Nous avons lu pour le 18 septembre 2022

L'Art de la joie
de Goliarda Sapienza
traduit de l'italien par Nathalie Castagné


L'Art de la joie
, Viviane Hamy, 2005. Réédition :
L'Art de la joie, Le Tripode, 2016

AUTOUR DU LIVRE
Repères biographiques
Publications de Goliarda Sapienza
Le livre : articles, traduction

Et NOS RÉACTIONS sur le livre...

REPÈRES BIOGRAPHIQUES

Goliarda Sapienza (1924-1996) est née en Sicile de parents militants socialistes antifascistes très cultivés. Très engagée elle-même, elle aimera des hommes et des femmes. Une biographie détaillée termine son livre Moi, Jean Gabin (ainsi que le livre de son dernier compagnon qui lui est consacré : Goliarda Sapienza, telle que je l'ai connue), reproduite en grande partie ci-dessous.

Des émissions de radio retracent sa vie 

- Magnifique présentation en images en 4 minutes sur France Culture ici de sa vie et son œuvre ›ici

- Deux épisodes d'une heure de La Compagnie des œuvres, par Matthieu Garrigou-Lagrange :
1/2 : "Vie de Goliarda Sapienza", originaire de Sicile, née en 1924 et morte en 1996. Avec Nathalie Castagné, traductrice de toute l'œuvre de Goliarda Sapienza.
2/2 : "Goliarda et L'Art de la joie", refusé par les maisons d'édition du vivant de son auteur, a été redécouvert en France. Avec Frédéric Martin, fondateur et directeur des éditions Le Tripode, pour retracer l'histoire singulière de la publication de l'Art de la joie et parler avec passion de cette fresque.

- "Retour sur l'œuvre de Goliarda Sapienza", par Caroline Broué, La Grande Table d'été, 9 juin 2015, 30 min, avec Nathalie Castagné, traductrice et Frédéric Martin éditeur.

- Toujours sur France Culture : "Goliarda Sapienza (1924-1996), la Madone indocile", par Julie Navarre, Toute une vie, 13 février 2021, avec Angelo Maria Pellegrino, écrivain, comédien, dernier compagnon de Goliarda Sapienza, auteur de Goliarda Sapienza, telle que je l'ai connue (Le Tripode, 2015), avec Nathalie Castagné, traductrice, Frédéric Martin, directeur des éditions Le Tripode, Florence Lorrain, libraire à L'Art de la joie - nom choisi en référence à l'ouvrage de Goliarda Sapienza, 58 min.

- Et si vous préférez France Inter, écoutez Zoé Varier, L'heure des rêveurs, 5 juin 2015, avec Nathalie Castagnié, 52 min.

Biographie détaillée

LES ORIGINES
- 1880 : naissance de Maria Giudice, mère de Goliarda.
- 1884 : naissance de Giuseppe Sapienza, père de Goliarda.
- 1902-1905 : début de l'activité syndicale et journalistique de Maria Giudice. Inscription au Parti Socialiste. Première arrestation. Maria rencontre l'anarchiste Carlo Civardi puis se réfugie en Suisse pour échapper à la prison. Rencontre Angelica Balabanoff, Lénine et Mussolini.
- 1904-1913 : naissance des sept enfants de Maria Giudice et Carlo Civardi, en union libre. La famille, qui vit dans un grand dénuement, s'installe à Milan en 1910. Maria, institutrice, est licenciée pour conduite immorale.
- 1911 : Giuseppe Sapienza devient secrétaire de la Chambre du Travail de Catane.
- 1916 : Maria Giudice devient la première femme à occuper le poste de secrétaire de la Chambre du Travail de Turin. L'année suivante, elle est nommée secrétaire de la Fédération Socialiste de la province de Turin et devient rédactrice en chef de l'hebdomadaire socialiste Il grido del popolo (Le Cri du peuple), auquel collaborera Antonio Gramsci.
- 1918-1920 : Maria Giudice est condamnée à trois ans de prison pour avoir incité les ouvriers d'une manufacture d'armes à abandonner le travail. Libérée l'année suivante, elle rencontre le futur père de Goliarda, Giuseppe Sapienza, lors d'une manifestation et s'établit avec lui à Catane à partir de 1920. Avec eux vivent six enfants de Maria et les trois enfants de Giuseppe.
- 1920-1922 : Maria milite en Sicile pour une gestion communautaire des terres et la création d'un minimum salarial. Elle et Giuseppe dirigent la Chambre du Travail de Catane et le journal Unione, dont les locaux sont incendiés à deux reprises par les fascistes. Ces derniers tentent aussi de les assassiner. En 1921, un des fils de Giuseppe est retrouvé noyé : on ignore si cet assassinat est l'œuvre de la mafia ou des fascistes. En 1921 naît la première fille de Maria et Giuseppe, Goliarda. L'enfant meurt au bout de quelques jours.


L'ENFANCE
- 1924 : Goliarda Sapienza naît à Catane, dans une famille recomposée, comportant 10 enfants.
- 1925-1928 : rupture de l'équilibre familial. Trois enfants de la famille meurent dramatiquement : l'une d'une pleurite, après une nuit passée dans une rizière pour échapper aux milices, l'autre retrouvé pendu en prison, ainsi que le dernier né de la famille. En outre, Giuseppe Sapienza s'est épris de la fille de sa femme, Olga, qui a 15 ans ; sa sœur Licia décide de quitter Catane avec elle ; Maria accompagne ses deux filles à Stradella pour les aider à s'installer. Quelques années plus tôt, il y avait déjà eu un précédent incestueux entre Giuseppe et une autre fille de Maria, lorsqu'elle était encore adolescente.
- 1933 : la famille Sapienza-Giudice déménage dans la Civita : ce quartier populaire de Catane rassemble artisans de toutes sortes et prostituées.
- 1938 : à 14 ans, Goliarda quitte définitivement l'école, tandis que sa mère montre les premiers signes d'un effondrement psychique.


LES PREMIÈRES ANNÉES À ROME
- 1940 : à 16 ans, Goliarda commence à travailler pour une compagnie de théâtre sicilienne et prépare l'examen d'admission à l'Académie nationale d'art dramatique de Rome. L'année suivante, elle obtient une bourse d'études qui lui permet de suivre les cours de l'école. Sa mère s'établit à Rome avec elle.
- 1942 : arrestation de Giuseppe Sapienza, détenu pendant trois mois à la prison de Catane.
- 1942-44 : Goliarda monte sur scène, notamment dans des pièces de Pirandello, mais interrompt ses études quand l'Italie signe un armistice avec les alliés : c'est le début de l'occupation allemande de l'Italie et de la résistance antifasciste. Giuseppe Sapienza s'établit à Rome et crée les brigades Vespri. Goliarda en fait partie sous un faux nom. Recherchée par la police allemande, elle se réfugie dans un couvent. C'est un des moments les plus difficiles de la vie de Goliarda, éprouvée par la guerre, la persécution nazie, la faim et une violente crise de tuberculose. La santé mentale de sa mère s'est aussi aggravée, elle est hospitalisée dans un asile psychiatrique. La guerre finie, Goliarda retourne à l'Accademia. Mais elle prend part aux manifestations des étudiants et abandonne finalement ses études.
- 1945-52 : Goliarda se consacre au théâtre. Elle fonde en 1945, avec Silverio Blasi et Mario Landi, la compagnie de théâtre d'avant-garde T45 (le théâtre 1945), puis entre en 1946 dans la Compagnia del piccolo teatro d'arte. En 1948, elle rencontre le futur réalisateur Francesco (ou Citto) Maselli - début d'une liaison qui durera 18 ans. En 1950, elle fonde avec Silverio Blasi la Compagnia du teatrino Pirandello. En 1951, elle connaît le succès pour son rôle dans Vêtir ceux qui sont nus de Pirandello.
- 1949 : son père Giuseppe Sapienza meurt à Palerme.
- 1953 : sa mère Maria Giudice meurt à Rome des suites d'une bronchite. Umberto Terracini, ancien président de l'Assemblée Constituante, Sandro Pertini et Giuseppe Saragat, futurs présidents de la République Italienne, assistent à sa veillée funèbre - c'est dire la figure importante qu'elle fut.
- 1953-1955 : Goliarda et Citto reçoivent souvent des amis intellectuels et cinéastes. Goliarda se rapproche de Luchino Visconti, qui la fait jouer dans Medea au Théâtre Manzoni à Milan puis, en 1954, dans Senso. Goliarda rencontre l'actrice Haya Harareet : elles deviennent amies intimes.
- 1956 : ébranlement idéologique suite à la révélation des crimes staliniens. Ses crises d'angoisse se multiplient. Elle commence à écrire des poèmes (qui seront plus tard rassemblés dans le recueil Ancestrale).
- 1957 : Goliarda travaille, en tant qu'assistante, sur le film Nuits blanches de Luchino Visconti.


