Knew), trad. Elvire Arnold, in Le Novelliste n° 3, 2018.

Les traducteurs

La première traductrice : un homme ou une femme ? Marc Logé, qui a traduit trois romans de May Sinclair à partir de 1922, est le pseudonyme de Mary Cécile Logé (1887-1949). Son père, Henri Edouard Logé (1854-1912), était compositeur de musique et pianiste belge, et sa mère, Mary Ennis Woodruff, d'origine américaine.
Elle est née à Londres en 1887 et meurt à Barbizon en 1949 (voir un article sur sa tombe disparue puis retrouvée...)
Britannique à la naissance, elle acquerra également la nationalité française par son mariage en 1911 avec Henri Verne, qui deviendra directeur des Musées nationaux et du Musée du Louvre. Elle divorce, à peine cinq années après son mariage.
Elle a vécu dans le quartier des Batignolles à Paris 17e et à Barbizon en Île-de-France.
Elle est traductrice d'auteurs anglo-saxons sous le nom de Marc Logé : Agatha Christie, Nathaniel Hawthorne, Lafcadio Hearn.

La traductrice du livre que nous lisons, Diane de Margerie, est née en 1927. Son père était le neveu de l'écrivain Edmond Rostand, sa mère était amie de l'écrivain autrichien Rainer Maria Rilke. Elle épouse d'abord le prince Ricardo Pignatelli della Leonessa (1927-1985), puis en 1961 l'écrivain Dominique Fernandez, qui fera son coming out ; le couple aura deux enfants avant de divorcer en 1971.
Romancière, critique littéraire, nouvelliste, biographe, traductrice, Diane de Margerie est l'auteur d'une œuvre diverse, membre de prix (Femina). Elle a vécu en Chine et en Italie. Elle a traduit Le Temps de l'innocence d'Edith Wharton, que nous avions lu avec Lirelles, et est auteure d'une biographie de celle ci- : Edith Wharton : lectures d'une vie, Flammarion, 1999 et Aurore et George (sur George Sand), Albin Michel, , 2004. Voir ›ici la liste de ses publications.
Elle reçoit la légion d'honneur en 2015, avec un discours de François Cheng (vidéo ›ici).

Parmi les nombreux traducteurs de ses nouvelles, Éric Jourdan se distingue... : il est adopté à l'âge adulte par l'écrivain américain Julien Green, homosexuel, et collabore à son œuvre sous les noms de Didier Mesnil et Giovanni Lucera. Il vit au domicile de son père adoptif rue Vaneau à Paris, jusqu'à la mort de ce dernier en 1998. Il crée une vive polémique en 2011 en tentant de vendre aux enchères l’essentiel des manuscrits de son père adoptif ; on craint alors une dispersion irrémédiable de ce fonds unique, finalement sauvé et déposé à la BNF après sa mort. Il est inhumé à côté de son père adoptif, dans la chapelle de la Vierge de l'église Saint-Egid de Klagenfurt en Autriche, en 2015.

Approfondissons

Leslie de Bont LA spécialiste
Elle est auteure du seul livre consacré en français à May Sinclair et facilite l'accès à son œuvre.
Elle exerce actuellement à l'Université de Nantes.

- L'article très vivant de Vincent Giroud, "May Sinclair, figure méconnue de la modernité littéraire", Nonfiction, 16 juin 2019, nous évite de lire tout l'essai : Le modernisme singulier de May Sinclair, Leslie de Bont, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2019, publié à la suite à la thèse de Leslie de Bont : "Like anecdotes from a case-book" : dialogues entre discours théoriques et représentations du singulier dans les romans de May Sinclair, thèse soutenue en 2015, ainsi résumée :

À l'image des cas exposés par Freud, les romans de May Sinclair sont des objets déconcertants. Souvent qualifiés de textes hybrides qui se tiendraient à mi-chemin entre les écritures victoriennes et modernistes, ils se distinguent également par la place qu'occupent les discours théoriques, incitant les critiques à s'interroger sur leur statut d'œuvre. Esprit curieux au parcours singulier, May Sinclair est en effet également une essayiste prolifique, dont les publications sur le vote féminin et la condition des femmes, les articles de psychologie et de psychanalyse (issus de son implication auprès de la pionnière Medico-Psychological Clinic), les critiques littéraires ou les développements sur le néo-idéalisme sont en effet en dialogue constant avec ses écrits de fiction. Ceux-ci ne sont jamais pour autant des romans à thèses. Bien au contraire, la prose sinclairienne s'attache systématiquement à remettre en question le cadre de référence, à prolonger le questionnement ou à affiner l'analyse, et propose ainsi un contrepoint intéressant aux modèles woolfiens de représentation du féminin.
Afin de saisir ce qui fonde la démarche sinclairienne et de la situer dans son contexte intellectuel et artistique immédiat, ce travail propose une étude du dialogue intertextuel transdisciplinaire entre les différents travaux d’écriture Sinclair. Il s’agit plus précisément de montrer comment la pensée par cas et la pratique de l’étude de cas, telle qu’elle était pratiquée par Freud au tournant du XXe siècle, vient influencer la fiction sinclairienne, placée sous le signe d’une négociation singulière entre l’énigme et le modèle, entre l’abstrait et l’inconnu. (Afin de saisir ce qui fonde la démarche sinclairienne et de la situer dans son contexte intellectuel et artistique immédiat, ce travail propose une étude du dialogue intertextuel transdisciplinaire entre les différents travaux d’écriture Sinclair. Il s’agit plus précisément de montrer comment la pensée par cas et la pratique de l’étude de cas, telle qu’elle était pratiquée par Freud au tournant du XXe siècle, vient influencer la fiction sinclairienne, placée sous le signe d’une négociation singulière entre l’énigme et le modèle, entre l’abstrait et l’inconnu.

- Le livre sur May Sinclair est présenté également dans cet article de Florence Marie, "DE BONT Leslie, Le modernisme singulier de May Sinclair", Études britanniques contemporaines, n° 60, 2021 ; ou encore celui de Christine Reynier, "Leslie de Bont, Le modernisme singulier de May Sinclair", e-Rea, 2020.

