Extrait de
The Astrid Lindgren Memorial Award

Là où vont nos pères
PRIX DU MEILLEUR ALBUM

Fauve d'or Angoulême 2008

Quatrième de couverture :

"Pourquoi tant d'hommes et de femmes sont-ils conduits à tout laisser derrière eux pour partir, seuls, vers un pays mystérieux, un endroit sans famille ni amis, où tout est inconnu et l'avenir incertain ? Cette bande dessinée silencieuse est l'histoire de tous les immigrés, tous les réfugiés, tous les exilés, et un hommage à ceux qui ont fait le voyage..."

 

Recherches sur un pays sans nom : l'art de Là où vont nos pèresQuatrième de couverture :

Shaun Tan délivre tous les secrets de fabrication et les très nombreuses recherches qu'il a effectuées pour réaliser son album. autour d'un magnifique texte qui revient sur ses sources, ses motivations, ses processus créatifs, Tan nous montre l'ensemble du travail graphique qui se cachait derrière les sublimes pages muettes de l'histoire qui lui a valu un triomphe planétaire !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 3 : une page
qui rappelle Metropolis

 

Shaun Tan
Là où vont nos pères (2006)

Nous avons lu ce livre en mars 2018 : une première pour le groupe, car il s'agit d'un livre sans texte... On peut feuilleter le livre ICI.

Quelques repères sur l'auteur et cette œuvre en bas de page.

Monique L(avis transmis)
L'histoire, bien que sans texte, se suit très bien.
Ce que j'ai particulièrement apprécié, c'est que l'auteur nous met dans la situation de l'émigré. Nous ressentons en même temps que lui les difficultés à quitter les siens, puis à s'adapter dans un pays inconnu. Nous l'accompagnons. Comme lui, nous sommes perdus dans cette cité où nous avons peu de repères et où les plus petits détails de la vie ordinaire sont étranges et perturbants. L'écriture (cf. les affiches collées à l'envers), la faune, la flore et autres sont complètement dépaysants ! Sans parler de difficultés à communiquer dans une langue incompréhensible.
Le choix du monde imaginaire dessiné par l'auteur nous rend tangible ce désarroi face à la découverte d'un monde inconnu. Cet univers est à la fois réaliste et inconnu. Les dessins sont pleins de détails et proches de la réalité, mais l'univers y est très étrange et nous amène souvent à nous demander : "Mais quel est cet objet, cet animal ou encore ce fruit ?". Certaines sont bien croquées, comme celle des tests et de la délivrance de documents par les autorités.
C'est un mélange de féerie et de surréalisme, un récit fantastique qui oscille entre le réalisme et la métaphore.
J'ai apprécié la façon de décrire le maintien du lien familial par des objets : la photo de famille, la cocotte en papier...
L'aspect vieilli de la BD, ainsi que sa mise en page, me font penser à un album de photos (une série d'images dans un ordre chronologique illustrant la vie de quelqu'un) que l'on feuillette et regarde à nouveau en s'arrêtant sur des détails différents.
La forme est elle-même intéressante. Les cases n'ont pas de bordures et sont placées sur fond blanc. Elles changent pour les séquences où les personnages, qui aident notre héros durant son aventure, racontent leur passé et comment ils sont arrivés dans la cité.
Le rythme diffère selon les séquences. Par exemple sur celles où l'auteur veut insister sur une action, les cases deviennent presque la décomposition d'un mouvement. Ainsi sur certaines pages, les cases ne sont pas très grandes et, de case en case, ont peu presque voir le mouvement s'exercer.
L'auteur, tout en ne négligeant pas les difficultés, délivre un message d'espoir et d'optimisme. Le rapprochement de deux planches l'exprime bien : celle de la famille autour de la table avant le départ, et celle de la famille réunie dans le nouveau monde.
J'ai bien aimé la dernière page où l'on voit la fille de notre héros montrer le chemin à une nouvelle migrante.
Vu le sujet, il est remarquable que l'absence de paroles rende cette BD directement "lisible" partout dans le monde.
J'ouvre le livre aux ¾.
Catherine (avis transmis)
Je ne connaissais pas Shaun Tan et j'ai préféré lire le livre sans rien connaître, ni de l'auteur, ni des objectifs du livre.
J'ai été d'emblée séduite par son graphisme, les coloris plutôt gris, sépia en accord avec le thème ; l'alternance de petites vignettes dont certaines (au début et à la fin) évoquent des photos d'identité, d'autres utilisées pour des objets, des actions courtes, alternant avec des pages entières laissant la place à des moments plus intenses (le départ, le pont du bateau, le hall d'accueil des émigrés...). On comprend bien sûr tout de suite que le thème du livre, annoncé par le titre, est celui de l'émigration, masculine essentiellement ici, et des familles séparées. Il y a beaucoup de choses poignantes, la photo, les oiseaux en papier... J'ai aimé aussi l'univers, à la fois réaliste - certains dessins rappellent des images de films, la traversée en bateau, l'accueil des émigrés faisant songer à Ellis Island) - et imaginaire (les animaux étranges qui jalonnent le livre, les montgolfières, les objets insolites...) qui nous fait partager le quotidien d'un homme arrivant dans un pays étrange, à la langue et aux usages inconnus. Il est amené à faire des rencontres et à nous faire apercevoir d'autres histoires tristes ou terrifiantes amenant ces personnages à l'exil, faisant, pour certaines, référence à des dictatures, nazisme ou communisme on ne sait pas. On ressent aussi fortement la solidarité qui peut rapprocher des personnages ayant ce passé commun.
Je ne suis pas sûre d'avoir décodé tous les messages, mais c'est un beau livre, original ; je suis très contente d'avoir découvert cet auteur. L'absence d'écrit, sans doute assez bien adaptée au thème, ne m'a pas frustrée ; la richesse des dessins compense et permet de transmettre beaucoup d'émotions. La seule chose au fond que je regrette, mais c'est le cas avec quasiment toutes les BD ou romans graphiques pour moi, c'est que ça se lit trop vite, même si on le feuillette de nouveau par la suite ; il manque la lenteur de la "véritable" lecture. Je l'ouvre aux ¾.

