NOS RÉACTIONS
à la lecture de
Ce que je veux ne pas savoir
 
 

de Deborah LEVY (née en 1959), publié en 2013
éd. du sous-sol, coll. "Feuilleton non fiction", trad. Céline Leroy, 2020, 144 p.
Prix Femina étranger 2020

Voici un aperçu des réactions d'Agnès, Brigitte, Claire, Ingrid,
Joëlle, Laetitia, Muriel, Nelly, Patricia, Sandra, Sophie
lors de notre première semaine littéraire du 10 au 17 juille
t 2021

 

N'ont vraiment pas aimé : Ingrid, Laetitia, Muriel, Nelly

- Le premier chapitre en a gavé plus d'une, bien trop intellectuel, alourdi par les citations.
- L'épisode du début où elle pleure sur l'escalator est inexplicable et pompeux.
- On voit une volonté de construction avec les 4 chapitres, mais on se perd à l'intérieur. Une impression de fouillis domine, avec des références, des impressions personnelles, qui rendent le texte difficile d'accès. On ne voit pas où elle veut en venir, elle brouille les pistes.
- Est-ce un essai ? Une autobiographie ? Si c'est un essai, c'est tiré par les cheveux.
- Aller sur les pas de Sand et Chopin paraît artificiel.
- L'humour que certaines mentionnent ? Je ne l'ai pas vu.
- L'écriture ? J'ai beaucoup de mal. Beaucoup de citations laissant entendre qu'elle cherche une caution. Elle évoque l'ego de Duras ; mais le plus gros ego c'est le sien. Elle se regarde écrire.
- Quant à la narratrice, elle n'est pas attachante.

Ont apprécié, voire beaucoup apprécié : Agnès, Brigitte, Claire, Joëlle, Patricia, Sandra, Sophie

Comme pour Les Bâtardes qui avaient dissimulé leur genre (des nouvelles), certaines ont pensé qu'il s'agissait d'un roman (avant de subodorer l'aspect autobiographique, entre l'essai et l'autobiographie).
- J'ai adoré ce "je", les émotions, la poésie (le bonhomme de neige, c'est très beau).
- L'humour, qui a été beaucoup apprécié par celles qui ont aimé le livre (éclats de rire pour certaines), alterne avec l'émotion (pleurs pour certaines). Un livre qui apporte une brise dans le cerveau !
- Il y a des scènes mémorables et un humour british : par exemple Farid le baby-sitter qui se fout des gosses et ne pense qu'à sa thèse.

- La structure du livre, très bien construit, est chargée de sens : on suit les 4 parties du texte d'Orwell Pourquoi j'écris, mais à l'envers. Le fouillis qu'ont ressenti certaines ? C'est un fouillis dans sa tête. Elle explore, notamment en se rappelant l'Afrique, puis une fois en Angleterre, on retrouve une écriture étayée, avec de la distance. Tout au contraire, les flash-back sont très maîtrisés, c'est clair et non fouillis.
- La narratrice suscite une réelle empathie pour certaines.
Ainsi des pleurs sur l'escalator : une scène identique qu'a connue Patricia à répétition. L'amour du père colle bien avec Émilie Carles. Quel dommage que les parents divorcent...

- Le point de vue de l'enfant en Afrique est intéressant. Elle aide à comprendre l'ANC. Et des détails permettent de comprendre le quotidien : ainsi du prénom qu'on enlève aux Noirs... (comme les bonnes chez nous qu'on appelait toutes Marie).
- L'Afrique du Sud a semblé également très cinématographique. Agnès a pensé à Harper Lee.

- Les références qui ont plombé certaines ? Un artiste s'appuie sur la culture. Quant à Orwell, La ferme des animaux d'Orwell est un livre-culte pour Sophie : c'est Nicole Croisille, qui dans "Les uns et les autres", chante "si tous les hommes sont égaux, certains sont plus égaux que d'autres, écrivait George Orwell" (à ne pas confondre avec "Les uns contre les autres" de Fabienne Thibeault...)

- La fin laisse en attente d'une suite. Claire a lu dans la foulée Le coût de la vie, extrêmement différent dans son mode de narration, mais avec le même humour.
- À noter : parmi celles qui auront lu les 4 livres, c'est celui qui sera en tête du palmarès de Joëlle et de Patricia.

