Quatrième de couverture : Expérience spirituelle, récit initiatique, délire de psychopathe, Le Loup des steppes multiplie les registres. Salué à sa parution en 1927 (entre autres par Thomas Mann, qui déclare : « Ce livre m’a réappris à lire »), interdit sous le régime nazi, roman culte des années 1960 et 1970, c’est une des œuvres phares de la littérature universelle du xxe siècle. Il méritait une nouvelle traduction. Le voici enfin rendu avec tout l’éclat de ses fulgurances, la troublante obscurité de ses zones d’ombre.

Nouvelle traduction de l’allemand par Alexandra Cade.

Hermann Hesse (1877-1962)
Le loup des steppes (1927)

Le nouveau groupe parisien a lu ce livre en février 2019 et le groupe breton en mai 2019. Nous avions lu Narcisse et Goldmund en avril 2004.

FrançoiseAnne Inès Jean Yolaine
Chantal Christine Édith Marie-Thé Suzanne
EntreetAnne-Marie
Ana-Cristina David François

  Audrey Monique M Nathalie B Valérie


Inès
J'ai lu un tiers du livre et n'ai pas été emballée. Je n'ai pas bien cerné le but du livre. Et ce malgré ce qu'en dit Thomas Mann "ce livre m'a réappris à lire…" Je suis curieuse de savoir si les échanges de ce soir vont me donner envie de poursuivre ma lecture. Livre ouvert au ¼.
Ana-Cristina (avis transmis)
J’ai aimé ce roman, de la même façon que je peux apprécier une personne très différente de moi, qui me permet de sortir de mes sentiers battus, et qui, élargissant ma cage mentale, me permet de penser autrement.
Si une déficience d’humour, donc une absence de légèreté, handicape dans une certaine mesure Harry Haller, je pense que l’auteur, lui, n’en est pas dépourvu. Je pense à la scène incroyable chez l’ami devenu professeur où Harry voit une photo de Goethe, qui symbolise pour lui une vision rabougrie de l’art. La maestria avec laquelle Hesse développe cette scène est à noter. La lisant, j’ai ri. Elle est pour moi significative du talent d’écrivain de Hesse.
L’essai inséré dans le début du roman, "Le traité du loup des steppes", ne doit pas cacher les envolées au lyrisme désespéré qui parsèment le roman et qui indiquent que nous avons aussi à faire, non seulement à un penseur, mais aussi à un poète.
Une fois terminé le roman, j’étais "confus[e]" et "brisé[e]" comme l’est Harry à la fin de sa visite du "théâtre magnifique", mais aussi contente de cette lecture qui n’offre que des questions et pas de réponse définitive.
J’en retiendrai une qui m’est venue et que j’ai retenue : et si ce qui est "personnel" (p. 184), c’était justement ce qui se place entre le vécu et l’irréalisable ?
De ce roman j’ai aussi tiré une leçon : tuer son "Hermine" n’est pas la solution ! J’ouvre aux ¾.
Françoise H
Perdue au début, désarçonnée par ce personnage à la faconde d'un adolescent. On pourrait qualifier Le loup des steppes de livre initiatique et métaphysique. Je goûte peu à cet ouvrage qui s'éloigne à mon sens de la littérature et du roman. Ou du roman halluciné, voire sous hallucinogène ! M'étant en somme ennuyée, je ferme Le loup des steppes.
Anne
Livre "plat" sur les 70 premières pages que j'ai lues. Effectivement "adolescent". Belle écriture mais qui tourne un peu sur elle-même et qui revient au point de départ. Le personnage semble célébrer une autosatisfaction sur un thème un peu proustien. Dans le genre anti-bourgeois, je préfère de loin la prose de R. Gary à ce monologue. Livre ouvert au ¼.
Audrey
Lecture également métaphysique. Complexité de l'être humain, comment arriver à vivre avec soi et les autres. Alternance entre construction et déconstruction. J'ai eu l'impression littéralement de plonger dans la profondeur vitale d'un être humain et de son âme.
Le héros est sombre, ascétique, vit avec à l'esprit une haine de soi, un mépris pour le divertissement, la légèreté, il épingle un milieu bourgeois bien-pensant qui place le confort au-dessus de tout. L'acmé en est lors du dîner chez son ami où le portrait de Gœthe provoque une exaspération. A l'issue de cette soirée, revient la vision du rasoir qui permettrait d'en finir dignement et conformément à son analyse du monde qui l'entoure.
En un instant, le livre bascule dans un autre univers "Une soif de vivre … et le miracle s'est produit", réveillant une facette de sa personnalité - théorie de la multiplicité de l'être. Sous l'aspect sombre, sauvage et intransigeant du loup des steppes, se réveille, grâce à une femme à qui il se fie totalement, une altérité, quelque chose de supérieur qui bouscule la précédente incarnation sans l'effacer complètement d'ailleurs (que d'efforts sur lui-même pour ne pas être forcé à danser !)