Jacqueline
Je n'avais pas pensé à ce qu'a dit Monique : ça rend la BD lisible partout. Je ne suis pas BD. Je lis ou plutôt je fais lire des albums sans texte aux enfants, ce qui m'a permis de rentrer dans ce livre que j'ai aimé. D'abord les premières images quand on l'ouvre : cet ensemble de visages, dont on ne peut savoir s'ils sont heureux ou non, sympathiques ou terrifiants. L'intérêt de ne pas avoir de texte, c'est qu'il y a plusieurs interprétations possibles. J'ai été intéressée par le fait que le personnage quitte une ville déserte, sauf sur le quai de gare. J'ai aimé la métaphore des dragons, on peut imaginer ce qu'ils représentent. Chaque photo de famille est redessinée alors qu'on aurait pu imaginer que ce soit la même, et cela introduit une subjectivité. Je suis ignorante en matière de dessins mais ceux-ci sont très détaillés, c'est bien fait. J'ai aimé le passage sur le bateau. J'aurais aimé parler plus du bateau, des foules. C'est assez daté comme histoire d'immigration : on prend le bateau et tout se passe bien ; ce n'est pas ce qui se passe actuellement. J'ai aimé les planches sur les nuages, qui m'ont paru symboliser un avenir indéchiffrable et celles sur le temps qui passe. Puis il y a l'arrivée : le contrôle médical avec une espèce de marquage qui m'a évoqué le bétail, l'obtention des papiers. C'est remarquable, très bien rendu. J'ai été un peu déçue par les dessins oniriques de la faune et de la flore. J'avais vu une expo Bilal une fois, il y avait plus de création. L'arrivée dans un pays étranger est très bien rendue. J'ai pensé aussi à Épépé.