Avis rédigés par les lointaines

Ingrid
J'ai détesté ce livre...
Franchement, je n'ai pas pu dépasser le premier chapitre.

Muriel
Mon avis est mitigé sur Deborah Levy.
Le début m'a beaucoup barbée, car je ne comprenais pas grand-chose...
J'ai préféré mettre mon incompréhension sur le compte des calmants que je prends à longueur de journée, mais quand même.
Et à partir des "dodololomimiyoupi" p. 26, j'ai trouvé ça plus intéressant, la vie en Afrique du Sud, puis l'exil en Angleterre...
Il y a beaucoup d'humour dans son récit...
Bon voilà, je ne vois pas trop quoi dire d'autre...
Toujours mitigée...

Sandra
Voici mon premier ouvrage lu de cet auteure, et d'emblée au vu de la phrase "réponse à Orwell," je me suis dit "j'espère ne pas être déçue".
Si au départ, j'ai eu une petit crainte avec son historie de pleurs, d'escalators, de fuite à Majorque, j'ai apprécié de suite les références à d'autres auteurs et les citations. Elles accompagnent son propos, qui débute au départ par une réflexion sur la maternité, l'annihilation du désir des femmes et sur l'indispensable "ego" que doit avoir toute femme et donc tout femme écrivaine pour "survivre".
Ses réflexions portant au départ davantage sur la condition féminine, je me suis posé la question : où était son propos sur l'écriture ? Mais peu à peu celui-ci est arrivé. À travers le récit de son enfance et adolescence, elle sème les pistes pour nous faire comprendre comment lui est arrivé cette envie et cette nécessité d'écrire, mais en même temps sa complexité.
Son histoire personnelle (l'apartheid, le père prisonnier politique, les différences de classes sociales, l'exil subit, l'envie de fuite, de l'ailleurs) nous fait également traverser des moments historiques et sociaux importants, sans lourdeur, sans apitoiement.
Nous sommes face à une auteure qui souffre, qui a besoin de cette introspection personnelle afin d'avancer. Car le "pourquoi écrire" en réalité n'est pas clair chez elle, et à travers ce livre, elle le perçoit et semble enfin le comprendre. Au-delà de cette nécessité personnelle d'écrire, en tant que femme, elle le doit. Ainsi, j'ai aimé cette phrase, cette image de "parler fort". Non pas comme un hurlement intempestif, gênant pour les autres, mais comme un devoir, un besoin pour faire vivre son "moi", sa personnalité, exprimer sans honte ses idées et ses désirs. Ce qui est même étonnant, c'est que ce sont les autres qui lui font cette remarque (la fille de sa marraine Melissa, la nonne, et le Chinois également) et qu'elle met du temps à le comprendre.
Au final, cette petite autobiographie, qui est un témoignage d'une auteure sur son rapport à l'écriture (comme d'autres l'ont également fait, elle n'est pas pionnière ne la matière), fut plaisant à lire. L'écriture, la description de son histoire personnelle, est fluide, non pesante, j'ai apprécié le style.
Je ne connais pas l'histoire littéraire et personnelle de cette auteure, mais au vu de la fin, il est à espérer que les réponses trouvées lui permettront d'arrêter de pleurer dans les escalators, et qu'à présent pour reprendre le passage de Virginia Woolf, elle pourra "écrire dans le calme" pour mieux vivre avec son passé et son présent.

Brigitte
D'emblée on sent le bouquin qu'on ne va pas lâcher et qui vous ferait rater deux ou trois stations de métro si on prenait encore le métro.
On nous dit : c'est une réponse au fameux essai de 1946 de George Orwell "Why I write". Et sur la couverture de l'édition originale anglaise on avait la citation dont est partie Deborah Levy :

CHOSES QUE JE NE VEUX PAS SAVOIR

"Pour devenir un
ÉCRIVAIN,

j'ai dû apprendre à
INTERROMPRE,

à me faire entendre, à parler un peu plus fort, et encore
PLUS FORT,

puis parler comme je parle normalement, c'est-à-dire PAS FORT DU TOUT
."