Très bien écrit, une structure intéressante (le fascicule, la préface de l'éditeur comme une mise en abyme). Le livre fait aussi la part belle à des personnages tout sauf secondaires (Pablo, Marie, Hermine). L'irruption du théâtre magique est proprement extraordinaire, véritable plongée de l'homme dans le moi profond de ses désirs, ses échecs, ses démons, comme une apothéose finale de l'ouvrage. Ouvert en grand.
Valérie
Ce livre me touche énormément. Je ne comprends pas cette critique sur l'aspect adolescent d'un personnage qui au contraire se voue à une analyse sans compromission sur le bilan de sa vie. Ce qui m'a touché est qu'en disant "il me reste le suicide", il évoque cette hypothèse comme rationnelle (pourquoi pas avancer son suicide de 50 à 48 ans) et discutable :
"En général, il n'est pas de voie qui conduise en arrière, ni vers le loup ni vers l'enfant. Au début de toutes choses, il n'y a ni innocence ni ingénuité ; tout ce qui est créé, même ce qui apparaît comme le plus simple, est déjà coupable, déjà lancé dans le torrent boueux du devenir, et ne peut jamais, jamais remonter le courant. Le chemin de l'innocence, de l'incréé, de Dieu, ne mène pas en arrière, mais en avant, non dans la création humaine. Même le suicide, pauvre Loup des steppes, ne te servirait à rien ; tu devras malgré tout suivre le chemin plus long, plus pénible et plus difficile du devenir humain ; tu devras souvent encore multiplier ta dualité, compliquer ta complexité. Au lieu de réduire ton espace, de simplifier ton âme, tu pas vers l'enfant ou le loup, mais toujours plus avant dans la culpabilité, toujours plus profondément deviendras de plus en plus le monde, tu devras finalement faire entrer l'univers entier dans ta poitrine douloureusement élargie, pour parvenir peut-être un jour au repos, à la fin. C'est la voie que suivit Bouddha".
En somme, il nous dit "comme je peux me suicider, je peux vivre".
Le livre peut être vu comme une auto-analyse, le personnage s'allongeant sur un divan pour rentrer en introspection afin de réaccéder aux autres.
J'ouvre le livre complètement.
David
On pourrait effectivement en première approche critiquer le ton larmoyant du héros qui s'écoute, donne spectacle lucide et vivant de sa souffrance, effectivement comme certains ados semblent parfois aux yeux extérieurs surjouer la persécution du monde qui les entoure. On pourrait comparer à l'anti-héros houellebecquien, l'humour en moins. Et comme chez Houellebecq, la rédemption arrive par l'irruption d'une femme dans la grisaille plombée et l'on sent que cette métamorphose cristallise les pensées profondes et multiples qui étaient en devenir, entre Nietzche ou la pensée bouddhique. Peu à peu, l'analyse mathématique et férocement lucide fait place à la possibilité d'une clarté, d'un monde caché et à révéler, qui finira dans l'apothéose du théâtre magique. Un déclic transforme donc la dépression en euphorie.
Anne-Marie, entreet
Je n'ai pas adhéré au livre, les 60 premières pages m'ont ennuyée à mourir, c'est prétentieux comme du BHL, qui dit "cette époque n'est pas faite pour moi ! ". Il décrit le jazz comme une musique de sauvage, il se révolte contre le poste de TSF qui massacre Haendel, il assassine la bourgeoisie sans nuance, il méprise le peuple, bref, il se prend terriblement au sérieux. Il décide donc de mourir, mais il n'est pas capable de mettre fin à ses jours, il triche, se donne encore deux années. Il se prend pour un loup par son côté non conventionnel, mais quel piteux loup déplumé et incapable de force. En fait il découvre une démultiplication de sa personnalité par la drogue (d'où l'engouement pour ce livre d'une certaine génération).
L'entrée dans le monde de la sensualité est éphémère, il ferme vite la parenthèse, il ne va pas suivre les chemins qui se sont ouverts à lui. La fin est ouverte, mais pas forcément positive. Il a des ruses d'auteur, parfois de belles phrases, quelques fulgurances. Il est éparpillé mais tourne aussi en rond dans sa critique du monde.
J'ouvre le livre au tiers.
Nathalie B