Une curieuse
Finalement... tu "ouvres" comment ?
Jacqueline
Je ne sais pas… et sur quels critères ?
J'ai aimé, mais je n'ai pas été émue, bouleversée. J'hésite entre ¾ et un peu plus que la moitié. Allez… ¾.
Richard
Moi je suis comme le livre : sans paroles. J'ai un aveu : je ne lis jamais de BD. La dernière, c'était Astérix à la fac en Angleterre. Je n'ai pas les outils pour ce genre de livre. J'ai compris ce qui se passe, mais je n'arrivais pas à le lier au monde actuel. Je n'ai pas compris tout de suite les petites bestioles. Jacqueline, tu as parlé d'une planche sur le passage du temps, que je n'arrive pas à lier au reste de l'histoire. Je n'ouvre qu'un quart.
Françoise
Je lis peu de BD et encore moins sans texte. Il reste le dessin, le graphisme. C'est très évocateur. Même si parfois je n'ai pas compris ce qu'il voulait nous dire. Cette histoire est assez datée. Il parle de son père d'ailleurs. Il y a un petit décalage avec ce que les malheureux migrants vivent aujourd'hui. Il y a une force évocatrice dans le dessin. J'aimerais bien qu'il s'attaque à des histoires plus actuelles. Son talent pourrait servir pour d'autres sujets. Je n'ai pas grand chose à en dire. Sans texte, ça demande un autre type d'effort intellectuel, je trouve ça bien. Le sépia donne une connotation… c'est le passé, quoi. Bon, cela étant, je suis toujours un peu frustrée quand je lis une BD, parce que par rapport à un livre, cela me frustre. J'ai pas tout compris, ces espèces d'animaux domestiques… J'ai aussi pensé à Épépé, comme Jacqueline. Je l'ouvre ¾, j'ai bien aimé l'exercice mental.
Lisa
Je lis peu de BD. J'ai décidé de commencer à m'y intéresser, j'ai lu Bilal - je n'ai pas aimé. Cet album a été dur à lire pour moi car je n'ai pas d'imagination : aussi l'absence de texte a été compliquée. C'est très métaphysique et onirique, cela m'a perturbée. Il y a beaucoup de choses que je n'ai pas comprises. La métaphore des dragons, je ne comprends pas et je n'aime pas. J'ai trouvé certaines planches jolies. Mais qu'est-ce qu'il a voulu représenter ? Les dessins sont très beaux. Cela me donne envie de reprendre le livre de temps en temps pour les regarder. J'aimerais même en afficher certains chez moi. L'histoire se situe dans le passé, sans rapport avec l'actualité. Je n'avais pas pensé à l'aspect universel, lié à l'absence de texte, c'est pertinent. J'ai trouvé intéressant l'exercice d'un livre sans texte pour le groupe lecture. J'ouvre à moitié.