Deborah Levy

C'est déjà formidable d'arriver à résumer en quelques lignes la manière dont un écrivain arrive à trouver et faire entendre la voix qui est la sienne, sans la forcer. Levy s'approprie le thème et l'illustre à sa manière, en reprenant comme têtes de chapitres ce qu'Orwell avançait comme raisons pour écrire, dans un ordre différent qui colle avec son propos :
"political purpose" / "historical impulse" /"sheer egoism" / "aesthetic enthusiasm"
"visée politique" / "inspiration historienne" / "pur égoïsme" / "enthousiasme esthétique".
Son essai est formidablement bien construit, les larmes versées sur l'escalier roulant, au début, nous amenant avec quelques détours à un retour aux sources, cette Afrique du Sud de son enfance qui la faisait pleurer, justement, sur les escaliers roulants à Londres. Elle nous fait partir d'une étrange auberge à Majorque qui pourrait aussi bien sortir d'un conte fantastique, mais où, finit-on par comprendre, elle s'est réfugiée pour réfléchir et écrire. Et de là, elle revisite son enfance et nous la fait revisiter avec elle, dans une Afrique du Sud fantomatique marquée par l'absence du père, emprisonné pour avoir manifesté son soutien à l'ANC. Autant pour la politique et l'histoire, vues à travers les réminiscences de l'enfance.
Ce qui entraîne, et bouleverse parfois, c'est le rythme du récit, le génie d'évoquer sans développer, et l'humour, constamment, entre les lignes, pour noter le dérisoire des situations et dépeindre des personnages qui vous sautent au visage tellement ils sont vivants, avec leurs caractères, leurs tics et jusqu'à leur façon de parler. On souffre avec l'enfant solitaire qui se raccroche à la cousine qui lui apprend à "parler plus fort", à la bonne sœur dans le pensionnat où elle a fini par échouer, avant le grand départ pour l'Angleterre, quand l'Afrique du Sud sera devenue invivable.
Et là nouveau chapitre, de l'essai comme de la vie. C'est là qu'il est question d'égoïsme pur, car il faut se battre pour exister, ou plutôt "sortir de ma vie", en exil comme a dit la mère, cet Exil à la fois abstrait et terriblement concret, dans le quartier paumé de Finchley. On rencontre Sylvia Plath au détour de quelques pages formidables sur du miel tombé dans la machine à laver qu'il s'agit de nettoyer en passant la tête à l'intérieur de la machine, ce qui rappelle aussitôt "les écrivaines" se suicidant en fourrant la tête dans le four à gaz. Et quand elle cite la grève des mineurs de 1974, rare date dans ce texte tout en allusions, je revois cet hiver lugubre où la nuit tombait à 16 heures dans la plus parfaite obscurité faute d'électricité, ce qui suggère l'atmosphère sans mots superflus.
Lire Levy, c'est le plaisir de savourer une histoire contée de main de maître, par quelqu'un qui a appris à ne pas parler plus fort qu'il ne convient, quelqu'un qui a le génie du conteur. Je craque quand elle se décrit, ado à Londres, écrivant tout l'incompréhensible de l'Exil au stylo à bille sur des serviettes en papier, sur un coin de table d'un café pouilleux, en essayant surtout de ne plus penser à l'Afrique du Sud, parce qu'il fallait apprendre à saisir la moindre occasion d'être heureuse en Angleterre, malgré les questions inéluctables et récurrentes "Where are you from ?" qui aussitôt la ramenait à son statut d'étrangère.
Elle a ce génie de dire l'indicible en donnant des détails, ceux qui frappent et qui restent, au lecteur d'imaginer le reste, en tentant de partager l'"enthousiasme esthétique" qui parcourt son essai, mais dont elle a fait plus particulièrement son dernier chapitre, avec un retour à Majorque pour boucler un cycle à la chinoise. J'aime bien qu'elle cite en conclusion, ou presque, ç'aurait été trop banal, la phrase de Virginia Woolf disant qu'une écrivaine doit éviter de revenir trop sur sa vie autrement elle écrirait dans la rage. Et c'est ce qui fait la qualité de cet essai de Deborah Levy : cette distanciation du passé et de soi-même qui lui donne le calme voulu, mais au prix d'une tension constante qui vous fend les tripes.