J'ai déjà lu ce livre il y a une quinzaine d'années et je l'avais bien aimé. Juste avant de le relire, j'aurais pu parler de son côté un peu fantastique, du personnage de Harry, de son caractère, de son rapport à la solitude, de sa détestation de la bourgeoisie emplie de certitudes, de préjugés, avec sa conviction de supériorité et un nationalisme belligérant alors que lui-même est un pacifiste engagé, mais je n'aurais pas su en dire beaucoup plus. C'est tout ce dont je me souvenais. La relecture m'a permis d'appréhender d'autres aspects de cette œuvre. Ce roman est écrit en 1927 et la bourgeoisie dont il parle est celle de l'époque, et nombreux sont les écrivains qui ont combattu la bourgeoisie très conformiste dont ils étaient issus et qui les étouffait. Le personnage Harry qui a beaucoup de caractéristiques de l'auteur Hermann Hesse perçoit déjà tous les dangers à venir : notamment la guerre, les dangers de la société industrielle... Le loup des steppes est un solitaire, qui se sent vieillir, se sent seul, incompris, et qui s'est lui-même de plus en plus isolé, ne supportant plus de se confronter à l'incompréhension et aux désaccords violents. Il sent que l'Europe danse sur un volcan mais personne ne veut l'entendre. A quoi sert un esprit s'il est seul, qu'il ne peut pas partager sa vérité ? Il a la sensation d'exploser, d'être seul contre tous. Sa rencontre avec Hermine va lui permettre de rompre le cercle de ses pensées qui l'enfermaient. Les femmes sont superbes dans ce roman ; elles sont toutes d'une grande générosité ; elles vont lui montrer un autre chemin. Deux de ces femmes vont lui apprendre qu'un être humain n'est pas qu'un intellect mais qu'il a aussi un corps qui doit vivre. Notre héros va ainsi apprendre à goûter la volaille que l'on découpe avec soin, apprendre à danser, savourer l'instant présent, ne pas se prendre trop au sérieux, à accepter et laisser sortir les nombreuses personnes que son corps recèle, jouer avec elles… Et là, on perçoit les philosophies et religions orientales qui ont oxygéné l'auteur. Pour faire exploser la rigidité de ses comportements, il faudra sans doute la drogue pour lui permettre de se voir et de faire autrement. Mais c'est juste pour lui ouvrir une porte qu'il n'avait jamais entr'aperçue. Il ne sait pas encore jouer avec tous ses personnages qui habitent en lui, il ne sait pas rire encore, mais un jour, il saura. J'ouvre "en très grand"...
François
Finalement, malgré des réticences, j'ai aimé ce livre, malgré une certaine pesanteur. Si j'ai aimé, c'est plus à cause de sa problématique que de son style. Le roman est embrouillé comme son personnage central, confus, cela m'a rappelé Kafka. C'est une grande œuvre d'un homme qui essaie d'échapper à ses démons, à ses archétypes, c'est un peu "junguien". Il essaie de se trouver, d'arracher son masque, de s'arracher au "doux monde enfantin des jeux éternels". C'est aussi son histoire et il nous oblige aussi à lire en nous-mêmes. Il met en lumière un conflit présent chez tous les humains. On pense à l'Ange Bleu, la femme fatale.
Ici elle est intelligente. Elle lui donne des leçons, lui dit qu'il n'est pas fou, va tenter de le réconcilier avec lui-même, l'obliger à intégrer sa personnalité. Elle va faire son éducation en le déconstruisant.
C'est aussi le portrait d'une génération. Hermine lui montre aussi qu'elle est divisée. C'est aussi freudien. Elle lui offre un rêve qui vire au cauchemar, c'est encore pessimiste. Le héros va encore écouter Mozart "et apprendre à écouter la TSF de la vie". Il cherche à avoir un peu d'humour mais n'y arrive pas. J'ouvre aux trois quarts.
Monique M
Autoanalyse, quête d'absolu, essai philosophique inspiré par un syncrétisme religieux alliant bouddhisme et chrétienté, le loup des steppes est un livre puissant, magique, passionnant, qui jette un regard sombre, lucide, pénétrant, sur la condition humaine et nous éclaire sur la personnalité d'Hermann Hesse, ses engagements et la quête spirituelle qui a hantée sa vie.
"Je suis l'homme du devenir et des métamorphoses" dit Hermann Hesse dans sa lettre à Monsieur R.B. qui introduit le livre. Cette phrase annonce l'histoire d'Harry Haller, double d'Hermann Hesse, loup solitaire farouchement indépendant, épris de culture (son esprit s'enchante de musique et de lectures savantes, il admire les immortels), conscient de la partie loup enfouie dans son corps ( la partie obscure de ses instincts) ; corps incapable cependant de se laisser aller aux plus simples plaisirs des sens : rire, aimer, danser ; ce qu'Hermine et Maria lui apprendront si bien.
Ce tiraillement, cette dichotomie, cette dualité, s'exprime dans cet ouvrage sous la forme d'une interrogation âpre et solitaire, qui permet à l'auteur d'exposer sa quête existentielle exigeante et douloureuse, tout en soulignant au passage sa haine de la guerre, de la déshumanisation générée par l'industrialisation du monde et son mépris de la bourgeoisie, univers fade et tiède illustré par la compromission et le renoncement à soi, au profit de la tranquillité et du confort.