Henri
J'ai compris que le gars ne fait pas grand-chose à part des cocottes en papier, ce qui fait que sa femme l'a viré… bon je plaisante. C'est mieux dessiné que Reiser, mais je préfère Reiser. L'exercice est une prouesse, il y a une puissance d'évocation. Il y a un mélange entre différentes dimensions historiques, on peut interpréter différentes choses. C'est très dépaysant. Je n'aime pas les dessins trop figuratifs. Je ne sais pas quel est le rythme de lecture, il y a une grande liberté, peut-être il faut prendre le temps alors que l'absence de texte pousse à aller vite. J'ai pris du plaisir. Au niveau du style, ce n'est pas ce que je préfère. C'est assez cinématographique, peut-être pas très propre à la BD. C'est une bonne expérience. Je préfère ne pas me prononcer quant à l'ouverture. J'attendais plus en termes de profondeur concernant le livre.
Annick L
J'ai été fascinée quand j'ai découvert cet "album sans texte" que je trouve magnifique. Mais ma lecture a été orientée par une lecture préalable du making off (un beau livre qui a été publié récemment) – mon libraire s'était trompé dans la commande ! Je me suis installée dans une sorte de lecture-contemplation. Je trouve ces représentations d'une histoire d'exil très émouvantes, dès la scène du départ. Certaines images sont de véritables tableaux qui pourraient être encadrés. J'ai aimé aussi l'alternance entre les pages du récit et les séquences d'images, notamment les nuages, sur le bateau, qui évoquent le passage du temps, ou celles de la guerre qui se déchaîne peu à peu (les jambes des soldats qui courent). Quelle inventivité ! Les évocations de cette faune et de cette flore inconnues m'ont beaucoup moins convaincue. L'évocation de la dictature est également très suggestive et comme je suis assez imaginative je me laisse emporter, comme au cinéma. L'univers de ces cités oppressantes m'a fait penser au film de Fritz Lang, Metropolis. Ma seule réserve concerne l'optimisme de cet auteur par rapport à la situation dramatique actuelle, qui me gêne un peu. Mais cette odyssée à la portée universelle est un bel hommage, plein d'humanisme, aux migrants qui tentent leur chance et celle de leurs familles. J'ai aimé le côté sépia qui donne un aspect photographique assez réaliste aux personnages humains nous les rend attachants. Cet objet-livre est d'une originalité absolue ! J'ouvre en entier.
Denis
J'ai eu le livre aujourd'hui. Je suis rentré hier une semaine coupée du monde dans le sud du Maroc. J'ai été ébloui quand j'ai commencé à le lire. J'ai trouvé les gens trop gentils, je m'attendais à un piège. J'ai lu l'interview envoyée par Claire, c'est assez théorisé, j'aime bien. L'objet technique m'intéresse ; c'est fabuleux, le travail. Maintenant je suis pollué par ce que j'ai lu. Des peintres de nuages, il n'y en a pas tellement. Là, sur cette double page, c'est très varié. J'ai sauté quelques pages. J'adorais les BD que je lisais enfant, Tintin, les scénarios de Goscinny. Je suis très content d'avoir lu ça. On en dit quoi ? Ce qu'on veut, comme il n'y a pas de texte. On peut retracer l'histoire des migrants. Cela me fait penser aux Émigrants de W.G. Sebald et aussi à William Kentridge, un artiste remarquable.
Ce n'est pas vraiment une œuvre littéraire, ça ressemble à un film à muet, c'est fabriqué comme un storyboard. Pour l'objet technique, j'ouvre grand, pour l'objet littéraire j'ouvre à moitié.
Claire
Je suis frappée que certains disent : "je n'ai pas de compétences, je n'ai pas les outils": moi non plus, mais ça ne m'empêche pas d'en parler ! Par exemple, on a lu un livre hongrois et personne n'a dit : "je ne connais pas cette littérature, je n'ai pas les outils". J'ai lu Astérix, il m'arrive de lire une BD, mais je n'ai aucun repère sur cet art. J'étais très curieuse et attentive à l'activité mentale comme tu l'as dit Françoise, en lisant ce livre sans texte : aucun mot ne m'est venu, je ne me suis pas créé de discours intérieur, je ne formulais pas une histoire. Ce que j'ai constaté, c'est que ces vignettes créaient un temps et des espaces. En avançant, j'accédais au temps ou à l'espace. J'ai beaucoup aimé les grands tableaux. J'ai ressenti tout le temps de l'inquiétude, ce n'était jamais paisible. J'ai été très étonnée en lisant l'interview : je n'ai pas vu son projet utopique. Pour moi, c'est parfaitement universel et ce n'est pas au passé : fuyant de chez soi, quelqu'un arrive dans un endroit étranger où le rejoindra sa famille et voilà ce qui se passe. Ce qui m'a frappée, ce sont les visages, leur délicatesse. J'ai été emballée par ce livre, c'est magnifique ! Cela m'a rappelé Alice Zeniter avec le rôle dérisoire des objets apportés du pays. Je l'ai lu dans le train d'une traite, sans lassitude. C'est très agréable, l'attention qu'il nécessite. Il me paraissait épais et j'ai pourtant mis peu de temps à le lire. J'ai regardé sur Internet les œuvres venant de ce livre : une partition pour orchestre est écrite pour la jouer en même temps que les images du livre sont projetées (on peut voir et entendre en ligne), une adaptation théâtrale qui paraît splendide (en ligne aussi)… Le site de l'auteur est aussi une réussite. J'ouvre aux trois quarts.

Tous
Pas entièrement ?

Claire
Non...

Fanny (qui a proposé ce livre)
Je ne suis pas spécialiste, même si parfois je lis des BD et romans graphiques. Souvent je fais plus attention au texte. Est-ce une BD ? Un roman graphique sans texte ? C'était difficile de catégoriser. On me l'a offert il y a six ans. Ce qui m'avait frappée, c'est que j'avais l'impression de le lire Je l'avais pris comme une expérience. Je n'ai pas lu d'une traite. Il y a d'ailleurs un découpage par chapitre.