L'ÉCRITURE
- 1958 : nouvelle crise de Goliarda, qui décide de s'éloigner du cinéma et du théâtre pour se consacrer à l'écriture.
- 1960 : retour exceptionnel au théâtre avec la pièce Liolà de Pirandello dans une mise en scène de Silverio Blasi.
- 1962 : première tentative de suicide. Goliarda est hospitalisée dans un asile psychiatrique où elle subit une série d'électrochocs. Un jeune analyste, Ignazio Majore, entreprend avec elle, à sa sortie de l'hôpital, une thérapie psychanalytique quotidienne à domicile.
- 1963 : Goliarda commence un cycle de textes autobiographiques qui, jusqu'en 1968, l'amène à interroger les faits marquants de son existence : Lettre ouverte, Le fil de midi, Les certitudes du doute.
- 1964 : suite à une crise professionnelle, sans doute liée à la relation amoureuse qu'il a nouée avec Goliarda et brusquement interrompue, Ignazio Majore abandonne son métier et ses patients. Goliarda fait une deuxième tentative de suicide et reste dans le coma durant plusieurs jours.
- 1965 : Goliarda se sépare de Citto Maselli. Durant deux ans, sur le conseil de Ignazio Majore, elle vit en compagnie d'une infirmière.
- 1967-1969 : publications successives de Lettre ouverte et de Le fil de midi aux éditions Garzanti. Goliarda se lance de façon intensive dans l'écriture de L'Art de la joie.
- 1975-1979 : Goliarda rencontre Angelo Pellegrino, avec qui elle travaillera sur ses œuvres jusqu'à la fin de sa vie. En 1978, le couple fait un voyage en Transsibérien, traverse la Russie et la Chine pendant deux mois, ayant confirmation que ce qui se racontait sur le bloc communiste, en particulier en Russie, ne correspond pas à la réalité.
- 1979 : Goliarda et Angelo se marient. Le manuscrit de L'Art de la joie, achevé, est refusé par la plupart des maisons d'édition italiennes. Sandro Pertini, ancien ami de sa mère et désormais président de la République Italienne, intervient discrètement auprès des éditions Feltrinelli. En vain.
- 1980 : Goliarda connaît une nouvelle crise morale. Arrêtée suite à un vol de bijoux dans l'appartement d'une amie, elle est détenue à la prison de femmes de Rebibbia. Elle y rencontre Roberta avec qui à la sortie de prison elle aura une relation amoureuse.
- 1983 : L’Université de Rebibbia paraît aux éditions Rizzoli. Le livre est un succès. Mais Rizzoli se refuse toujours à publier L'Art de la joie.
- 1984 : Goliarda achève l'écriture
du roman Rendez-vous à Positano, non publié de son vivant.
- 1987 : Les certitudes du doute paraît aux éditions Pellicano Libri.
- 1994 : une première partie de L'Art de la joie paraît aux éditions Stampa alternativa.
- 1996 : Goliarda Sapienza meurt dans sa maison après une chute dans l'escalier.
- 1998 : l'édition du texte intégral de L'Art de la joie est établie par Angelo Pellegrino et paraît de façon posthume. Le texte passe inaperçu.
- 2002 : toujours grâce aux efforts d'Angelo Pellegrino, le recueil Destino coatto ("Destin contraint", non traduit) est publié aux éditions Empiria.
- 2005 : parution en France de L'Art de la joie, aux éditions Viviane Hamy. L'importance de cette œuvre est subitement reconnue et donne lieu à un extraordinaire succès autant critique que public.
- 2006 : en Italie, la redécouverte de Goliarda Sapienza met à jour plusieurs textes inédits importants. Les prestigieuses éditions Einaudi annoncent officiellement qu'elles s'engagent dans la parution des œuvres complètes de l'auteur (éditions qui équivalent à La Pléiade en France).
- 2007 : Gaeta, ville où Goliarda est enterrée, décide d'élever une stèle funéraire en son honneur où est gravée l'inscription : À LA MÉMOIRE D'UNE VOIX LIBRE. En 2020, une place Goliarda Sapienza y est consacrée à la poésie
- 2012 : plaque située Via Pistone 20, Catane, lieu de naissance de G. Sapienza, offerte par la Società italiana delle letterate

Des images

Goliarda avec ses parents :

Des portraits très divers :





Quelques images filmées de Goliarda
(en italien)
- De 1970 : un extrait du film Lettera aperta a un giornale della sera de Francesco Maselli, un de ses compagnons pendant 17 ans, qui retrace les débats politiques d'un groupe d'intellectuels engagé contre la guerre du Vietnam, mais tiraillé entre l'envie de se rendre sur place et la peur de quitter leur vie. Goliarda Sapienza y apparaît dans le rôle d'un personnage qui porte aussi son prénom. La musique du film est de Giovanna Marini.
- De 1984 : interviewée à la télévision par Enzo Biagi à propos de son séjour à la prison de Rebibbia, suite à la publication en 1983 de son livre L’Université de Rebibbia. Elle parle de ses rencontres avec des personnes pleines de fantaisie, de chants et de désirs, dans un endroit qui est une sorte de monde en miniature, un village.

PUBLICATIONS de Goliarda Sapienza

Traductions françaises
Tous ses livres sont traduits par Nathalie Castagné : elle est d'ailleurs invitée dans toutes les émissions sur Goliarda Sapienza. Tous les livres sont (re)publiés aux éditions Le Tripode : le directeur Frédéric Martin est également souvent présent dans les émissions en question.

Les quatre premiers romans constituent un cycle autobiographique :
- 1967 (date de publication en Italie) : Lettre ouverte, Le Tripode, 2021
- 1969 : Le fil de midi, Viviane Hamy, 2008 : ce volume rassemble deux ouvrages autobiographiques de G. Sapienza : Lettre ouverte et Le Fil de midi
- 1983 : L’Université de Rebibbia, Le Tripode, 2013 ; rééd. Poche, 2019
- 1987 : Les certitudes du doute, Le Tripode, 2015 ; rééd. Poche, 2020

- 1998 : L'Art de la joie, Viviane Hamy, 2005 ; réédition Le Tripode, 2015 ; rééd. Poche, 2016
- 2010 : Moi, Jean Gabin, Le Tripode, 2012 ; rééd. Poche, 2017
- 2013 : Ancestrale, Le Tripode, 2021 (Poésie)
- 2015 : Rendez-vous à Positano, Le Tripode, 2017 ; rééd. Poche, 2018
- 2019 : Carnets, Le Tripode
Les Carnets sont admirés par Viriginie Despentes (voir son article
"C’est un texte qui me fascine" : quand Virginie Despentes redécouvre Goliarda Sapienza, Le Monde, 28 février 2019)

Le Tripode publie : Goliarda Sapienza, telle que je l'ai connue : témoignage, d'Angelo Maria Pellegrino, son dernier compagnon pendant 21 ans, trad. Nathalie Castagné, 2015, 64 p.

La traductrice
Nathalie Castagné est écrivain et traductrice de l'œuvre de Goliarda Sapienza. Voir ›ici une présentation sur un annuaire professionnel.
Dans une interview qui mérite d'être reproduite ci-dessous, elle raconte l'histoire de la traduction de L'Art de la joie en France (site Un dernier livre avant la fin du monde, 24 décembre 2015).

Nathalie Castagné est écrivain et traductrice de l’italien. Elle est l’auteur de L’harmonica de cristal (Seuil) et, sous le pseudonyme d’Eilahtan, de Perséphone (récit poétique, La Différence) et Sebastian ou la perdition (La Différence). Entre essais, poèmes et romans, elle a traduit plus d’une trentaine d’ouvrages ainsi que des livrets d’opéra.

Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs en quelques lignes ?
Méditerranéenne, mais liée à l’Europe centrale (ma mère était polonaise), j’ai eu le sentiment de trouver pleinement ma terre en me mettant à chanter, vers dix ans. Ma première passion a ainsi été pour le chant lyrique, que l’écriture a fini par supplanter, après des années de division entre ces deux chemins, l’un et l’autre nécessaires et vitaux. J’avais fait entretemps un peu de philosophie et beaucoup de séjours en Italie, qui ont commencé à m’en apprendre la langue, déjà pratiquée, parmi d’autres, dans le chant.

Vous êtes à la fois écrivain et traductrice, par quoi avez-vous commencé ? Est-ce la traduction qui vous a poussée vers l’écriture ou l’inverse… ?
J’ai commencé par l’écriture, plus de quinze ans avant de faire la moindre traduction (autre que scolaire…). Traduire a été pour moi le fruit du hasard, puis a plus ou moins relevé du mariage de raison, à l’exception de quelques grandes aventures comme L’Art de la joie.

Les textes que vous traduisez sont-ils toujours une demande d’éditeurs ?
Oui, à l’exception d’un autre livre qui me semblait lui aussi m’être en quelque sorte destiné, La Virgilia, de Giorgio Vigolo. Pour celui-là, finalement publié aux éditions de La Différence en 2013, j’ai cherché un éditeur pendant bien deux ans. Mais dans des cas de moindre nécessité intérieure, j’ai le plus grand mal (et même une véritable incapacité) à me proposer.

En tant que traductrice êtes-vous avant tout rattachée à des maisons d’éditions ou à des écrivains ?
Ni aux uns ni aux autres ; mais la seule fois où il m’a fallu choisir – pour Goliarda Sapienza justement -, c’est l’écrivain qui l’a emporté.

Comment avez vous découvert Goliarda Sapienza ? L’Art de la joie est-il le premier texte que vous avez lu d’elle ?
Oui, L’Art de la joie est le texte par lequel j’ai découvert Goliarda Sapienza. Voici comment les choses se sont passées : à la fin de 2003, on (c’est-à-dire Frédéric Martin, qui à l’époque y travaillait) m’a appelée des éditions Viviane Hamy, pour qui j’avais déjà fait quelques traductions, et quelques notes de lecture, pour me demander si je pouvais lire un livre déniché par Waltraud Schwarze, une célèbre agente allemande, livre qui avait à peu près tout contre lui (très long, passé inaperçu lors de sa publication dans son pays d’origine, œuvre d’une femme morte depuis plusieurs années), mais qui ne ressemblait à rien de connu et qui était susceptible d’intéresser Viviane. J’ai accepté et, au début janvier 2004, j’ai commencé à lire, et lu quasiment d’un trait, le roman, à la fois survoltée de découvrir quelque chose d’aussi prodigieux et inquiète à l’idée que le livre pourrait ne pas tenir la distance. Et j’ai été totalement convaincue de la nécessité de réparer l’injustice subie par ce roman en lui offrant la chance d’une nouvelle publication – fût-elle en langue et pays étrangers.

Comment décririez-vous Goliarda Sapienza à travers son œuvre et, par la suite, le témoignage d’Angelo Pellegrino ? Qu’est-ce qui vous a le plus touchée/marquée dans son œuvre/sa vie ?
Singulière, libre, irréductible… et parfois immensément fragile (mais jamais faible). Ce sont ces traits par lesquels je la décrirais qui m’attirent dans sa personne. Elle peut se fourvoyer, mais n’a pas de petitesse. Et son sens poétique – et cosmique – me frappe, alors qu’elle se réclame du matérialisme. De même, quelque chose de rare résulte du mélange, chez elle, de rationalité revendiquée et de passion.
Mais je ne peux oublier, dans son œuvre et sa vie, alors confondues, la façon dont elle s’est coupée de tout (tout le superflu et l’extérieur, bien sûr), dont elle a renoncé à tout, pour mener à bien l’entreprise de L’Art de la joie. Et il me faut bien dire que ce sont d’abord des pages de ce livre – sa première Partie en entier ; les retrouvailles avec Carmine, ensuite ; les toutes dernières pages du roman – qui me viennent à l’esprit si l’on me demande ce qui m’a le plus marquée de ce qu’elle a écrit. Mais peut-être aussi parce que c’est par là que je l’ai connue…
Quant à ce qui me touche le plus dans sa vie, c’est le fait qu’à cause des refus éditoriaux répétés, notamment de L’Art de la joie, elle ait quasiment cessé d’écrire, et vécu ce qui l’avait rendue justement triomphante – son accomplissement artistique le plus profond sans doute – comme la mise au monde d’un enfant mort-né.

Comment expliquez-vous l’enthousiasme que son œuvre est capable de déclencher ?
Par le fait que, loin de l’idée selon moi aberrante des “êtres de papier”, Goliarda Sapienza met sa chair et son sang dans les personnages qu’elle crée – je préfèrerais dire : qui lui viennent. Et dans ceux qu’elle ressuscite (ceux de la “vie réelle”), par l’engagement de son écriture, également. C’est du reste ce trait-là que j’aurais dû citer comme étant celui qui m’enthousiasme moi-même (mais… qui m’enthousiasme, plutôt que me marquer ou me toucher).

Comment expliquez-vous le refus des éditeurs italiens de publier L’Art de la joie pendant près de vingt ans ?
Par le scandale que la première partie quasi sadienne du roman (avec inceste, matricides, homosexualité, masturbation…) a dû inspirer, mais aussi par l’indifférence souveraine de Goliarda à ce qui se faisait, à ce qui “doit se faire”, en littérature également. Ajoutons à cela, peut-être, qu’elle était assurément ingérable, chose peu appréciable pour un éditeur… Et aussi qu’au bout d’un moment, elle-même n’y a plus cru ; ses tentatives, s’il y en avait encore, devaient être vidées d’énergie.

Comment s’est passée sa première publication en France aux éditions Viviane Hamy ?
A la suite de l’envoi de ma note de lecture, Viviane a immédiatement décidé de publier le livre. A peine la traduction terminée, la première page du roman, avec la photo de Goliarda jeune qui allait l’illustrer en couverture, a été envoyée à divers libraires, critiques, etc. Le livre entier, en épreuves, a dû aussi être envoyé à un certain nombre de gens, avec l’avance voulue pour leur donner la chance de lire quelque chose d’aussi long, avant la fournée écrasante de la rentrée littéraire, à laquelle L’Art de la joie allait participer. Bref, le feu a pris et a été entretenu sans relâche. Et au moment de la parution, le succès a été fulgurant. Il a très vite fallu faire des tirages en plus de ce qui était prévu…

Comment s’est faite la collaboration avec Le Tripode par la suite ?
Frédéric Martin, qui avait quitté les éditions Viviane Hamy, et créé sa propre maison d’édition, a pris, selon le souhait d’Angelo Pellegrino, la suite de la publication de l’œuvre de Goliarda Sapienza. Le désir d’Angelo et de Frédéric était que j’en continue la traduction, je me sentais moi-même attachée à cette œuvre et à celle qui l’avait sortie des profondeurs d’elle-même (sans parler des liens d’amitié qui s’étaient créés autour de l’aventure et de l’événement de L’Art de la joie) : et c’est ce qui l’a emporté, ainsi que je vous l’ai dit, dans une situation conflictuelle qui m’a profondément navrée, car j’étais attachée à Viviane aussi.

Lettre ouverte et Le fil de midi, deux textes rassemblés dans Le fil de midi pour l’édition française, sont beaucoup plus morcelés, chaotiques, que ses autres récits autobiographiques. La période à laquelle ils ont été écrits (crise existentielle, psychanalyse) peuvent l’expliquer ; peut-on dire qu’ils sont le terreau, désordonné, des textes qui ont suivi (plus fluides et construits, plus distanciés aussi) ?
Je pense – comme je l’ai écrit dans la préface au volume qui les rassemble – qu’ils sont pour une part le terreau de L’Art de la joie, ce que j’ai appelé son archéologie, en revanche ils ne me semblent pas être celui des textes autobiographiques qui ont suivi, ceux d’après le roman, qui ont plutôt sans doute bénéficié de la décantation inhérente à l’énorme travail de transmutation de l’œuvre de fiction.