Pour Harry, le bourgeois (p. 62) "essaie de trouver sa place entre les extrêmes, dans une zone médiane, tempérée et saine où n'éclatent ni tempêtes, ni orages violents. Et il y parvient même s'il renonce pour cela à l'intensité existentielle et affective que représente une vie axée sur l'absolu et l'extrême. Or pour le bourgeois rien n'est plus précieux que le moi (un moi dont le degré de développement est en vérité rudimentaire). Ainsi assure-t-il sa préservation et sa sécurité au détriment de la ferveur. Il rejette la passion du divin au profit d'une parfaite tranquillité morale ; rejette le désir au profit d'un sentiment de bien-être ; la liberté au profit du confort ; une ardeur fatale au profit d'une température agréable."
Hermann Hesse nous plonge dans un abîme de réflexion : jusqu'où l'être humain doit-il aller pour s'accomplir ? Quelle exigence de soi doit-on mettre en œuvre ? Que faire de sa vie et de ses talents ? Harry admire les immortels mais connaît connait le poids de souffrances et de renoncement nécessaires pour atteindre l'immortalité.
Toute la pensée d'Hermann Hesse est contenue dans le traité, partie philosophique dont le reste du livre constitue la mise en œuvre, le cheminement, la représentation théâtrale en quelque sorte.
Beaucoup d'idées et de passages admirables dans ce traité :
- L'homme n'est pas une création achevée mais un devenir :
"L'homme n'est pas une création stable et durable mais une tentative, une transition, une passerelle étroite et périlleuse entre la nature et l'esprit ; sa destinée la plus profonde le mène vers le monde spirituel, vers Dieu ; sa nostalgie la plus ardente l'incite à retourner vers la nature, vers notre mère commune. Tels sont les deux pouvoirs entre lesquels son existence angoissée et tremblante se trouve ballotée"… Et plus loin, il ajoute : "L'homme n'est pas une création achevée, il est une revendication de l'esprit, une possibilité lointaine autant désirée que crainte… ce sont les individus rares (les immortels) qui parcourent ce chemin au prix de terribles tourments mais aussi d'extases"… Or, "Au tréfonds de son âme, Harry craint de souscrire et d'aspirer à la réalisation de cette exigence suprême, à ce véritable épanouissement de l'homme que recherche l'esprit ; il craint d'emprunter l'étroit chemin isolé qui permet d'atteindre l'immortalité…il n'est pas disposé à endurer toutes ces épreuves, à passer par toutes ces agonies" (p. 70)… Ainsi, l'homme (le loup des steppes) a-t-il tout au plus commencé le voyage, le long pèlerinage vers l'harmonie idéale.
- L'être humain a une multiplicité d'âmes : "En tant que corps chaque homme est un ; en tant qu'âme, il ne l'est jamais… La poitrine, le corps sont effectivement uns, mais les âmes qui les habitent sont innombrables. L'être humain ressemble à un bulbe formé de centaines de membranes superposées, à un tissu fait de multiples fils. Les anciens peuples d'Asie le savaient parfaitement" Multiplicité d'âmes qui sont autant de miroirs que l'homme peut offrir au monde qui l'entoure.
- Aucun chemin ne permet de revenir en arrière, d'être de nouveau loup ou enfant. Aller toujours plus en avant, accueillir le monde pour grandir : "Au commencement il n'y avait ni innocence, ni ingénuité. Tout ce qui fait partie de la création, même l'être le plus simple, porte en son sein la culpabilité, la multiplicité ; se trouve plongé dans le flot impur du devenir et ne peut jamais, jamais remonter le courant. Pour retrouver l'innocence, le stade précédant la Création, Dieu, il ne faut pas revenir en arrière, mais aller de l'avant ; il ne faut pas redevenir loup ou enfant, mais s'enfoncer toujours plus loin dans la faute, toujours plus profond dans la métamorphose par laquelle l'homme devient un être humain… tu devras enrichir ta dualité, rendre plus complexe ta complexité. Au lieu de rétrécir ton univers, de simplifier ton esprit, tu devras accueillir dans ton âme douloureusement élargie une part toujours plus grande du monde et finalement le monde entier pour pouvoir un jour peut-être accéder au stade ultime, au repos. C'est la voie que Bouddha, que tous les grands hommes ont suivie" (p. 72)
- L'homme est victime de sa faiblesse et de sa paresse : "Le loup des steppes a une forte propension à la sainteté comme à la débauche, mais par une sorte de faiblesse ou de paresse, ne fit jamais le saut qui l'aurait fait pénétrer dans un univers libre et sauvage et resta livré à l'astre massif et maternel de la bourgeoisie… la plupart des intellectuels et artistes subissent cet assujettissement et seuls les plus forts d'entre eux atteignent l'espace cosmique"
- L'homme se cache derrière cet alibi : j'ai en moi ce loup qui m'empêche de grandir.