Claire
J'ai ressenti le besoin de leur donner un titre.
Fanny
Pas moi. Pour moi c'est une réussite qu'on n'en comprenne pas tout : c'est ce qui arrive aux migrants. Le côté sombre, sépia, ça m'a rendu le livre un peu sombre, ce n'est pas qu'optimiste. Bien sûr, il y a la représentation graphique du dragon, il y a un côté science-fiction, notamment dans la représentation de la ville, c'est menaçant. Les dessins sont beaux. Les focus, les plans, dans la construction c'est magnifique. On comprend, avec ces jeux de focus, ce qui se passe. Les grandes planches sont très belles. Dans ce parcours, il y a un côté universel, avec des choses très inconnues, mais aussi des repères : se nourrir, se laver, les animaux qu' on suppose "domestiques", c'est la vie, c'est universel et c'est très bien amené. Le sépia renforce le côté sombre et oppressant. À part la dernière planche, c'est sombre. Ça donne un côté vivant comme des photos. J'ouvre en grand. Je l'ai relu, là, six ans plus tard, avec le même intérêt.

Claire
Pourquoi je n'ouvre pas en grand ? C'est un quart en moins de midinette. Car le livre est angoissant, c'est pénible. En tout cas, tu as réussi ton coup Fanny, à quelle occasion tu nous l'avais proposé au fait ?

Fanny
C'est le jour où nous avons lu Rouvrir le roman de Sophie Divry qui incitait à l'audace.

Denis
Pour ce qui est de William Kentridge, j'ai eu la chance de voir son expo au Jeu de paume il y a plusieurs années, j'ai eu le choc. J'ai aussi vu une de ses installations au Cap il y a deux ou trois ans. Très impressionnant : une combinaison animée de dessins (plutôt sombres), d'ombres chinoises, de musique. Ceci dit, il n'y a pas de relation directe avec Shaun Tan, ce n'est pas du tout le même style graphique (deux exemples d'animation : ici et ). Je crois que c'est le thème de l'émigrant qui m'a fait penser à Kentridge.

 

Synthèse des avis du groupe breton (réuni le 14 juin 2018) rédigée par Yolaine (suivie de 3 avis)
½: Marie-Claire : Claude, Édith, Marie-Odile
¾: Annie, Chantal, Marithé, Suzanne,Yolaine

Ce livre sans parole ne nous a pas laissées silencieuses, mais a suscité une admiration unanime. Les différences de "notations" mesurent plus le goût, ou la familiarité, que nous entretenons avec l'image et la bande dessinée, que la distance avec l'album lui-même, dont la qualité visuelle a été jugée magnifique par toutes.
Le choix de la forme, plus proche à la fois du cinéma et du livre d'art que de la bande dessinée, a soulevé de nombreux commentaires : force du dessin, refus de l'affaiblir par l'ajout de texte, jeux de clair obscur et nuances de sépia au fil des saisons, du temps qui passe et des sentiments des personnages, symbolique des objets (villes imaginaires, trains, bateaux, nuages, oiseaux, poissons, dragons, valises, photos de famille, cocottes en papier, lettres et boîtes postales) et des postures (mains qui se serrent et sourires qui réchauffent), ces procédés, qui ont parfois paru un peu trop systématiques, donnent cependant une grande puissance émotionnelle à cette évocation universelle des migrations humaines.
Le sujet a touché tout le monde, avec une adhésion proportionnelle à la perception plus ou moins optimiste du voyage et du devenir du migrant. Déchirement et angoisse du départ, atmosphère oppressante des voyages en paquebot vers le Nouveau Monde, fuite de la guerre ou de la dictature, images de peuples triés qui nous rappellent l'histoire douloureuse de la Seconde Guerre mondiale mais aussi l'actualité d'aujourd'hui, ces rétrospectives ont paru parfois trop sombres et pesantes. Pourtant on ne plonge pas dans le désespoir, des mains se tendent dans ce quotidien si difficile, qui permettent de belles rencontres et de touchantes solidarités. Il faut se battre pour dormir, manger, travailler, mais il y a aussi place pour le jeu et le rêve. Réalisme et onirisme se côtoient dans ce livre d'images plein de fantaisie et d'imagination, qui se déguste comme un poème.
Encore un merci pour cette perle découverte grâce à Voix au chapitre, et aussi pour les suppléments et pistes de lecture proposés sur le site.

Notre rencontre s'est achevée sur une rêverie bretonne : un projet de "tro breiz" littéraire à travers les cafés-librairies qui se développent actuellement dans la région. Restent à définir les lieux, dates et modalités de cette transhumance intellectuelle pour 2019...