- L'introduction par Leslie de Bont à La Véritable Histoire de Tasker Jevons suivi de Monsieur Waddington de Wyck, Classiques Garnier, 2023 (2€ en ligne)

- "Les femmes et la 1ère guerre mondiale : May Sinclair, journaliste, engagée, volontaire"?, Leslie de Bont, TV5 Monde, 30 décembre 2014 : contrairement à nombre d'intellectuels enclins au pacifisme, elle soutint, dès les premiers jours du conflit, l'effort de guerre britannique.

Autres articles
Très peu d'articles dans la presse "grand public" récents sont disponibles, car May Sinclair est oubliée. Les premières traductions avant-guerre ont eu alors des échos très positifs.

- "Vie et mort de Harriet Frean de May Sinclair", Le Quotidien de Paris, 3 mai 1983

- "L'impitoyable miroir de May Sinclair", Bernard Géniès, Le Monde, 28 janvier 1983

- "L'expérience de la modernité", Le Magazine littéraire, n°476, juin 2008, dossier "Les romancières anglaises : dans cet article, Catherine Bernard met en regard plusieurs autrices anglaises que nous avons lues avec Lirelles : Virginia Woolf, Katherine Mansfîeld, Jean Rhys...

- Un article de Leslie de Bont présente et analyse le roman de May Sinclair non traduit The Creators (1910) qui semble fort intéressant car il :

"donne à voir le parcours de Jane Holland, romancière à succès, et d’un cénacle de personnages d’artistes, masculins et féminins. Dans le roman, la création artistique au féminin implique systématiquement une transgression des normes sociales, sexuelles, statistiques ou médicales. Cependant, le texte représente l’éventail des réactions atypiques des personnages d’artistes féminines, confrontées à la conflictuelle dialectique de l’art et des normes sociales : à la très moderne tentative de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle de Jane Holland s’oppose l’androgynie radicale de Nina Lempriere, impliquant sur une relation inédite à la notion de norme, au temps et à la nature." ("I was the only one of the family who wasn't quite sane " : être femme, épouse, mère et artiste dans The Creators (1910) de May Sinclair", Cahiers victoriens et édouardiens, printemps 2014).

- On constatera que Jonathan Coe est mis contribution avec ce bandeau qui l'entoure : "Un parfait petit joyau". Pourquoi et d'où vient cet éloge ?

D'un article de fond remarquable, "My literary love affair", The Guardian, 6 octobre 2007 où Jonathan Coe valorisent les autrices, et notamment May Sinclair, publiée dans la collection "Modern Classics" de Virago, collection qui l'amène, étudiant, à s'interroger :

"Modern Classics" : voilà l'expression qui m'a laissé perplexe. "Les classiques modernes de Virago." Il y avait là quelque chose de très étrange. Je savais ce qu'était un classique. Je savais ce qu'était un classique moderne. Je savais même qui étaient les auteurs des classiques modernes : James Joyce, bien sûr, et Virginia Woolf, et Evelyn Waugh, et tous ces autres noms familiers. Mais qui donc étaient ces gens ? Dorothy Richardson, FM Mayor, May Sinclair, Rosamond Lehmann... Je ne pouvais voir que deux choses que ces mystérieux écrivains avaient en commun. C'étaient toutes des femmes, et je n'avais jamais entendu parler d'aucune d'entre elles. (...)

Qui, était par exemple, May Sinclair, qui avait écrit avec une telle perspicacité sur Pilgrimage alors que cette série n'en était encore qu'à ses balbutiements ?

Je l'ai découvert assez tôt, lorsque j'ai acheté l'édition Virago du roman de Sinclair de 1922 Life and Death of Harriett Frean. Ce parfait petit bijou de livre pourrait presque être considéré comme l'antidote au Pilgrimage. (Et de fait, je suis enclin à me demander si Sinclair a en partie décidé de l'écrire pour cette raison - et si sa description du projet de Richardson comme ressemblant simplement à "la vie qui continue et continue" était destinée à être un éloge sans réserve.) Il ne fait que 159 pages (avec beaucoup de pages blanches entre les chapitres), mais en aussi peu de temps, il parvient à retracer tout l'arc de la vie de son héroïne de la naissance à la mort, en retenant dans son enfance - caractérisée par une dévotion mièvre envers ses parents - son rejet désastreux du seul homme qui l'a aimée, la faillite de son père et la maladie qui s'en est suivie, et sa propre descente dans une vieillesse de plus en plus vaine et bercée d'illusions. Le narrateur regarde sans ménagement la dégénérescence morale d'une femme alors que son cœur se durcit dans une amertume protectrice, mais cela n'en fait pas, en soi, un roman amer. Ce qui donne au livre sa force tragique, c'est la réserve de compassion de l'auteur que nous pouvons sentir dans les intervalles entre chaque épisode fragmentaire et chaque phrase laconique et elliptique.

Pour cette raison, c'est un livre profondément douloureux à lire. Les scènes qui suscitent tout particulièrement le malaise sont celles mettant en scène la meilleure amie de Harriett, Priscilla, alors qu'elle succombe à la paralysie et devient de plus en plus dépendante des soins de son mari Robin (le même homme qui a demandé Harriett en mariage et qu'elle a rejeté) :

À neuf heures, il la leva de sa chaise. Harriett le vit se pencher ; elle vit la puissance ramassée et tendue de son dos, tandis qu'il la soulevait. Prissie pendait dans ses bras, comme disloquée, les membres inertes, telle une poupée. Alors qu'il la portait en haut pour la coucher, son visage s'illumina d'une étrange lueur de jouissance triomphale.