"Un homme qui est capable de comprendre Bouddha, un homme qui entrevoit les firmaments et les abîmes de l'humanité ne devrait pas vivre dans un monde dominé par le sens commun, la démocratie et la culture bourgeoise, il y demeure uniquement par lâcheté et lorsque son ampleur devient gênante, lorsqu'il commence à se sentir à l'étroit dans sa petite chambre bourgeoise, il impute la faute au loup en ignorant volontairement que celui-ci représente parfois la meilleure part de lui-même"
- La plupart des hommes se comportent jour après jour par nécessité sans rien désirer vraiment : "Ils font des visites, s'entretiennent de choses et d'autres, s'acquittent de leurs heures de service dans les bureaux par obligation, machinalement sans le vouloir, cela pourrait aussi bien être accompli par des machines… c'est cette mécanique ininterrompue qui les empêche de porter un regard critique sur leur existence, d'en sentir la stupidité et la fadeur".
Selon Herman Hesse trois possibilités s'offrent à l'humain pour s'en sortir :
- L'humour, qui relativise tout, consiste à faire comme si, accomplit l'impossible en permettant de supporter l'intolérable : "Vivre dans le monde comme s'il ne s'agissait pas de celui d'ici-bas ; respecter la loi tout en étant au-dessus d'elle ; posséder tout en faisant comme si on ne possédait pas ; renoncer, mais faire comme si on ne renonçait pas : voilà toutes les exigences estimées d'une haute sagesse de l'existence que seul l'humour est en mesure de satisfaire".
- La rencontre des immortels, les modèles suprêmes que sont Bach, Mozart, Goethe…
(p. 71) C'est la voie la plus dure qui conduit à l'homme véritable, celle que connaît parfaitement le loup des steppes : "savoir faire face à la mort, se dépouiller de tout et s'abandonner au changement conduit à l'immortalité"
- Le théâtre magique comme un exercice d'apprentissage de la vie, la possibilité imaginaire de tout rejouer, relativiser et sauver, la prise de conscience du grand jeu de l'existence. C'est dans l'une de ces chambres magiques, après avoir entendu retentir la musique accompagnant l'apparition de le statue du commandeur dans le Don Juan de Mozart, qu'Harry effectuera cette ultime prise de conscience : lorsque Mozart met en marche la radio qu'il venait de bricoler pour faire entendre à Harry le concerto grosso en fa majeur de Haendel et que celui-ci s'épouvante du son horrible de l'appareil qui masque la musique divine, Mozart s'écrie : "Ecoutez bien petit homme ! Ouvrez vos oreilles ! C'est cela ! A présent vous n'entendez plus seulement un Haendel brutalisé par la radio et demeurant malgré tout divin sous cette forme hideuse ; non ; très cher, vous entendez et voyez en même temps le symbole parfait de toute forme d'existence… vous entendez l'écho du combat primitif entre l'idée et son apparence ; entre l'éternité et la temporalité ; entre le divin et l'humain… Apprenez d'abord à écouter ! Apprenez d'abord à prendre au sérieux ce qui en vaut la peine et à rire du reste."
La sentence portée par Mozart à Harry sera lumineuse de simplicité : "Montrez-vous enfin raisonnable ! Vous devez vivre et apprendre à rire. Vous devez apprendre à écouter cette satanée musique radiophonique de la vie, à vénérer l'esprit qui transparaît derrière elle, à vous moquer de tout le tintamarre qu'elle produit. C'est tout ; on ne vous demande pas plus."
Et la phrase finale du livre en écho à la première, celle du devenir et des métamorphoses : "Un jour, je jouerais mieux ; un jour, j'apprendrais à rire. Pablo m'attendait. Mozart m'attendait." Un jour (Hermann Hesse croit en la possibilité de plusieurs vies pour permettre à l'homme de s'accomplir). Pablo, Mozart (les deux extrêmes, la musique des sens et celle de l'esprit, enfin unis et réconciliés).
Le livre est admirablement construit : la phrase en exergue : "Je suis l'homme du devenir et des métamorphoses" annonce le propos. La préface de l'éditeur donne la parole au neveu de la logeuse d'Harry et ce regard extérieur attise l'intérêt du lecteur. Les carnets amorcent la magie du récit. Le traité : partie philosophique, expose la pensée d'Hermann Hesse. La suite des carnets, narration par Harry de son cheminement vers la lumière, met en application et développe les idées du traité dans le cadre d'un imaginaire foisonnant. L'auteur nous plonge dans un univers où la vie d'Harry se déroule comme un conte fantastique. Les événements et personnages qui surgissent sont autant de relais vers l'accomplissement de sa destinée ; du colporteur qui lui donne le traité, à la taverne de l'Aigle Noir, au bal masqué et aux chambres du théâtre magique.
Ce livre est admirable, je l'ouvre en grand.