Marie-Odile
J'ai trouvé cet album magnifique tant dans le fond que dans la forme. J'ai été émue par le dessin, par les personnages dont les visages, les mains, les gestes traduisent avec subtilité toutes les nuances des sentiments, de la solitude, de la nostalgie, de l'espoir aussi. Ce genre de livre a ceci de particulier qu'on peut pendant longtemps contempler un visage comme dans un tableau, ce qui n'est possible ni dans la vie (ça se fait pas de dévisager), ni au cinéma où ça passe trop vite.
J'ai bien sûr été sensible au destin de ces migrants. Cela m'a renvoyé à La Saga des émigrants (suédois) de Moberg. J'ai pensé à Epépé lorsqu'il s'agissait de décoder un plan, de coller une affiche dans le bon sens, mais mon plaisir de "lecture" était ici incomparable.
Ayant "lu" en plusieurs étapes, j'ai retrouvé à chaque fois le personnage principal avec plaisir, me réjouissant que ce monde difficilement compréhensible devienne de plus en plus familier et offre des jobs et surtout des rencontres réconfortantes. Les rétrospectives bien signalées enrichissent le récit principal. Aussi dur que soit le passé, petit à petit, on partage des repas, la musique, les origami, le jeu...
J'ai adoré la poésie, la fantaisie, l'imagination, dans la façon de se déplacer, d'envoyer un message, de côtoyer ces étranges animaux. Les pleines pages alternent avec des petites vignettes et jamais je ne me suis lassée de les observer. Rien ne manque, ni les mots, ni la couleur.
Merci à Voix au Chapitre qui m'a fait découvrir cette belle œuvre que je laisse sur la table, ouverte en grand et pour un bon moment.
Marie-Thé
J'ouvre ce livre aux ¾ , peut-être à moitié, même si je pense qu'il mérite d'être ouvert en grand.
Du début à la fin, j'ai donc été émerveillée par ce livre dessiné et sans paroles. Avec la qualité des dessins, les portraits si expressifs, j'avais l'impression de feuilleter un très bel album : ouvrage original par la forme, mais aussi par l'hommage qu'il rend aux migrants.
J'ai aimé tous les passages réalistes, les situations vraisemblables et, je le redis, ces visages tellement parlants! Tout cela m'a émue. Jusqu'à la fin : la petite fille montrant le chemin ; ce sont ceux qui ont reçu qui donnent... solidarité...
Par contre, malgré le côté artistique des dessins, là où on "bascule" dans le fantastique, je n'aime plus du tout. Dès qu'apparaissent ces "créatures" étranges, pourtant gentilles en général, ces gigantesques et énigmatiques paysages urbains (à "décoder"), toute émotion est effacée pour moi. La forme nuit au fond, et c'est bien cela qui me gêne ici, et m'empêche d'ouvrir le livre en grand.
Je retiendrai quand même ce que j'appelle "Les trompettes de l'Apocalypse", puis les bottes de l'oppresseur, la guerre, l'arrivée sur Ellis Island... (réalisme de nouveau dans ces trois dernières situations).
Inévitables associations pour moi... J'ai pensé à James Gray, à son beau film couleur sépia The immigrant : arrivée à Ellis Island, puis découverte d'une Amérique redoutable, loin de la Terre Promise qu'elle représentait quand il fallait fuir la misère en Europe.
J'ai aussi beaucoup pensé à Epépé de Ferenc Karinthy, à ce monde insensé où toute communication est impossible...
Enfin, dans les représentations titanesques de certaines pages, j'ai vu un univers dantesque, et même... comme des cercles de la Divine Comédie. Les grands tableaux à la fin du chapitre IV m'ont fait penser à ce que pourrait être une illustration de l'empyrée.
Chantal entre et
Belle expérience que cette lecture... sans texte !
J'ai aimé la force du dessin, qui nous fait "vivre" les situations, souffrir avec le personnage, et qui fait perdurer cela bien après la lecture...
Force des images des objets, des visages, puissance des grandes images sur deux pages : j'ai pensé très fort à mon cher Epépé ! A son désespoir de ne rien comprendre à ce monde inconnu, son désespoir de ne pouvoir se faire comprendre. Et la dimension onirique m'a beaucoup plu, pour moi elle vient renforcer et le tragique des situations et l'intensité des sentiments : les queues de dragons et la menace, l'oppression, la violence ; les oiseaux étranges et l'espoir, le désir de légèreté...
Tout vient en nous : Long Island, l'arrivée dans les camps, l'actualité (éternelle) des migrants...
Les animaux bizarroïdes mais sympathiques ! Les aliments tout aussi étranges, j'aime beaucoup cette imagination sans limites. Et j'ai rapproché cela aux BD Philémon de Fred où le héros se retrouve toujours dans les lettres de l'Océan atlantique, le A, le T, le L, etc.
Le réalisme et l'onirisme se renforcent l'un l'autre ; je ne sais pas analyser les BD et j'ai été éclairée par les commentaires de Suzanne et d'Annie ; le travail de Shaun Tan est un travail d'artiste.
Petit bémol : il aborde tous les thèmes relatifs à l'immigration : séparation douloureuse, peur, guerre, travail, solitude... mais pourquoi les gens du pays "d'accueil" sont-ils totalement absents ? Les liens ne se font qu'avec d'autres migrants, pourquoi ? Je suis naïve et voudrais un monde parfait !!
Merci (unanime chez les Bretons) à Voix au chapitre pour cette découverte !