Peut-on dire que L’Art de la joie, seul texte fictionnel de Goliarda Sapienza, est une forme d’aboutissement de ses récits autobiographiques ?
S’il faut s’en tenir à la chronologie, on ne peut pas le dire, puisque la plupart de ces récits autobiographiques sont postérieurs à L’Art de la joie. Cet unique “vrai” roman – chargé d’éléments de la vie de Goliarda, mais les débordant et les transmuant – serait plutôt l’autre versant du premier grand projet qu’elle avait conçu, celui qui devait réunir – et qui j’espère, un jour, réunira – ses divers récits autobiographiques sous le titre d’Autobiographie des contradictions.

(Nota bene : les textes mentionnés dans cette interview ci-dessous ont par la suite été publiés).

Existe-t-il beaucoup de textes encore inédits en Italie ? En France ? (Est-ce des textes autobiographiques ? Des poèmes ?)
Il reste, inédits en France, un recueil de poèmes, Ancestrale, un recueil de courtes nouvelles, Destino coatto, le Journal, ou les Carnets, de Goliarda, publié en deux volumes en Italie (Il vizio di parlare a me stessa et La mia parte di gioia) mais qui seront peut-être rassemblés en un seul en France – c’est à cette traduction que je travaille actuellement –, un dernier roman autobiographique, mais dont le personnage central n’est pas Goliarda, Appuntamento a Positano, la correspondance et enfin le théâtre, mais pour ce dernier, j’ignore si le Tripode a l’intention de le publier.
En Italie, la correspondance va bientôt paraître, je pense. Le théâtre, je ne sais pas. Il me semble que tout le reste de l’œuvre a paru ou reparu chez Einaudi, sauf – pour l’instant en tout cas – Lettera aperta et Il filo di mezzogiorno, sans doute encore disponibles dans d’autres éditions, et qu’on ne peut donc leur “reprendre”.

(Interview de Nathalie Castagné par Pauline, site Un dernier livre avant la fin du monde, 24 décembre 2015)

SUR LE LIVRE QUE NOUS LISONS, L'Art de la joie

Les problèmes d'édition : le rôle de la traduction française
- (Très intéressant) "L’Art de la joie" de Goliarda Sapienza : la traduction comme moteur de reconnaissance mondiale", Valentina Tuveri, master professionnel Monde du Livre, Université Aix-Marseille, 2016, 20 p.
- Une trahison « reconstructrice » : la réhabilitation posthume de L’Art de la joie de Goliarda Sapienza en France, Mara Capraro, Actes du colloque D'outre-tombe : vie et destin des œuvres posthumes, Université de Rouen Normandie, juin 2018, dir. Aurélien d’Avout et Alex Pepino, CÉRÉdI, 14 p.
- Les éditions Attila et l’aventure Goliarda Sapienza, rencontre avec Frédéric Martin, interview vidéo réalisée par Libfly, réseau social de lecteurs, disponible sur YouTube, 10 décembre 2012, 16 min.

• Articles (en partant du plus récent)
- "Enquête : Goliarda Sapienza, un modèle d'émancipation pour les féministes", Lucas Minisini, M Le Magazine du Monde, 8 octobre 2022
- "La joie selon Goliarda Sapienza", Thérèse Lamartine,
Nuit blanche, magazine littéraire, Québec, n° 140, automne 2015
- "Goliarda Sapienza (1924-1996) : un portrait", Iris Chionne,Voix de femmes dans le monde : au prisme du genre dans la littérature et les arts, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 61-78
- "Trois raisons de (re)lire L'Art de la joie de Goliarda Sapienza", Marine Landrot, Télérama, 5 mai 2015

-
"Goliarda Sapienza, l’affirmation et les métamorphoses du Moi", Cinzia Emmi, Sicile(s) d'aujourd'hui, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011

- "Sapienza, princesse hérétique", René de Ceccatty, Le Monde, 16 septembre 2005
- "Légataire universel", par Jean-Baptiste Marougiu, Libération, 6 octobre 2005. Extrait de l'interview du mari de Goliarda Sapienza :

On a vécu ensemble pendant vingt et un ans, avec des hauts et des bas, comme dans tous les couples. C'est peut-être présomptueux de ma part, mais on s'est rencontrés sur tous les plans, bien que j'eusse vingt ans de moins qu'elle. Au début, l'Art de la joie nous a liés. Le roman était pratiquement fini, mais il nécessitait un grand travail d'editing ­ que j'ai fait. En réalité, j'étais comme à l'école. Goliarda m'a tout appris, à lire, à écrire, à voir le monde. Elle avait une énorme connaissance de la littérature anglaise, française, européenne. En 1978, on a commencé à proposer le roman aux éditeurs et les refus se sont accumulés. On l'a ressenti comme un avortement de notre collaboration, le refus d'un fils.

Comment travaillait-elle ?
Avec beaucoup de méthode. Elle concevait l'écriture comme une recherche scientifique et, pour une entreprise comme l'Art de la joie, il en fallait, de l'application. Elle écrivait tous les jours sauf le dimanche, le matin jusqu'à deux heures. A la main, avec un Bic à pointe noire, sur des feuilles de papier extra-strong, qu'elle pliait en deux. L'écriture était fine et la longueur des lignes très irrégulière, comme un électrocardiogramme. Trois demi-feuilles, c'était sa mesure quotidienne. L'après-midi venait une jeune amie, à qui elle lisait ce qu'elle avait écrit, puis elle sortait en ville.

Que représentait l'Art de la joie pour elle ?
C'est son seul roman non directement autobiographique. Évidemment, il contient une infinité de renvois à sa vie et sa famille légendaire.

La présentation des deux éditeurs successifs

L'Art de la joie, Viviane Hamy, 2005

Présentation de l'éditeur : Un météore éblouissant, le livre d’une vie qui commence ainsi : « Et voyez, me voici à quatre, cinq ans traînant un bout de bois immense dans un terrain boueux. Il n’y a pas d’arbres ni de maisons autour, il n’y a que la sueur due à l’effort de traîner ce corps dur et la brûlure aiguë des paumes blessées par le bois. Je m’enfonce dans la boue jusqu’aux chevilles mais je dois tirer, je ne sais pas pourquoi, mais je dois le faire. Laissons ce premier souvenir tel qu’il est : ça ne me convient pas de faire des suppositions ou d’inventer. Je veux vous dire ce qui a été sans rien altérer.

Donc, je traînais ce bout de bois ; et après l’avoir caché ou abandonné, j’entrai dans le grand trou du mur, que ne fermait qu’un voile noir couvert de mouches. Je me trouve à présent dans l’obscurité de la chambre où l’on dormait, où l’on mangeait pain et olives, pain et oignon. On ne cuisinait que le dimanche. Ma mère, les yeux dilatés par le silence, coud dans un coin. Elle ne parle jamais, ma mère. Ou elle hurle, ou elle se tait. Ses cheveux de lourd voile noir sont couverts de mouches. Ma sœur assise par terre la fixe de deux fentes sombres ensevelies dans la graisse. Toute la vie, du moins ce que dura leur vie, elle la suivit toujours en la fixant de cette façon. Et si ma mère – chose rare – sortait, il fallait l’enfermer dans les cabinets, parce qu’elle refusait de se détacher d’elle. Et dans ces cabinets elle hurlait, elle s’arrachait les cheveux, elle se tapait la tête contre les murs jusqu’à ce qu’elle, ma mère, revienne, la prenne dans ses bras et la caresse sans rien dire.