La synthèse des AVIS DU GROUPE BRETON réuni le 16 mai 2019, rédigée par Jean (suivie de deux avis détaillés)

½ CHANTAL CHRISTINE (livre étrange et difficile) SUZANNE (un livre lucide et fumeux) MARIE-THÉ (un grand livre, sombre et dur) ÉDITH ½+ (lecture rapide à reprendre)
¼ YOLANDE (personnage détestable, et plaisir de lire un classique) JEAN (une religieuse morbidité détestable)

CINDY : pas lu… pas envie !

1 - Le récit, sa construction : un livre difficile
2 - L'écrivain, l'artiste (mort en 1962, prix Nobel en 1946)
3 - Objet : drame existentiel ; le savoir lucide serait plus aliénant que le non-savoir
4 - Objets : les femmes et la vie entre les deux guerres mondiales
5 - Atmosphère : un désespoir tranquille et neutre

1 - Le récit, sa construction : un livre difficile

Pour les uns et les unes, ce livre manque de construction tout en notant qu'elle est originale, pour d'autre la construction est acceptable si l'on y voit plutôt un " essai " dans sa forme.

Le style très répétitif peut lasser l'intérêt de la lecture (l'opposition Loup/Homme n'évolue pas et s'avère lassante). Le fond (un traité sur le désespoir) et la forme sont jugés souvent "imbuvables" et questionnent sur l'obtention du prix Nobel en 1946, sinon par son positionnement par rapport à la fin du nazisme à cette date.

Livre détestable, daté, suranné, pour certaines, objet d'étude à relire plusieurs fois pour d'autre. Un consensus : "il faut s'accrocher !"..., mais un grand livre d'un génie et d'un fou, qui comporte plusieurs niveaux de lecture, sombre dur et étrange, universel par certain côté, dans lequel il est difficile d'entrer.

Reste le plaisir de lire un livre "classique", du point de vue littéraire, voire à certain moment un livre "champagne" et des questions : quelle postérité pour ce livre qui rejoint l'univers de Stephan Zweig, de Proust, de Houellebecq, de Mort à Venise de Thomas Mann ? Quelle fidélité au texte en allemand dans les différentes traductions ?

2 - L'écrivain, l'artiste (mort en 1962, prix Nobel en 1946)

Aime le Beau, mais le beau "froid", il aime le confort bourgeois (pour lui) et déteste les valeurs qui le permettent ! Le livre est une mise en scène de sa "déchirure existentielle".

"Génie" pour les "soixante-huitards", Hermann Hesse a eu une vie tragique, avec tendance au suicide (il voulait se suicider à 50 ans), tentation qui "l'apaise" disait-il.

Il se met lui-même en scène dans son personnage de roman. Un personnage qui se veut asocial, mais suit les règles et les codes de sa société : un homme sans désir, qui déteste les bourgeois responsables de la médiocrité qui progresse, tout en bannissant les idéaux qu'ils défendent (il est fait référence au Méphisto de Faust... ?). C'est un profil psychologique bipolaire ballotté entre Dr Jekyll et Mister Hyde : Loup sauvage et intellectuel, assumant l'opposition des valeurs qui rassurent la bourgeoisie et caractérisent la spécificité du personnage de fiction (qui a les mêmes initiales que l'auteur !).

3 - Objet : drame existentiel ; le savoir lucide serait plus aliénant que le non-savoir

C'est un témoignage sur une époque, où les relations, les liens se détériorent dans une nostalgie de la "perte" de l'essentiel. Le livre pose les problèmes métaphysiques d'un temps particulier, celui de l'entre-deux guerres, celui du vide existentiel entre deux époques, avec, en toile de fond, la problématique d'un dualisme assumé de l'âme et du corps, du divin et de l'organique. C'est un miroir qui renvoie le lecteur aux êtres "multiples" qui l'habitent, confronté à l'ambiguïté des valeurs qui fondent sa culture. Tout est en opposition : le jazz, une musique de dégénéré, Mozart l'élite...

Le côté "hermétique" associés à des relents religieux a agacé plusieurs lectrices et lecteur. La mort et l'idée de fusionner dans d'autres univers, se réincarner, a séduit ou/et rebuté : si, par exemple, la musique est présente, c'est dans un intérêt "froid", ce n'est pas "la musique de l'existence".