L'économie impitoyable de ce passage est typique du remarquable roman de Sinclair. Son esthétique était l'inverse absolue de celle de Richardson : là où Richardson déversait des centaines de milliers de mots dans une tentative radicale, brillante, mais finalement vouée à l'échec, de reproduire l'expérience féminine vécue de manière aussi exacte que possible, Sinclair a montré que le véritable pouvoir romanesque réside généralement dans la volonté de l'auteur de sélectionner, de réduire et d'omettre. Certaines des phrases les plus émouvantes de Life and Death of Harriett Frean sont aussi les plus insipides - celles qui nous rappellent, dans un langage simple, l'effrayant et implacable passage du temps :

"Deux, trois, cinq ans passèrent à une vitesse accrue et perceptible. Soudain Harriett avait trente ans."
"Les mois passèrent, puis les années, chacune d'elle s'enfuyant un peu plus vite que la précédente. Tout à coup, Harriett eut trente-neuf ans."
"Les années passèrent. Elles passèrent avec une rapidité incroyable. À présent, Harriett avait cinquante ans."

Il n'y a aucune tentative ici, comme dans la série de Richardson, d'élaborer une prose uniquement féminine. Si les lectures de romans ont tendance à se diviser selon le genre (et je crois que c'est le cas, indiscutablement, même s'il y aura toujours de fréquentes exceptions), il est facile d'imaginer que Life and Death of Harriett Frean offrirait une expérience de lecture plus facile pour les hommes que ne le fait Pilgrimage. Si quelque chose va dissuader les lecteurs modernes du roman, ce sont ses hypothèses de classe. Harriett Frean grandit dans une famille prospère dont les privilèges vont de soi : les domestiques sont omniprésents, les bébés sont gardés par la "Nurse", la maison familiale dispose d'un jardin clos avec une belle pelouse, une véranda verdoyante, des cèdres et un verger.

Afin de pouvoir prendre connaissance de l'ensemble de l'article, le voici entièrement traduit :  "Mon histoire d'amour littéraire".

La May Sinclair Society
La May Sinclair Society a été fondée en 2013 :
- son site : https://maysinclairsociety.com/may-sinclair-and-psychology/
- sur facebook : https://www.facebook.com/maysinclairsociety
- sur Twitter : https://twitter.com/MaySinclair

Textes publiés par May Sinclair par genre

Leur nombre est considérable :
- 21 romans (dont 4 romans de guerre)
- près de 40 nouvelles, fantastiques et réalistes
- 3 recueils de poèmes
- diverses pièces de théâtre
- 4 traductions
- des dizaines de textes d'essais critiques, philosophiques ou psychanalytiques.

Les œuvres complètes sont disponibles en anglais : Complete works, Delphi Classic, 2021, et contiennent :

Les romans
- Audrey Craven (1897)
- Mr and Mrs Nevill Tyson
(1898)
- The Divine Fire
(1904)
- The Helpmate (1907)
- The Immortal Momen
t (1908)
- The Creators
(1910)
- The Flaw in the Crystal
(1912)
- The Combined Maze
(1913)
- The Three Sisters
(1914)
- The Belfry
(1916)
- The Tree of Heaven
(1917)
- Mary Olivier
(1919)
- The Romantic
(1920)
- Mr. Waddington of Wyck
(1921)
- Life and Death of Harriett Frean
(1922)
- Anne Severn and the Fieldings
(1922)
- A Cure of Souls
(1924)
- Arnold Waterlow
(1924)
- The Rector of Wyck
(1925)
- Far End
(1926)
- The Allinghams
(1927)
- History of Anthony Waring
(1927)

Les romans courts
- Two Sides of a Question (1901)
- The Judgment of Eve
(1907)
- The Return of the Prodigal
(1914)
- Uncanny Stories
(1923)
- Tales Told by Simpson
(1930)
- The Intercessor and Other Stories
(1931)

Les nouvelles
- List of Short Stories in Chronological Order
- List of Short Stories in Alphabetical Order

Les recueils de poèmes
- Nakiketas and Other Poems (1886)
- Essays in Verse
(1892)
- The Dark Nigh
t (1924)

La non fiction
- The Three Brontës (1912)
- Feminism
(1912)
- A Journal of Impressions in Belgium
(1915).

Textes publiés par May Sinclair liés aux événements biographiques

En cliquant sur les titres en anglais, vous pouvez accéder aux textes intégraux en ligne.

- Née en 1863 à Rock Ferry, Cheshire (Nord-Ouest de l’Angleterre)
- 1881-1882 : études au Cheltenham Ladies College, découvre l’idéalisme ; rencontre de Dorothea Beale qui dirige l'établissement : elle a une influence importante dans l'éducation des filles en Angleterre ; pionnière du mouvement suffragiste et fondatrice du St Hilda's College d'Oxford (pour femmes). elle encourage May Sinclair dans sa vocation d’écrivain et son intérêt pour la pensée philosophique – Mort de son père
- 1886 : Nakiketas and other poems (sous le pseudonyme de Julian Sinclair)
- 1892 : Essays in Verse
- 1896 : emménage à Londres
- 1897 : Audrey Craven (premier roman)
- 1898 : The Tyson: Mr. and Mrs. Nevill Tyson
- 1901 : Two Sides of a Question – mort de sa mère
- 1904 : The Divine Fire, une critique de l'industrie de la librairie, fut son premier grand succès, établissant sa réputation non seulement en Grande-Bretagne, mais en Amérique, où c'était un best-seller. Comme beaucoup de ses romans, il traite de la vie émotionnelle et psychologique des artistes.
- 1905 : succès et tournée promotionnelle aux États-Unis – Rencontre Ralph Waldo Emerson, Charles Eliot Norton, Annie Fields, Sarah Orne Jewett et William James, figure pionnière de la psychologie scientifique, ainsi que Mark Twain : elle est invitée à l'anniversaire de ses 70 ans.... :
Maintenant écrivain à succès, elle n'a plus de problèmes d'argent.
- 1907 : The HelpmateThe Judgment of Eve
- 1908 : The Immortal Moment – Rejoint les mouvements suffragistes – Rencontre avec Thomas Hardy, Ezra Pound, H. D., Richard Aldington (jeunes poètes de l’avant-garde imagiste) - À son retour en Angleterre, May Sinclair, fortune faite, s’installe à Kensington. Thomas Hardy, rencontré en 1908, lui voue une admiration amicale, doublée d’une passion commune pour le cyclisme, qu’ils pratiquent ensemble sur les chemins de Cornouailles.
- 1910 : The Creators: A Comedy
- 1912 : The Three Brontës - Elle rencontre Henry James
- 1913 : The Combined Maze – Fondation de la Medico-Psychological Clinic avec Jessie Murray et Margaret Turner
- 1914 : The Three Sisters – part 20 jours sur le front belge
- 1915 : A Journal of Impressions in Belgium
- 1916 : Tasker Jevons: The Real Story – Élection à la Royal Society of Literature
- 1917 : The Tree of HeavenA Defence of Idealism – Élection à la Aristotelian Society
- 1919 : Mary Olivier: A Life – S’installe à Stow-on-the-Wold avec Florence Bartrop, sa compagne et gouvernante Florence Bartrop
- 1920 : The Romantic
- 1921 : Mr Waddington of Wyck – Apparition probable des premiers signes de la maladie de Parkinson
- 1922 : The New IdealismLife and Death of Harriet FreanAnne Severn and the Fielding
- 1923 : Uncanny Stories
- 1924 : Arnold Waterlow: A Life A Cure of Souls
- 1925 : The Rector of Wyck
- 1926 : Far End
- 1927 : The Allinghams – History of Anthony Waring
- 1929 : Fame
- 1930 : Tales Told by Simpson
- 1931 : The Intercessor and Other Stories