Pendant des années je l’avais entendue hurler ainsi sans y faire attention, jusqu’au jour où, fatiguée de traîner ce bois, m’étant jetée par terre, je ressentis à l’entendre crier comme une douceur dans tout le corps. Douceur qui bientôt se transforma en frissons de plaisir, si bien que peu à peu, tous les jours je commençai à espérer que ma mère sorte pour pouvoir écouter, l’oreille à la porte des cabinets, et jouir de ces hurlements. Quand ça arrivait, je fermais les yeux et j’imaginais qu’elle se déchirait la chair, qu’elle se blessait. Et ce fut ainsi qu’en suivant mes mains poussées par les hurlements je découvris, en me touchant là d’où sort le pipi, que l’on éprouvait ainsi une jouissance plus grande qu’en mangeant le pain frais, les fruits. Ma mère disait que ma sœur Tina, “la croix que Dieu nous a justement envoyée à cause de la méchanceté de ton père”, avait vingt ans ; mais elle était grande comme moi, et si grosse qu’on aurait dit, si on avait pu lui enlever la tête, la malle toujours fermée de mon grand-père : “Un damné, plus encore que son fils…”, qui avait été marin. Quel métier c’était que celui de marin, je n’arrivais pas à le comprendre. Tuzzu disait que c’étaient des gens qui vivaient sur les bateaux et allaient sur la mer … mais qu’est-ce que c’était que la mer ? »

L’Art de la joie résiste à toute présentation. Roman d’apprentissage, il foisonne d’une multitude de vies. Roman des sens et de la sensualité, il ressuscite les élans politiques qui ont crevé le XXe siècle. Ancré dans une Sicile à la fois sombre et solaire, il se tend vers l’horizon des mers et des grandes villes européennes...

L'Art de la joie, Le Tripode, 2016, 800 pages

Présentation de l'éditeur : « Le vent de ses yeux m'emporte vers lui, et même si mon corps immobile résiste, ma main se retourne pour rencontrer sa paume. Dans le cercle de lumière la vie de ma main se perd dans la sienne et je ferme les yeux. Il me soulève de terre, et dans des gestes connus l'enchantement de mes sens ressuscite, réveillant à la joie mes nerfs et mes veines. Je ne m'étais pas trompée, la Mort me surveille à distance, mais juste pour me mettre à l'épreuve. Il faut que j'accepte le danger, si seul ce danger a le pouvoir de rendre vie à mes sens, mais avec calme, sans tremblements d'enfance. »

L'Art de la joie est principalement le roman d'une vie, celle de Modesta, personnage magnifique né le 1er janvier 1900 sur les pentes de l'Etna, en Sicile. Du chaos misérable de son enfance aux hasards de la vie qui feront d'elle l'héritière insoumise d'une famille dégénérée de nobles siciliens, c'est en fait à un apprentissage de la liberté que cette œuvre nous invite.


NOS RÉACTIONS SUR LE LIVRE

Pour ce 18 septembre 2022, nous étions 17 à exprimer nos réactions sur L'Art de la joie :
- 8 en direct : Agnès, Brigitte, Claire, Felina, Flora, Patricia, Stéphanie, Véronique, ainsi que les quatre pattes Elfie et Musette
- 3 dont les avis écrits ont été lus pour ouvrir le tour de table : Aurore, Muriel et Jocelyne
- 7 en visio : Joëlle L, Joëlle M, Laetitia, Nelly, Sandra, Sophie.
Par ailleurs, sans qu'on sache si elles auraient aimé le livre, 5 restaient attentives au loin, prêtes à découvrir nos avis : Lucie, Marie-Claire, Mathilde, Marion, Nathalie.

L'éventail des tendances

Les enthousiastes (6) : Felina, Jocelyne, Joëlle L, Patricia, Stéphanie, Véronique
Les séduites avec réserves (4) : Auro
re, Claire, Muriel, Sophie

Bien que sérieuses, des déçues (5) : Agnès, Flora, Joëlle M, Nelly, Sandra
Les pas sérieuses (2) : Laetitia et Brigitte
Nous constaterons que ce qui nous divise nettement c'est l'attachement ou le manque d'attachement - c'est le mot qui reviendra - à la narratrice, Modesta. Comme si ce déclic - séduction ou pas du personnage - était déterminant pour la lecture du livre. Au point que l'écriture, pourtant appréciée par des déçues, comptait moins que le personnage, essentiel pour l'art de la joie...

La succession des prises de parole

Aurore a passé tout l'été avec elle... et reste hantée par Modesta, un personnage qui l'a dérangée tout en la fascinant. Et pourtant... Voir ›son avis détaillé.

Muriel
n'a pas terminé, a bien aimé et donne la parole à Jocelyne qui l'a lu avec une grande joie en italien. Voir ›leur avis détaillé.

Voilà pour les avis transmis lus à haute voix. La parole est maintenant aux présentes.

Pour Sandra, un pavé ? Même pas peur ! Et l'histoire italienne l'intéressait. Mais selon Sandra, dans un gros livre, il faut y entrer tout de suite : ce qui ne fut pas le cas et pas à cause de la violence. Dans le couvent, elle n'a pas accroché. Rien ne la retenait ; elle est allée jusqu'au palais. Rien ? C'est-à-dire ni les personnages ni l'histoire ne l'ont retenue, en dépit du lien entre Modesta et Béatrice et alors que le contexte l'intéressait et qu'elle appréciait l'écriture. Bref, elle est allée jusqu'à la page 155.

• Joëlle M, quant à elle, n'a pas eu de mal à entrer dans l'histoire. Mais elle n'a pas trouvé les personnages attachants. Elle est pourtant allée jusqu'au bout ! Même l'écriture ne l'a pas plus emballée que ça. Quelle constance de ne s'être pas arrêtée en route, car en fait ni les histoires, ni l'écriture n'ont conquis Joëlle.

Début août, Sophie nous disait dans un mel : "J'ai attaqué L'Art de la joie et c'est magique de joie, de sensualité, de poésie et d'appétence pour la culture et la réflexion. Merci." Un mois et demi après, Sophie se souvient qu'avant de commencer la grosseur du livre ne l'avait pas emballée, mais qu'au début, elle a adoré la façon de raconter des drames - y compris un inceste -, la place du désir, du plaisir. Puis s'exclame-t-elle "ça a commencé à me gaver. Tout était too much". Elle gémit : "Je me suis un peu forcée et puis j'ai abandonné". Puis renaît : "J'ai écouté ces jours-ci une lecture de L'Art de la joie à la Maison de la poésie et ça m'a relancée"... Pas mal de filles autour d'elle ont parlé à Sophie de ce livre - avec des critiques d'ailleurs partagées. Quant à l'histoire du livre lui-même, c'est incroyable.

Véronique s'y est mise fin août, et en ayant déjà par la bande des échos du groupe négatifs. Eh bien surprise ! Véronique a bien aimé, en dépit d'aspects du livre très durs. C'est le personnage qu'elle a bien aimé, son côté sensuel récurrent. Et également le coté historique. Véro retient la façon de décrire les paysages, la maison où l'on n'étouffe nullement : "je voyais ce qu'elle décrivait". L'écriture lui a beaucoup plu. Elle en est à la page 630/sur 670. Ce qui est original, c'est que Véronique a pris le livre comme un livre de vacances, assez léger, telle une saga, une série, avec plein de personnages, de couples : tout ça lui paraît plutôt agréable, en dépit des échos qui auraient pu la refroidir... Elle pense que lire ce livre par petits bouts n'est pas idéal et qu'il gagne à être lu "dans la foulée".

Felina l'a bien sûr lu en italien. Elle ne connaissait pas l'auteure car elle est peu connue en Italie. Ça n'étonne pas Felina, d'Italie du Nord, que ce soit en France que ce livre ait été reconnu. C'est sûr qu'en Italie du Sud, ça passe mal pour des raisons morales. Et encore aujourd'hui.
Felina avoue : "la première partie m'a enchantée, ensorcelée"… Toujours une surprise, un événement et ce personnage fascinant qu'est Modesta. Modesta ? Il n'y a rien de modeste dans sa vie.
Felina a trouvé la langue très belle, riche, une écriture puissante, imposante, avec un souffle. C'est facile à lire. Cependant, le passage de la première à la troisième personne est déstabilisant, même si entrer et sortir du personnage permet ainsi de tout dire. Felina redoutait les passages en sicilien, comme en use Camilleri dans ses romans, se demandant d'ailleurs comment ils étaient traduits (Stéphanie montre les notes en bas de page qui traduisent les passages laissés tels quels en sicilien dans le texte français), mais c'est bien passé à la lecture.
Felina a été impressionnée par la vision du monde de l'auteure et son aspect extrêmement actuel, du fait de ses propos très libres - ce qui explique que le livre n'ait pas été publié ; d'ailleurs il lui semblait difficilement compréhensible qu'une Sicilienne soit si libre ; elle est venue à Rome à 17 ans, ce qui permet de mieux comprendre… Felina a aimé les amours libres du roman, le partage sans jalousie, les enfants aimés, de parents différents, le fait de souligner l'emprisonnement des hommes dans leur rôle - c'est tellement actuel : "j'attendais un univers sicilien étriqué, c'est tout le contraire".
Le discours politique l'a un peu ennuyée et des dialogues lui ont paru un peu verbeux, avec trop de maximes de sagesse, artificielles. La 3e partie devient très ennuyeuse avec trop de personnages. "Mais c'est une histoire que je n'oublierai pas"...