4 - Objets : les femmes et la vie entre les deux guerres mondiales
Fantasme fellinien... ou vision insupportable, sans humour de la femme soumise : les portraits de femme ont donné lieu à des appréciations contrastées, mais n'ont laissé personne indifférent ! Des propos enthousiastes se sont exprimés à propos des portraits de femmes, jugés magnifiques de sensibilité, de sensualité. Ce sont ces femmes - prostituées et fortes femmes (au sens moral et physique) - qui vont faire danser le personnage du livre.

L'apologie de la "machine" et de la guerre, d'un univers "productif" est l'autre focale du livre. Mais, se demandent les lectrices, que vient faire ce "mécontent" qui se prend pour un loup ?

5 - Atmosphère : un désespoir tranquille et neutre

La première partie pose un personnage trouble, bipolaire, inclassable, voir insupportable ("un bipolaire incurable"). Tout est fumeux... donc tout est possible (un livre sur la "Liberté" ?) ! Les paradis artificiels (troisième partie) sont là pour redonner goût à la vie. Cette posture est jugée peu convaincante. Quels bénéfices aux états induits par la drogue ?

Le propos repose sur l'idée que de multiples vies sont possibles. Le décor d'un théâtre et ses multiples portes sont comprises comme la figuration possible du libre-arbitre. Si le "côté Bouddha" relevé à plusieurs reprises n'est pas développé, celui d'une spiritualité absente pour la "masse du peuple" par opposition aux "élites", avec référence à Mozart, renvoie à la difficulté d'une dualité considérée comme inhérente à l'humain.