Vers 1920, des symptômes de la maladie de Parkinson apparaissent. Elle fut prise en charge par Florence Bartrop à partir de 1919, jusqu'à la fin de sa vie en 1946, soit 27 ans, d'abord à Stow-on-the-Wold, puis à Cornwall (à côté de Dorothy Richardson), puis à nouveau à Stow, puis dans le Buckinghamshire.

Elle a acquis une voiture pour la première fois en 1919 et a continué à en posséder une jusqu'à sa mort en 1946. May Sinclair aimait être conduite par son chauffeur, Ernest Williams, et elle, Florence et Ernest ont fait au moins trois longs voyages dans les années 1930, un autour du Pays de Galles, un autour du Yorkshire et un sur l'île de Wight. Le plaisir particulier de May Sinclair était de rouler très vite, car, selon son médecin, les secousses d'une voiture qui roule la rendait moins consciente des tremblements causés par sa maladie de Parkinson.

Au moment du recensement national de 1939, May Sinclair vivait avec son "Companion & Housekeeper", Florence Ada Bartrop, 53 ans, et Ernest W. Williams, "Chauffeur & Mechanic" âgé de 30 ans, à The Gables, Burcott Lane, Bierton, Buckinghamshire. May Sinclair a eu peu de contacts avec ses amis pendant cette période. Atteinte de la maladie de Parkinson dans les dernières années de sa vie, elle disparaît de la vie publique. Elle vit jusqu'au bout avec sa compagne et gouvernante Florence Bartrop dans le Buckinghamshire. Harold Lumley St. Clair Sinclair (son neveu) sera l'un des exécuteurs testamentaires.

Troubles dans le genre

Le premier texte de May Sinclair est publié sous un pseudonyme masculin en 1886 : Julian Sinclair, pour Nakiketas and other poems.

La première traductrice de May Sinclair en français, adoptera un pseudonyme masculin : Mar Logé.

Deux femmes ont particulièrement compté dans la vie de May Sinclair :

- Dorothea Beale qui dirige l'établissement où elle passera une année : elle a une influence importante dans l'éducation des filles en Angleterre ; pionnière du mouvement suffragiste et fondatrice du St Hilda's College d'Oxford (pour femmes). Elle encourage May Sinclair dans sa vocation d’écrivain et son intérêt pour la pensée philosophique

- Florence Bartrop, sa gouvernante et compagne, avec qui elle vivra jusqu'à sa mort pendant 27 ans.

Pourquoi donc le portait de Natalie Clifford Barney figure-t-il sur une des éditions anglaises de notre livre ? Enquête à mener...


NOS RÉACTIONS sur le livre


Ce 25 juin 2023, 13 lectrices ont réagi à cette découverte (May Sinclair), chez Rosa Bonheur Est où nous sommes retrouvées en ce jour de chaleur :
- en chair et en os (12) : Agnès, Aurore, Brigitte, Claire, Felina, Joëlle L, Laetitia, Muriel, Nathalie, Nelly, Patricia, Véronique
- par son avis écrit (1) : Léna
Ne nous ont pas rejointes (8) : Flora, Joëlle M, Lucie, Marie-Claire, Marion, Sandra, Sophie, Stéphanie.

Les tendances concernant le livre

N'ont pas aimé, banalité et ennui au rendez-vous (3) : Joëlle L, Laetitia, Nelly.
N'ont pas détesté, n'ont pas aimé non plus ou plutôt ne peuvent pas vraiment aimer en raison de la tristesse ressentie, noir c'est noir (2) :
Nathalie, Véronique
Ont vraiment beaucoup aimé (8) : Agnès, Aurore, Brigitte, Claire, Felina, Léna, Muriel, Patricia

Une découverte (de plus) pour toutes...

La succession des réactions

Nelly
Ce livre ne m'a ni intéressée ni plu. Après quelques pages, j'ai eu l'impression de me retrouver dans une ambiance Comtesse de Ségur du côté des petites filles obéissantes, puis d'aborder un semblant de roman de la collection Harlequin. Mais malheureusement il ne se passe rien dans la vie sentimentale d'Harriett Frean ; et dans l'évolution de sa psychologie, ni émotion ni réflexion.
"Comment passer à côté de sa vie ?" aurait pu être son titre alternatif et la conclusion est d'une tristesse infinie.
Le style est sans relief, à l'image du reste.
On ne peut même pas parler de roman noir, tant c'est ennuyeux.
J'éviterais de le conseiller à quelqu'un ou quelqu'une dans la déprime.
Bonne séance quand même !