Flora se sent proche des avis de Sandra et Joëlle M. D'abord, ayant emprunté le livre en bibliothèque, elle a trouvé l'édition pas très jolie : ça commençait mal. Ce n'est pas l'écriture qui est en cause. C'est l'histoire. Flora n'avait pas envie de se forcer. Peut-être à un autre moment… dans un autre contexte… Peut-être est-elle passée à côté ?...

Stéphanie a eu d'abord peur de ce gros livre. Elle a commencé en italien, aimant - même si elle ne maîtrise pas bien la langue  - lire en VO. Elle réalisait qu'il s'agissait d'une belle écriture et elle a eu envie de lire en français ; en relisant le début en français, elle a ainsi capté les subtilités, aimant le coté onirique du début où la narratrice voit les choses en tant qu'enfant.
Jusqu'ici - elle en est au quart du livre - elle aime beaucoup, prenant le livre comme Véronique : un livre d'été. Il faut dire qu'elle adore la Sicile et retrouve un peu l'ambiance sicilienne du Guépard, la poéticité (sic) du paysage italien. La grande ambivalence du personnage l'a entraînée. Et malgré la cruauté, elle a vu de la légèreté, aimant ce mélange de grave et d'horrible avec l'art de la joie, le désir et le plaisir. C'est une belle lecture à continuer, surtout qu'Eliott est maintenant à la crèche...

Claire est très contente d'avoir découvert le livre, l'auteure et l'histoire du livre. Elle aurait aimé entièrement le livre diminué de moitié... Voir ›son avis détaillé.

Patricia ne pouvait pas s'arrêter... elle a énormément aimé ce livre inclassable, visionnaire, à la pointe de la modernité, c'est un chef-d'œuvre. Voir ›son avis détaillé.

Brigitte se considère comme une mauvaise élève : elle a essayé, mais n'a pas réussi à se plonger dans le livre où rien ne l'a retenait. En revanche, elle a été vraiment intéressée par l'histoire de l'autrice et du livre, notamment à travers le rôle déterminant de la traductrice.
Elle interroge Felina : "À quoi le rattacherais-tu dans la littérature italienne ? Est-ce vraiment un OVNI ?
- Un peu au
Guépard (Stéphanie acquiesce). Mais en fait, à rien ! Et je ne suis pas étonnée encore une fois que ce soit en France qu'il ait trouvé ses lecteurs"...

Nelly
fait un acte de contrition fort mignon, disant que Laetitia et elle ont tout fait à peu près. Par exemple, arrivées malgré elles en retard à la séancen elles n'ont entendu qu'une partie des avis précédents (pas grave : on a le site !). Nelly s'y est prise à l'avance pour lire le livre et a eu beaucoup de mal dès le début, sentant les efforts à faire pour le lire, tel un devoir scolaire.... Elle a été déconcertée par les scènes assez crues et pas vraiment commentées (on lui répond que le livre aurait eu alors plus de 1000 pages). Elle a eu du mal à se retrouver dans les noms des personnages, ne voyant pas toujours s'ils étaient masculins ou féminins et, surtout, elle a eu du mal à s'attacher à Modesta.
Elle a lu 100 pages sérieusement, puis s'est mise à sauter, à feuilleter, touchée parfois par l'écriture. Par contre, elle a lu autour du livre (voir ci-dessus) et a été touchée par l'écrivaine, par son parcours extraordinaire et par l'histoire du livre.
Ayant peu lu, cela lui est difficile de critiquer avec véhémence. D'ailleurs, elle a ouvert le livre au hasard la veille pour lire un passage à Laetitia : c'était une scène d'amour qui faisait fort bonne impression... Même si L'Art de la joie a été souvent évoqué pendant l'été, le livre étant en bonne place visuellement... 800 pages, c'est dur.

Laetitia se désigne à son tour comme mauvaise élève... Elle a lu... mais des polars islandais...
Dans sa famille, on lui a parlé de ce livre, par exemple sa tante, mais qui ne l'a pas terminée : cela lui a fait peur. Et le peu qu'elle a lu ne l'a pas passionnée, elle n'a pas été très séduite. Elle remarque que le livre est connu autour d'elle. Laetitia évoque Middlesex de Jeffrey Eugenides...

Agnès a beaucoup aimé aussi Middlesex par l'auteur de Virgin Suicides... mais elle revient à notre livre estival disant qu'elle était très contente qu'on le choisisse car elle en avait beaucoup entendu parler, avec force avis positifs, entendant aussi ce livre cité parmi "les livres qui ont changé votre vie".
Agnès a commencé par Moi, Jean Gabin, qui débute de façon percutante et avec une idée formidable que celle de cette enfant qui sort du cinéma en se prenant désormais pour Jean Gabin... Hélas le livre a déçu Agnès qui était donc préparée négativement pour ses 1101 pages en version électronique.
Elle a commencé par lire en étant persuadée de reconnaître, de lire un livre qu'elle avait déjà lu. Au début, ça allait, mais sans ressentir aucun attachement au personnage, arriviste, c'est devenu déplaisant. Agnès a eu l'impression que le livre aurait pu faire 2000 pages, ne jamais s'arrêter : Modesta tue, elle change de milieu, elle tue, elle change de milieu... C'est trop ! Quel âge a-t-elle d'ailleurs ? Bref, Agnès s'est astreinte à lire, puis c'est devenu vraiment barbant, et elle s'est arrêtée à la page 759/1101 pages. Sa vie transformée par ce livre ? Agnès s'interroge... Et de se replonger dans le dernier Despentes....

Joëlle L qui nous avait proposé cette lecture nous explique pourquoi elle a aimé ce livre : pour son titre, pour son héroïne, pour les histoires qu'on y raconte, pour l'écriture, pour le résultat final sur la lectrice, pour les à-côtés du roman. Voir ›son avis détaillé. Elle déclare sa flamme à ce livre avec un tel brio que le groupe l'applaudit...

Quelques avis individuels rédigés par leur auteure :
Aurore
Claire Joëlle L Muriel et Jocelyne Patricia