Remarque : Le parti-pris d'un ton sinistre et désespéré, se retrouvera presque 100 ans plus tard, dans les romans de Houellebecq.... Qui me pleurera ? A qui je manquerai ? Personnages enlisés dans la "faute"... mais Éros est censé illuminer tout, et tout devient positif. Expier le péché, mais pourquoi ? De toute façon il n'y a pas d'échappatoire à la culpabilité, la "faute" gardera toujours un goût amer, qui ne se dissout que dans l'ivresse de la fête... comme le sel dans l'eau !
Marie-Thé
Lorsque je suis arrivée à la dernière page, j'ai pensé que ce livre est celui d'un génie et d'un fou. Après une lecture attentive (comme toujours), maintes notes prises, je constate qu'une synthèse de ces pages m'est quasiment impossible. Chaque ligne ou presque (car c'est répétitif) m'a interpellée. Pour moi, c'est un livre à décortiquer, à étudier... Je m'aventure donc tant bien que mal dans un avis très réducteur. Et voici ce que je vois.
Des pages très sombres, un personnage suicidaire, torturé, insatisfait, chez qui "deux ennemis mortels s'affrontent" : "Le divin et le diabolique, le sang maternel et paternel, l'aptitude au bonheur et au malheur" coexistent ou s'opposent ; "Le loup des steppes possédait donc deux natures: il était homme et loup." Et "Le loup des steppes fut... détruit par sa liberté" : "La solitude et l'indépendance...étaient son lot, sa punition."
La lecture de toutes ces pages m'a été très difficile et déprimante malgré la beauté de l'écriture.
Heureusement, après d'interminables errances, tout s'éclaire au contact d'Éros. Avec le réveil des sens, Harry voit la richesse de sa vie, tout s'illumine, se métamorphose... En le suivant, je vais cependant d'illusions en désillusions : "La galerie des tableaux de mon existence était riche." ; "Je suis tout bonnement heureux." Mais : "J'ai la nostalgie des souffrances qui me donneraient la capacité et le désir de mourir. (...) La sensualité et le sexe avaient toujours eu pour moi l'arrière-goût amer de la faute, la saveur délicieuse mais oppressante du fruit défendu. (...) J'étais destiné à rechercher la couronne de la vie, à expier le péché infini de l'existence." La couronne d'épines n'est pas loin. Et puis : "retrouver l'au-delà sacré, l'intemporel, le monde des valeurs éternelles, de l'essence divine." J'aime ici retrouver Mozart et Goethe qui d'une certaine façon portent ce livre.
J'ai aimé le théâtre magique au bout de ce parcours initiatique, surprenant, déroutant. Et finalement : "J'étais disposé (...). à parcourir encore et encore l'enfer que je cachais au fond de moi." Nous sommes aux dernières lignes : "Un jour, je jouerais mieux ; un jour j'apprendrais à rire." Psychanalyse...
Je terminerai par ces passages surprenants parmi tant d'autres, en plein délire... "Oui, la terre est vraiment surpeuplée. Autrefois, on ne le remarquait pas ainsi ; mais maintenant que les hommes, non contents de respirer, veulent également posséder une voiture, maintenant on le remarque... Un jour, l'humanité devra apprendre à contenir son accroissement... Pour le moment... nous faisons diminuer la quantité." "Nous tuons... à cause du désespoir que nous inspiré ce monde." (Plaisir à tuer alors qu'opposant à la guerre)
Au cours de ma lecture, j'ai quelquefois pensé à Stefan Zweig et... à Houellebecq ! Tout ceci dit, Le loup des steppes est un livre éprouvant, mais que je conseille.
Édith
Si je considère la force et l'intensité du propos de ce livre trop rapidement lu… je dois choisir "grand ouvert". Je le lis à nouveau 35 ans après la première lecture… et après le Houellebecq (…!), de lecture beaucoup plus facile… et drôle !
De fait, je ne l'ouvre qu'à moitié, ma non disponibilité à sa lecture a très largement entamé le plaisir du texte et la force des idées. Je ne me suis jamais arrêtée sur une phrase "choc", décidant de passer outre et de poursuivre la lecture afin d'être prête et "en règle" avec moi-même pour le moment avec mes collègues !...
J'ai apprécié la construction (intriguante toutefois) de ce roman, de cet essai.
J'ai une édition de 1947, avec une traduction de Juliette Pary, avec un avant-propos de Gilles Lapouge bien intéressant et éclaircissant. Sur internet je lis que de nombreuses autres traductions ont été faites et ont surtout "allégé" le texte : de fait, je me suis parfois ennuyée. Les premières pages décrivant la lassitude de vivre sa journée au point de se raser avec maladresse… : cela pourrait être une ouverture vers l'humour échappatoire à la déprime ?
Peut-être en relisant ce texte, aurais-je trouver plus de plaisir de lecture ? Je n'en n'ai pas pris le temps.
Était-il HOMME ou LOUP ? "Il était un mécontent. Probablement parce qu'au fond de son cœur il savait (ou croyait savoir qu'en réalité il n'était pas du tout un homme mais un loup de la steppe". J'ai associé au roman l'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, le mythe de l'homme double… La solitude quand il est homme par trop de lucidité et de détachement et la liberté acquise par ces processus font de Harry "un MORT" – inaptitude aux relations humaines.
Je pense à Houellebecq, lui aussi spectateur froid et désabusé de sa vie. L'humour et le cynisme en plus. Jeu avec l'idée de la mort volontaire comme "sortie de secours" et paradoxalement réponse à continuer à vivre.
La troisième partie "Le Manuscrit de Harry Haller" m'a plus intéressée, plus facile aussi car il y a un semblant d'action et l'apparition de personnages "vivants", Hermine Maria et Pablo… J'ai totalement marché aux délires, aux hallucinations d'Harry. J'ai aimé la sauvagerie des détails du massacre lors du cirque… l'idée des portes et leur promesse… Cela fonctionne un peu comme le récit de la chute de Alice au Pays des merveilles.
La débauche, le rapport corps homme et femme m'a plu aussi. J'ai eu des images du cinéma allemand de l'entre- deux guerres, L'ange Bleu mais aussi La nuit des longs couteaux : nazisme et sexualité transgenre, etc. Réalisme des scènes avec hallucination ; drogue : pour qu'Hermann Hesse puisse raconter son théâtre, en aurait-il utilisé  ?
Je fus contente d'avoir lu ce livre, même si mon regard et mon plaisir furent tout autres que la première fois. Mais qu'en est-il de ma mémoire du texte véritablement ? Me reste que CE texte m'avait enchantée et Narcisse et Goldmund lu à la suite, plus encore. Initiation. Mysticisme. Trajectoire complexe pour se sentir vivre. Voilà ce qui me revient des deux textes lus anciennement. Dans ma jeunesse.
J'attends beaucoup de notre échange.
Que pensez-vous du personnage de Mozart dans les différents passages du livre ?
Que pensez-vous de l'humour dont il est question parfois dans le livre ? Est-ce le seul espoir de ne pas être totalement désespéré ? Ou alors la seule manière de pouvoir vivre les tiraillements qui sont les siens  – mais Harry en manque totalement ; la débauche onirique de la fin du récit est-elle porteuse de vie pour Harry ?
Ou alors un meurtre gratuit comme Camus avec son "étranger"… qui le ferait se sentir vivre et se libérer de l'absurde de sa vie et surtout libéré de ses questions ?
Je n'ai volontairement pas voulu aborder ce que ce livre renvoit à la psychanalyse. Oui, je regrette ma lecture trop rapide.

 

Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme au rejet :
à la folie
grand ouvert
beaucoup
¾ ouvert
moyennement
à moitié
un peu
ouvert ¼
pas du tout
fermé !

 

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