Léna (dont les réactions sont lues à haute voix)
J'ai été happée par ce roman dès les premières pages. De l'affection éprouvée pour l'enfant, je suis passée à la pitié pour l'adolescente et, les années passant, à l'antipathie puis au mépris.
Pour moi, le tour de force de ce livre a été de faire grandir en moi un sentiment de malaise sur lequel je n'ai pu mettre le doigt qu'après avoir refermé le livre.
J'empathisais avec sa condition de femme victorienne, époque dont le conformisme entravait les moindres faits et gestes et ne laissait que très peu de place au libre arbitre. Mais je n'ai pas tout de suite décelé le plaisir d'Harriett à se complaire dans ce que Diane de Margerie qualifie très justement dans sa préface de fausse vertu.
Bien que le livre soit très court, sa noirceur m'a marquée, et même bien après l'avoir fini, il m'en reste quelque chose.


• Joëlle L

Je n'aime pas être négative, mais là j'ai du mal à trouver du positif dans cette lecture.
Quel est l'intérêt de raconter l'histoire d'un personnage sans intérêt ? À peu près 120 pages pour quoi ? Pour me raconter qu'il a failli se passer quelque chose dans la vie d'Harriett, mais que finalement il n'arrive rien et qu'elle meurt sans avoir vécu.
Est-ce qu'elle a une vie intérieure intense ? Des points de vue personnels intéressants ? Une pensée originale ? Je ne les ai pas vus. Je n'ai vu qu'un personnage éteint, effacé, soumis et conformiste.
Au fond, cette Harriet m'a énervée. Je n'ai pas apprécié l'histoire et je conteste la construction. C'est un récit complètement chronologique : on prend l'héroïne à ses débuts dans la vie et on l'accompagne, sans qu'il y ait ces changements de plan, retours en arrière ou démarrage du récit à un moment particulier à partir duquel l'histoire va rayonner, en avançant dans le temps ou en revenant en arrière. Dans une œuvre de fiction, j'aime bien qu'on chahute les moments du récit, que l'histoire se construise avec un point de vue, un point de départ, qui n'est pas spécifiquement la naissance, mais plutôt un moment choisi par l'auteur pour orienter ma lecture. C'est un artifice qui donne du relief. Ici on est complètement plat. C'est construit comme des mémoires.
Je me suis demandé si c'était de l'humour, s'il y avait un second degré que je n'aurais pas vu. Peut-être que j'ai pris l'histoire au pied de la lettre et qu'il fallait être un peu plus léger que je ne l'ai été ? Mais rien ne m'invitait à la légèreté !
Je tiens cependant à préciser que j'ai lu le livre intégralement. Ce qui n'était pas un gros effort, puisque le livre n'est pas très long, mais qui était tout de même un bel effort dans la mesure où je ne suis jamais entrée dans cette histoire que j'ai trouvée globalement sinistre et d'un ennui mortel.
(À l'issue de la séance
)
Après avoir écouté les différents avis, et notamment ceux qui étaient positifs, je comprends mieux l'intention de l'autrice, mais je confirme mon rejet !


Claire

C'est tout d'abord un joli petit livre, qui tient agréablement dans la main, avec ce bandeau "Un parfait petit joyau." Jonathan Coe
Ce qui m'a vite
frappée, c'est la bizarrerie : la petite fille qui pose une question bizarre avec une réponse bizarre de la mère, le baiser-endors-moi de la mère et le baiser-réveille-moi du père, le chemin noir mystérieux avec l'interdiction bravée, la révélation mystérieuse du secret à l'héroïne mais pas au lecteur.
Bien ultérieurement, il y a deux passages sur les livres frivoles, faciles, que lit l'héroïne, définis au contraire du livre qu'on lit :

"Elle aimait les histoires qui finissaient bien, dénuées de tout ce qui était difficile, déplaisant, exigeant. (...) Un roman devait répondre à ses désirs. Un romancier (elle y pensait avec une certaine irritation) n'avait pas le droit d'être obscur, déprimant, d'ajouter une souffrance gratuite à toutes celles qui existaient déjà." (p. 80) "
Cet homme n'a pas le droit de s'exprimer de façon incompréhensible pour moi". (p. 103)

Avec cet exemple, on a la preuve que le livre comporte du second degré (clin d'œil à Joëlle).
Je serai longue avec quelques citations pour montrer pour quoi j'ai aimé le style, la façon de narrer, avec des juxtapositions brusques :

"Sa véritable amie était Priscilla. Tout datait de ce troisième trimestre où Priscilla avait commencé à fréquenter l'école, timide et malheureuse, fuyant les visages nouveaux. Harriett la fit entrer dans sa chambre." (p. 28)
J'aime beaucoup ce "la fit entrer dans sa chambre" sans prévenir.

J'aime comment elle fait sinistrement ou cyniquement passer le temps :

"Cinquante-cinq ans. Soixante. Dans sa soixante-deuxième année, Harriett fut malade pour la première fois." (p. 111)
"Les années passèrent. Soixante-trois, soixante-quatre, soixante-cinq qans - la monotonie de la durée étant comme annulée par des gouffres de torpeur ou la rapidité inhérente au temps. Son esprit était emporté par l'envol de la durée - une durée vide." (p. 119)

De même, j'aime comment elle amène la mort :

"Il n'y avait rien qu'elles puissent faire. Il n'y aurait plus de répit. Il pouvait mourir n'importe quel jour, affirma le docteur. Il peut mourir d'une minute à l'autre. Il ne passera pas la nuit." (p. 65)

Des descriptions ne sont pas banales ; le chapitre 3 s'ouvre ainsi efficacement :

"Connie Hancock était son amie. Elle avait commencé par être une enfant mince, avec une grande bouche, la tête lourdement couronnée de cheveux un peu luisants. Elle s'épaississait à présent, devenant hommasse, ressemblant à son père. Auprès d'elle, Harriett se sentait longue, élégante et svelte."