Aurore
Je vais essayer d'être brève ! J'ai terminé ce livre il y a quelques semaines déjà, mais le personnage de Modesta me hante toujours. J'avoue que je n'étais pas tellement emballée pendant la lecture, mais je n'ai tout de même pas réussi à abandonner le livre. Par fierté ? Par envie de connaître la suite des aventures de Modesta ? De connaître sa fin ? Parce que la critique a encensé le livre ? Grâce à son histoire (livre qui a poussé son autrice à vivre dans la promiscuité, livre qui a été oublié avant qu'une traductrice ne dévoue toute son énergie à le faire connaître) ?
Je dois tout de même avouer que j'ai été désarçonnée à plusieurs reprises par la protagoniste ; au début tout d'abord, le socle de toute l'histoire. Modesta devient quelqu'un avec des assassinats ; cette pensée m'a poursuivie pendant toute la lecture, surtout que la narratrice ne revient presque jamais dessus (sauf pour dire qu'elle a tué par nécessité et que donc les meurtres ne seront jamais découverts, super !). Et pourtant ! Ses enfants l'admirent, alors qu'elle a tué à plusieurs reprises (sa mère ! sa sœur ! celle qui l'avait prise sous son aile !). Elle s'est approprié l'enfant d'une autre en gardant le secret pendant des années et en révélant la vérité à demi-mots. Et l'inceste qui rôdait… ; je me suis dit : "il ne manquerait plus que ça !". J'ai également été désarçonnée par le personnage de Nina, que Modesta rencontre en prison, par sa manière de parler, qui ne semblait pas coller avec les autres personnages rencontrés par Mody, qui représentaient son ascension sociale. Nina lui rappelle plutôt sa modeste origine… Et pourtant elles forment le dernier couple lesbien du roman ??
J'ai également été désarçonnée par la narration ; Goliarda Sapienza passe parfois du coq à l'âne, du "je" au "elle", elle change totalement de décor et d'univers d'un paragraphe à l'autre, emploie des surnoms sans expliquer à qui ils font référence ; j'avoue avoir été quelques fois assez perdue (surtout que je lisais le livre par petits bouts). Pourtant, la naissance de Mody un 1er janvier 1900 et son parcours tout au long du XXe siècle m'a bien plu ; certains personnages historiques apparaissent (Freud, Sartre par exemple), ainsi que certains faits qui nous sont connus, qui sont prévisibles et qui posent des jalons familiers dans la narration (les guerres par exemple).
J'ai beaucoup apprécié certains passages, notamment les réflexions de Modesta contre le fascisme (elle n'a d'ailleurs pas hésité à traiter son propre fils de fasciste), sur l'homosexualité lorsqu'elle parle avec Joyce (magnifiques passages et magnifique confrontation toujours d'actualité !). J'ai également trouvé que les personnages, aussi bien féminins que masculins, étaient riches et denses ; je me suis attachée à plusieurs d'entre eux. A Carlo notamment, et à Stella, qui ont une fin bien triste.
Pour résumer, j'ai trouvé que la lecture était assez éprouvante ; j'aurais aimé prendre le temps de méditer un peu plus certains passages, tant le roman est riche et foisonnant ; il aborde beaucoup de thèmes qui m'intéressent, tels que le féminisme, l'homosexualité, la lecture, la liberté d'étudier pour s'élever socialement, le désir féminin, l'amour, l'égalité, tout en touchant à l'histoire et à la politique. Mais j'ai beaucoup peiné à avancer et à suivre Modesta, un personnage qui m'a dérangée tout en me fascinant, comme elle fascine son entourage. Voilà ce bref résumé de mon été avec Modesta, puisque j'ai passé tout mon été avec elle (et je pense qu'elle va continuer à me hanter quelque temps).

Claire
Ma propre lecture se compose de plusieurs temps...

1. J'ai été d'abord très contente d'inaugurer une méthode contre l'effroi du pavé. Ce livre de 800 pages comporte parties que j'ai découpées. Ce qui m'a permis d'avoir quatre petits livres à lire. Une stratégie psychologique que je reprendrai…

2. J'ai été captivée par la première partie du livre, l'écriture et le contenu, par la hardiesse et les surprises du récit. La narratrice m'a séduite.
Je l'ai suivie dans la deuxième partie où elle prend le pouvoir, avec le mongolien qu'elle épouse. J'ai passé sur les invraisemblances. J'ai imaginé les lieux : chez Cosette, au monastère, dans le palais, avec tout un jeu de portes… j'aimerais voir ça au cinéma. D'autant qu'une grande partie du livre est écrite sous forme de dialogues.
J'ai énormément aimé la façon dont la narratrice s'arrache à sa condition, par l'éducation volontaire et son extrême liberté intérieure hors normes en vigueur et qui s'exerce notamment dans sa vie sexuelle et amoureuse.

3. J'ai retrouvé mes notes : décevantes, elles n'ont d'autres fonction qu'à me repérer dans les personnages et les relations. La lecture demande un énorme effort pour s'y retrouver, dans le récit de l'aventure et dans l'histoire italienne - c'est sans pitié pour la lectrice française ignorante.
Les deux autres parties m'ont lassée puis vraiment cassé les pieds, j'ai trouvé ça parfois verbeux (je reprends le mot de Felina), même si les histoires d'enfants, d'hommes, d'amantes étaient rocambolesques. J'ai bien senti qu'il y avait un fort contexte politique, mais je n'y ai pas été très sensible.
Formellement, même si cela correspond à sa liberté qui s'exerce également dans les genres narratifs, j'ai trouvé gratuits les changements du "je" au "elle", le passage au dialogue théâtral marqué par le nom de qui parle (j'ai trouvé ça carrément artificiel), ou encore le dialogue avec des fantômes.

4. J'ai ensuite découvert l'auteure et là ça a été bien plus fort, car sans faiblesse dans le récit de sa vie. Quelle personnalité ! Quelle famille ! Quel parcours artistique et personnel !  J'ai lu alors le livre de son mari Goliarda Sapienza, telle que je l'ai connue, que j'ai trouvé très touchant et intéressant : un joli petit livre.

5. J'ai découvert enfin l'histoire du livre que j'ai trouvée passionnante, notamment par le rôle de la traduction française. Les articles que j'ai lus, les émissions que j'ai écoutées m'ont presque paru plus passionnants que le livre.
Donc il y a pour moi trois aventures romanesques : le livre L'Art de la joie, la vie de Goliarda et ses proches, la vie de l'œuvre ; je ne suis pas déçue du tout par l'ensemble de l'expérience. Merci Joëlle !

Muriel
J'en ai lu un tiers par manque de temps et je suis dans Jane Austen… Ce que j'ai lu m'a plu. Je m'embrouillais un peu dans les personnages, mais mon épouse Jocelyne le lisait en même temps en italien et je lui donne d'ailleurs la parole, car elle a plus à dire que moi…

Jocelyne
Il faut dire que dans la version originale, il y a une table des matières détaillée qu'il n'y a pas en français : elle peut servir de résumé, tisse un fil et montre la colonne qui tient ce livre qui m'a beaucoup plu : j'ai adoré le personnage avec son élan vital formidable, sa façon de construire sa vie hors des codes sociaux, moraux, pour tendre vers le bonheur et la joie : ce qu'elle réussit. Elle invente l'émancipation féminine.
J'aime aussi le contexte : la construction de l'Italie, le passage à la République après la guerre, l'évocation des grands hommes (Gramsci, Togliatti), le communisme, les lutte des années 50-60...
Et la langue ! J'ai beaucoup aimé cette belle langue poétique, sans effets inutiles ou métaphores digressives. C'était un plaisir à chaque fois que je me plongeais dans le livre.
Ce que j'ai aimé, donc, c'est la fresque historique et humaine avec un panel de personnalités fascinantes. J'ai pensé au romancier italien Manzoni, avec son célèbre roman Les fiancés - premier roman moderne de la littérature italienne. Le roman italien est lourd, pesant, et ici ça pétille. La préface de son mari Angelo Pellegrino montre bien en quoi Gabriela Sapienza est unique dans la littérature.

Muriel
Je suis beaucoup moins emballée, peut-être parce que je n'ai pas lu d'une traite ; mais je suis prête à continuer...

Patricia
1. J'avais depuis une dizaine d'années beaucoup vu ce livre dans les librairies et en avais entendu parler par des personnes qui l'avaient lu. Le titre était très tentant, mais malgré l'envie de le lire, je n'avais pas eu le courage de m'y plonger à cause des 800 pages et aussi parce que c'était un roman inclassable et que j'avais peur d'être déçue.

2. Finalemenr, grâce à Lirelles et Joëlle, je l'ai enfin lu. Ça a été beaucoup plus facile que je n'aurais pensé au début, malgré le grand nombre de personnages, les retours en arrière, les dialogues avec des morts. Par moment elle dit "je" et par moment "elle" en parlant de Modesta. Mais en restant bien concentrée on y arrive. Le début ne m'a pas trop emballée quand elle était encore chez ses parents, mais c'est quand elle est arrivée chez les sœurs que j'ai commencé à être captivée et j'ai dévoré la suite jusqu'au bout.
En revanche, certains passages sont pénibles à lire, notamment les dialogues des enfants qui sont très très longs ; j'expliquerai par la suite pourquoi à mon avis ils étaient nécessaires.
Globalement, je fais partie de celles qui ont vraiment beaucoup aimé le livre.

3. Sur le nom de l'autrice, Sapienza : si on traduit mot à mot de l'italien, ça veut dire "Étude de la sagesse ", ça aurait pu être le titre du livre...