Encore un exemple de ces juxtapositions, qui clôt un rapide dialogue :

"J'ai peur de ton père et de ta mère, Hatty. Ils ne m'aimeront pas. Je sens qu'ils ne m'aimeront pas.
- Mais si, ils t'aimeront", la rassurait Harriett.
Et ils l'aimèrent. Ils eurent pitié de cette pauvre petite chose palpitante et pâle
." (p. 30) Là, la traductrice a ajouté des allitérations bien envoyées.

Contrairement à Laetitia qui n'a pas apprécié la rencontre entre l'héroïne (l'anti-héroïne) et la nièce, j'ai trouvé formidable cette scène avec la jeune qui lui prouve par a+b et une révélation qu'elle a tout faux et, comme le souligne Léna, qu'elle est une fausse vertueuse : pan ! dans les dents de cette orgueilleuse. J'ai aimé ce retournement de la moralité.
J'ai aimé la perversité des relations - père, mère compris -, l'aspect malsain du livre, et le tout raconté avec une froideur jouissive pour moi, un point de vue bien distancié qui fait le sel de cette histoire l'air de rien. Encore un exemple de cette froideur :

"Son affection se fixa sur deux points : Maggie et la maison. La maison et Maggie. La maison faisait partie d'elle à présent ; elle était un prolongement de son corps, une coquille protectrice." (p. 117)

Mon intérêt est resté constant. Et ensuite, j'ai découvert l'auteure, de surprise en surprise : son parcours, son énorme œuvre, sa vie personnelle.
Le livre a été publié en 1922. Florence Bartrop, sa gouvernante et compagne à partir de 1919, restera avec elle jusqu'à la fin de sa vie en 1946, soit pendant 27 ans. Vers 1920, des symptômes de la maladie de Parkinson apparaissent ; elle la prend en charge, telle Maggie prend en charge Harriett dans le livre...
Enfin, ce qui m'a bien intéressée, c'est de trouver d'où était sorti la phrase bandeau sur le livre de Jonathan Coe "Un parfait petit joyau" : elle vient d'un long article dans le Guardian, véritable déclaration d'amour aux autrices : il figure ci-dessus dans la doc (traduit par Google corrigé par Brigitte). Je me retrouve dans ce qu'il dit du narrateur (ou trice) de notre livre qui "regarde sans ménagement la dégénérescence morale d'une femme alors que son cœur se durcit dans une amertume protectrice, mais cela n'en fait pas, en soi, un roman amer. Ce qui donne au livre sa force tragique, c'est la réserve de compassion de l'auteur que nous pouvons sentir dans les intervalles entre chaque épisode fragmentaire et chaque phrase laconique et elliptique.
Pour cette raison, c'est un livre profondément douloureux à lire
." Il évoque aussi le "malaise". Il dit que May Sinclair montre "que le véritable pouvoir romanesque réside généralement dans la volonté de l'auteur de sélectionner, de réduire et d'omettre" et qu'ici il s'agit d'une "économie impitoyable" : c'est justement ce qui m'a plu.


Laetitia
Je vais commencer par le positif : j'ai découvert un nom.
J'ai trouvé un peu classique cet univers de la société victorienne.
L'auteure s'est intéressée à la psychanalyse, ce qui se ressent à travers les relations des personnages.
J'ai trouvé le livre fade, avec un décalage avec la quatrième de couverture qui crée une attente. "Mais un jour, Harriett se retrouve face à un choix dont les conséquences pourraient bien finir par ébranler ses certitudes."
L'histoire est assez classique, pas très originale.
Le dialogue avec sa nièce qui lui annonce ses fiançailles p. 88 m'a paru plaqué, du fait du parallélisme avec la situation du début : "Vous m'avez dit qu'il allait épouser votre jeune camarade Amy (…) vous n'hésitez pas à fonder votre bonheur sur le malheur de cette pauvre enfant".
L'héroïne, centrée sur elle-même, n'est pas attachante. Certes, il y a de l'ironie par rapport au père. Mais c'est pour moi un roman pas indispensable. Je ne m'y suis pas amusée, je m'y suis ennuyée. Il n'est heureusement pas long…


Felina
J'ai beaucoup aimé. Moi non plus, je ne connaissais pas l'auteure.
J'aime bien l'époque victorienne. Mais là, on n'est pas dans un roman standard.
J'ai trouvé l'écriture efficace. Et pour ma part, la quatrième de couverture a bien fonctionné : quelle erreur fatale a donc bouleversé sa vie ?... J'ai cherché.
La chronologie est un bon choix pour montrer la vacuité de la vie de cette femme : on ne raconte pas tout parce que rien ne se passe.
L'analyse de l'inconscient de la protagoniste apparaît à travers les anecdotes. Ce qui peut sembler superficiel va vraiment en profondeur.
Le livre nous montre comment, sous des dehors acariâtres - par exemple - une personne peut être passée à côté de la vie. Oui, l'histoire est noire.
Quant à la biographie de l'auteure, elle est impressionnante. Sa dimension féministe éclaire le message fort, contenu en creux dans le livre : osez vivre ! Osez désobéir !
J'ai trouvé ce livre, toute en subtilité, atypique, créant un malaise que j'ai bien aimé.

Brigitte (qui a lu dans la version originale de 1922 rééditée par Mint Editions en 2021)
Une vraie joie de lecture.
Pour l'écriture d'abord, d'entrée de jeu, puis pour la manière neutre et détachée de présenter cette Harriett Frean, élevée dans la plus belle moralité victorienne par des parents (apparemment) intègres et bien sous tous rapports, tellement bien élevée dans cette moralité sans tache qu'elle en fera le malheur de ses proches.
La construction est tout aussi subtile, dans une superbe boucle cyclique où la fin ("Maman !") nous ramène aux prémices qui l'avaient déjà conditionnée.
Nous sommes là à contre-courant des romans de Jane Austen, par exemple, où l'idéal de la jeune fille est de faire un beau mariage. Voire de tout faire pour s'en évader quand il est imposé par les parents.
Ici May Sinclair satirise à plaisir ; aucun des personnages n'est tel qu'il paraît, mais c'est normal puisqu'ils ne vivent que pour les apparences.
Et le temps passe, régulièrement noté par un bref rappel chiffré, il passe imperceptiblement et la vie avec, morne et sans faille, sans que rien ne change beaucoup dans la vie bien réglée de Harriet Frean, à peine touchée par la mort du père, ruiné.
Un petit chef-d'œuvre qui arrive par la magie même de sa prose à tenir en haleine, sans que rien dans la narration ne vienne apporter de suspense au sens classique du terme. On est juste terriblement mal à l'aise, ce qui est l'objectif évident de l'auteure. Elle a gagné. Et sans en avoir l'air, offre un pamphlet féministe (à l'envers).


Muriel

J'ai bien aimé le livre.
En raison de la situation, de cette histoire d'amour qui met en scène l'héroïne, sa meilleure amie et l'amoureux de celle-ci : c'est intéressant qu'il tombe amoureux de la première, ne veuille plus de la seconde, que l'héroïne Harriett, donc, décide de ne pas le prendre par loyauté.
Je trouve ça original, et surtout le fait que la morale ne l'emporte pas. Car elle se croit d'une grande force morale. Et finalement tous les trois sont malheureux.
C'est bien raconté, c'est prenant et tout à fait vraisemblable : son conformisme l'a rendue malheureuse.


Véronique
C'est un roman de l'époque victorienne, certes, mais ce qui me frappe est qu'il pourrait se dérouler aujourd'hui, et ça c'est intéressant. Elle montre l'état d'esprit qui sévit pour Harriett : la vénération du père, personne ne parle, ne communique. Même à l'heure des réseaux sociaux, on peut retrouver l'équivalent, avec l'importance du paraître.
Elle se croit la plus intelligente.
C'est noir. Je n'ai pas détesté le livre dans la façon d'analyser, mais ce n'est pas très gai.
C'est bien écrit.
Je ne peux pas dire que je me suis ennuyée. Elle met le doigt oùça fait mal. J'ai aimé cette analyse de la façon dont vivent les gens.

Aurore
J'ai beaucoup aimé.
J'ai ressenti un malaise, une tristesse à passer ainsi à côté de sa vie.
J'ai aimé la relation avec la mère ; comme rien n'est dit, la fille ne devine pas le désir de sa mère.
J'ai beaucoup aimé le regard sur Robin, jeune puis plus tard, avec une nostalgie.
Avec la servante Maggie et son bébé qu'Harriett refuse, j'ai atteint le comble du malaise...
J'ai aimé le style, avec les courts chapitres.

Agnès
J'ai beaucoup aimé ce livre.
Avec plusieurs plaisirs : celui de la découverte d'une nouvelle autrice dont je n'avais pas entendu parler pendant mes études de littérature anglophone, le plaisir de lire en anglais et le plaisir de l'histoire.
J'ai pensé à une vision idyllique d'Emily Brontë ou d'Emily Dickinson : on se désole de leur vie recluse, qui au contraire moi me fascine. Je pensais que Harriett allait avoir ce destin, refusant celui victorien : j'étais heureuse qu'elle refuse le mariage, pensant qu'elle allait avoir un autre destin, et peut-être l'écriture…
Or pas du tout : c'est le grand manque ; et la fin est d'une grande tristesse.
Je me suis retrouvée au début, en tant que fille unique. Puis le mur, le danger, les interdits de l'enfance m'ont aussi parlé. J'ai aimé cette identification dès le départ.
J'ai beaucoup aimé l'écriture, le style.
Et l'autrice porte le plus beau nom du monde : Sinclair...


Patricia
(qui avait pris le risque de nous proposer ce livre...)
J'ai trouvé ce livre par hasard à Gibert Jeune le jour où j'ai acheté le livre de Natalie Clifford Barney. Ils étaient côte à côte. J'ai été attirée car c'était un joli petit livre avec une belle couverture cartonnée avec inscrit dessus "Un parfait petit joyau" de Jonathan Coe, ainsi qu'une critique du Monde ("May Sinclair nous tend un miroir impitoyable") et traduit par Diane de Margerie.
Finalement, ce fut une double belle découverte, d'abord celle de l'auteure May Sinclair, qui était avant ce livre totalement méconnue en France, mais aussi celle de ce roman, très avant-gardiste pour l'époque (psychanalyse, musée, voyages, etc.).

Sur l'autrice : May Sinclair était une femme moderne et féministe, suffragette née en 1863. Son époque se situe entre Jane Austen et Virginia Woolf. Jane Austen est décédée en 1813. Virginia Woolf est née en 1882. Elle a fait des études de philosophie mais n'a commencé à écrire qu'à 33 ans après la mort de sa mère. Elle s'intéresse à la psychanalyse et Freud.


Son roman
Vie et mort de Harriett Frean est l'un des derniers qu'elle a écrits. Elle le considérait comme le plus abouti. Visiblement, elle s'est inspirée de sa vie sur plusieurs points (père qui devient alcoolique et plonge sa famille dans des difficultés matérielles après avoir fait faillite, mère stricte et religieuse, vie tardive après la mort de sa mère, elle doit subvenir aux besoins de la famille en écrivant).