4. Sur le titre du livre justement : "L'Art de la joie" aurait pu s'appeler "L'Art de la liberté". Je n'ai pas ressenti particulièrement de la joie émanant du personnage principal "Modesta", mais un désir de liberté aboutissant à une certaine sagesse pour contribuer au bonheur et à la joie de tous les enfants qui l'entourent, aussi bien que ceux des domestiques qui la tutoient d'ailleurs. On y voit l'amour qu'elle porte aux enfants, et ça laisse imaginer que ça a dû être dur pour l'autrice de ne pas avoir eu d'enfants.
La joie émane donc surtout des enfants, Beatrice (Pouliche) enfant, sa fille Ida (Bambolina) et de tous les enfants. Cette joie, ainsi qu'une grande intelligence, transparaissent dans les dialogues des enfants justement qui sont très longs, et je pense que c'est pour ça (montrer la joie et l'intelligence des enfants) qu'ils prennent autant de place dans le livre. Elle parle à plusieurs reprises de Montessori (d'origine italienne), dont elle a dû s'inspirer de la méthode pour l'éducation libre des enfants.
Je vois en Modesta une femme libre qui est toujours en recherche de liberté, de plaisir, qui étudie presque toute sa vie, ayant une grande sagesse et grande acuité pour l'époque, des valeurs qu'elle veut appliquer au sein de la famille qu'elle s'est créée : justice, égalité, empathie... et surtout donc la liberté : elle préfère parler que réprimander.
Avec beaucoup de chance et la force du destin, elle réussit à devenir princesse. Il y a un proverbe chinois très juste dans son cas : "La seule liberté, c'est de choisir son destin." Elle dit qu'il n'y a que le présent qui compte (p. 258),qu'on peut changer le destin
p. 373 : c'est ce qu'elle a fait. Elle est sans scrupule et sans remords quand elle doit éliminer quelqu'un qui entrave dangereusement sa liberté, comme la mère Leonora, puis la princesse Gaia, et d'autres que j'ai oubliés, en épousant le prince trisomique, et en faisant disparaître le testament. Elle faisait justice elle-même à l'aide d'un de ses domestiques pendant la guerre contre les fascistes.
Ce roman est l'histoire d'une femme libre, qui traverse les deux guerres mondiales, l'époque de Mussolini, de la collaboration, de la résistance. C'était intéressant de voir ce qui se passait à l'époque en Italie, comparé à la France.
Je comprends pourquoi l'autrice a mis 10 ans à écrire ce roman. C'est un roman inclassable; extrêmement riche, puissant et à la pointe de la modernité de l'époque : elle y cite Montessori, Freud (p. 495), Sartre, Marx, etc. Elle distille des phrases féministes et sur la déconstruction des hommes (p. 543), sur l'éducation (p. 242, les contes sont malfaisants, pourtant ce livre est presqu'un conte de fées), la science qui en faveur des femmes (p. 335), la difficulté d'être homosexuel (p. 550), la transsexualité aussi (p. 559), le socialisme (p. 245), fascisme et bolchevisme (p. 366), la démocratie, la poésie (p. 426, poésie dont elle s'est libérée à un moment car entravait sa liberté), l'utilisation de certains mots (p. 214). Une citation : "La femme est ennemie de la femme, comme l'homme et autant que lui" (p. 391).
Elle est visionnaire, au sujet du téléphone (p. 441) : "on verrait le visage sur un écran et il serait posé sur la table de nuit"...
Sexuellement aussi, elle est libre, elle prend l'amour comme il vient, sans se poser de questions : hommes, femmes, différences de classe ou pas, et même avec un trisomique. À un moment, j'ai même cru qu'avec son fils aussi, quand elle a dit qu'elle était amoureuse de lui, et vice-versa.
De façon générale, c'est très bien écrit (ou traduit). Dans les dialogues, la traduction montre une différence de langage entre les domestiques (qui parlent en vieux français) et les nobles. P. 430, il y a une faute de grammaire qu'on retrouve un peu partout dans le livre, à moins que ce ne soit voulu : "affilée pour notre Béatrice qu'elle se consumait".
Bref, je comprends que dans l'Italie puritaine, ce livre n'a pas réussi à être publié avant sa mort. C'est triste, car c'est l'œuvre de sa vie écrite sur 10 ans avec une passion dévorante. Pour moi c'est un chef-d'œuvre. C'est un livre incroyable, inclassable.
Tous les sujets abordés sont encore d'actualité. On se croirait à notre époque quand elle parle du métier de médecin, des hôpitaux, de la canicule, de la sécheresse, des inondations, des guerres, et même du virus de la peste, l'inflation, la crise, etc.
Moralité : on croit être libre, alors qu'on ne l'est pas. Il faut, au minimum, faire des choix fondamentaux dans sa vie pour trouver cette liberté et changer le cours du destin. C'est ce qu'elle a fait à chaque fois au bon moment.

Joëlle L
Pourquoi j'aime ce livre ?

- Pour son titre
On parle de joie, pas de bonheur. Là, je sens tout de suite que ça ne va pas être mièvre. Il y a un côté déterminé, je ressens quelque chose de puissant. Il y a du travail : la joie n'est pas donnée, elle se conquiert et c'est tout un art d'y parvenir

- Pour son héroïne, Modesta
Un personnage qui a une sacrée épaisseur. C'est d'abord une toute petite fille, mal partie dans la vie. Mais elle est intelligente et déterminée, cynique aussi. Elle va tuer tous ceux qui la tirent en arrière : sa mère et sa sœur, la religieuse qui la recueille, la vielle princesse qui lui fait confiance... tout ça sans se retourner et très froidement. Elle va détruire le testament qui ne lui convient pas et dans l'ensemble elle ne recule devant rien. Pourtant, ce n'est pas quelqu'un de froid. Elle est émue par Beatrice et d'autres femmes et hommes au fil de l'histoire. Elle a juste un instinct de survie ultra puissant.
Elle me fait penser à Ulysse. C'est un personnage rusé, qui calcule et organise, traverse des épreuves, contourne des pièges et finalement arrive à bon port.

- Pour les histoires qu'on me raconte
La grande Histoire : la première moitié du XXe siècle en Italie et plus particulièrement en Sicile. Les mouvements politiques, les deux guerres mondiales, les mafias, Mussolini et le fascisme, les interactions avec les
nazis... la gauche révolutionnaire, la Libération et une analyse de la situation politique qui fait écho à ce qui se passe en ce moment en Italie (retour du fascisme, jamais vraiment éradiqué)
Et la petite histoire : la vie de Modesta, pleine de rebondissements, son parcours sur une soixantaine d'années, ses amours et ses aventures. C'est un personnage très lucide, sur elle-même comme sur les autres. Il y a une forte sensualité, le souvenir de Beatrice qui revient souvent. La relation miroir de Bambu et Mela. L'importance de la tribu qui se constitue, avec tous les enfants + ou - recueillis, les interactions entre eux et avec les adultes. La relation Mody / Joyce, les débats (critique de Freud, défense de l'homosexualité, questions de genre, féminisme.) et les rapports de Modesta avec son fils Prando : parfois au bord de l'inceste et à d'autres moments très froids et méfiants. C'est vraiment riche et culotté (cf. passage scatologique avec Nina). Et ça va très vite : c'est comme un torrent qui m'emporte.
J'aime particulièrement le chapitre 92 où la maturité et la sensualité se réunissent. Elle a vieilli, elle a changé et en même temps, elle reste la même. C'est un chapitre où on se pose, dans le tumulte du récit.

- Pour l'écriture que je trouve vivante, dense et riche, non académique
Par exemple, on passe sans transition d'un récit à la première personne à un récit par narrateur. Ça peut changer d'un paragraphe à l'autre, pratiquement d'une phrase à l'autre. Les enfants sont des occasions de varier (dialogues, jeux, théâtre.) Les choses sont exprimées avec précision et sans jamais tomber dans la platitude ou le cliché. C'est une écriture qui ne ronronne pas, mais au contraire, qui réveille. Je pense que la traduction est une réussite (juste une intuition).
Je fais une petite réserve : certains dialogues un peu lourdingues, notamment quand les protagonistes parlent politique. Je sens qu'on me débite un argumentaire qu'il faut faire entrer au chausse-pied dans l'histoire. Mais heureusement, ça ne dure que quelques pages sur... près de mille ;-)

- Pour le résultat final
Quand j'ai eu terminé le livre, je me suis sentie un peu améliorée.

- Pour les à-côtés du roman
L'histoire de l'autrice, et les péripéties du livre avant qu'il ne paraisse et n'occupe la place qui est maintenant la sienne.

 
 
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