Mon avis sur le livre
: L'histoire est une sorte d'étude de cas psychanalytique, c'est aussi une critique de la société de l'époque. Je trouve que c'est un roman original par la façon dont il est traité, et d'une grande modernité pour l'époque, le thème étant universel. Il s'agit d'un roman très court qui relate la vie d'Harriett Frean, de sa petite enfance jusqu'à sa mort, de façon très concentrée et très synthétique, permettant de décrire les mécanismes psychanalytiques qui conduisent inconsciemment cette femme à la névrose.
Dans ce roman elle décrit en particulier le tableau clinique des effets dévastateurs du "surmoi" sur Harriet, dus à la moralité excessive de son éducation, à la névrose de sa mère (elle-même due à son éducation et à son viol), du non-dit sur le viol de sa mère, à la honte et la culpabilité de ce qu'elle n'a pas fait (c'est son père qui en est responsable), avec renoncement de ses désirs et de la jouissance, de ses envies réelles… ce qui provoque dans un premier temps une dépression, dont elle se guérit par une haute estime d'elle-même (se croyant parfaite et forte), puis aigrie, ayant des actes et pensées horribles dont elle n'a pas conscience, et qui finalement la mènent à une vie solitaire et sans intérêt, méprisant les autres malgré le fait qu'elle fait croire qu'elle s'intéresse/aime les gens.

Note Wikipédia : "Le surmoi est l'une des trois instances de la personnalité (selon Freud), il agit sur le moi comme moyen de défense contre les pulsions, et se développe à partir des interdits parentaux. Le surmoi ne représente pas la disparition du désir mais la renonciation absolue à la réalisation de son désir et donc à la jouissance."

Plus en détail :
- D'abord, la mère d'Harriet, d'une moralité irréprochable, était aussi une grande névrosée, à cause du viol qu'elle a subi. Harriet était influencée inconsciemment par le non-dit autour de ce viol. Sa mère non plus n'a jamais vraiment joui de la vie, toujours à s'inquiéter et à interdire la jouissance (comme d'aller courir sur le chemin interdit où sa mère s'était fait violer). Harriett avait une relation d'emprise de la part de sa mère, elle la trouvait parfaite moralement. Toute sa vie elle a cherché à protéger et imiter sa mère.
- Puis son père, qu'elle pensait bon père, bon mari, mais en fait pas si bon à l'extérieur car il jouait en bourse. Il a été ruiné et a entraîné dans sa perte sa famille et le père de sa meilleure amie. Choquée, elle a hérité de la culpabilité due à ce que son père a fait à la famille de sa meilleure amie, en plus de la honte jusqu'à la fin de sa vie. Son père sur son lit de mort va jusqu'à lui dire pour enfoncer le clou : "il faut penser aux autres, il ne faut pas être égoïste". Un autre père lui aurait dit : "vis ta vie ma fille. Sois heureuse".
- C'est ce qu'on peut appeler des parents toxiques. C'est triste, elle était une petite fille sage, obéissante, qui n'a jamais posé problème. En fait, tous ses malheurs viennent de ses parents et de l'éducation qu'elle a reçue.
- Elle a dû renoncer à son amour pour un homme, pour épargner sa meilleure amie qui lui avait pourtant promis qu'elle ne se marierait jamais. Mais, elle, elle était parfaite, forte, elle a tenu promesse.
- Elle a d'abord fait une dépression. Puis ils ont quand même voyagé, Rome, Florence, son père a écrit un livre L'ordre social. Ils ont beaucoup lu, vu des musées, etc.
- Un autre cas typique : le choix de la nouvelle habitation après la mort du père. Avec sa mère, elles choisissent toutes deux un endroit qu'elles n'aiment pas, en pensant faire plaisir à l'autre, plutôt que d'avouer ce dont elles avaient chacune réellement envie.
- Après la mort de sa mère, elle finit sa vie seule, aigrie, ne supportant plus rien. Elle mène une vie sans intérêt, où aucun de ses désirs n'a été assouvi, mais n'acceptant pas le bonheur des autres.

Morale de l'histoire : une psychanalyse aurait pu sauver Harriett si elle avait pris conscience de la fausseté de sa vie. C'est ce qu'a essayé de faire Mona, la nièce de Robin, en voulant lui ouvrir les yeux, mais il était déjà trop tard. En fin de compte à cause de son mauvais choix au départ, 4 personnes ont été malheureuses et sont devenues aigries et névrosées. Je me dis que May Sinclair a peut-être été sauvée d'une triste fin comme celle-là grâce à la découverte de Freud et de la psychanalyse, pourquoi pas…
Selon le même schéma, cette histoire pourrait être transposable sur une histoire d'amour homosexuelle contrariée.

• Nathalie Je ne connaissais pas May Sinclair et j'ai été bluffée par sa vie. Elle fut avant-gardiste, par exemple concernant la psychanalyse, le flux de conscience et elle était féministe à fond les ballons.
L'histoire m'a coupé les ailes ; c'est démoralisant au possible, limite morbide.
L'Angleterre victorienne, je ne connais pas trop.
Je ne m'attendais pas à ça : passer sa vie à correspondre à ce qu'on attend de soi !
Je suis un peu déçue et ai envie de lire autre chose d'elle.

Claire
J'ai recherché ce qui est disponible (parmi les traductions anciennes et récentes) pour que tu nous dises tes futures impressions : en dehors de la réédition toute récente Vie et mort de Harriet Frean (publié en 1922) :
- Pas disponible : L'Immortel Moment (publié en 1908), trad. Clément Mottot, éd. Taillandier, 1913.
- Pas disponible : Un romanesque (publié en 1920), trad. Marc Logé, Plon-Nourrit, 1922.
- Disponible, mais pas facile à lire car scanné sur Gallica : Mary Oliver : une vie (publié en 1919) en ligne sur Gallica, trad. et introduction Marc Logé, Nouvelles éditions latines, 1949.
- Disponible : Les trois sœurs (publié en 1914), trad. Mary-Cécile Logé, préface Olivier Philipponnat, Le Livre de poche, coll. Classiques d'hier et d'aujourd'hui, 2019 (première édition et traduction : Les trois sœurs, trad. Marc Logé, éd. A. Redier, 1932).
- Disponibles, deux romans (publiés en 1916 et 1921) :
La Véritable Histoire de Tasker Jevons suivi de Monsieur Waddington de Wyck, trad. Leslie de Bont, Classiques Garnier, 2023.