 

QUELQUES CITATIONS de Shaun Tan à propos de SON LIVRE Là où vont nos pères :

- sur le thème du livre : "La famille de ma mère est venue d'Irlande et d'Angleterre il y a quelques générations et mon père est sino-malaisien. Ce n'est plus si exceptionnel de nos jours. Presque tous mes amis sont soit des immigrants soit des enfants d'immigrants. Ma compagne est finlandaise. Son point de vue sur la culture australienne est donc celui d'une personne qui lui est extérieure et il est très intéressant.
Pour ma part, j'ai vécu presque toute ma vie au même endroit et Là où vont nos pères est donc pour moi une sorte d'émigration de substitution. Je me suis demandé ce que tant d'autres avaient pu ressentir, à la fois aujourd'hui et par le passé. (...)
Je voulais l'envisager comme une vision de ce que les choses devraient être et non pas comme elles sont.
Je pense aussi que montrer à quel point la xénophobie est inappropriée en adoptant le point de vue d'un primo arrivant est une meilleure manière de la combattre.
" (extrait, ainsi que ce qui suit, d'un entretien avec Nicolas Verstappen, Carnet XeroXed, 2007)

- sur les images : "Je me suis aperçu que mon projet avait plus à voir avec le cinéma muet que le livre illustré (mon médium habituel) et j'ai donc envisagé le récit comme une sorte de film. Ainsi, j'ai tourné des séquences en utilisant des membres de ma famille et des amis comme acteurs. J'ai créé des "plateaux de tournage" approximatifs (transformés plus tard sur la table à dessin) à partir d'accessoires de fortune et de boîtes en carton.
Pour chaque planche du livre, je dessinais le story-board de la scène, j'organisais les prises de vue en fonction du lieu et de l'heure du jour, je partais à la chasse d'objets et de vêtements appropriés, je discutais de chaque scène avec les "acteurs", je tournais des dizaines de courtes séquences, j'isolais ensuite les images qui cadraient le mieux et les utilisais comme base pour chaque case.
J'ai aussi modelé de petites créatures et des objets (comme les bateaux volants) que je pouvais utiliser comme référence – pour la lumière, les ombres, la perspective, les textures – et les inclure dans des scènes au milieu des paysages et des personnages.
"

- sur l'absence de texte : "cette absence de mots ralentissait le flot de la narration et c'est ce dont j'avais besoin car mes cases sont très détaillées (...) Les mots auraient trop accéléré le récit et probablement aussi interféré avec une interprétation libre (...) ma préoccupation principale est d'éviter que le lecteur ne soit trop distrait (...) les images possèdent une forme d'ambiguïté qui joue en leur faveur (...) on aura toujours le sentiment face aux dessins les plus réussis que quelque chose nous dépasse encore, quelque chose qui tiendrait de la poésie."

- sur le réalisme : "j'ai décidé de faire référence à des photographies historiques, en les utilisant comme points d'ancrage pour mon récit en images. Certaines photographies sont "citées" de façon directe, comme celle de la salle d'enregistrement d'Ellis Island" (extrait, ainsi que ce qui suit, de Recherches sur un pays sans nom : l'art de Là où vont nos pères, Dargaud, 2010)

Photographie d'immigrants des archives de l'Ellis Island Museum
et Là où vont nos pères (planche 20)

Photographie de la salle d'enregistrement ou "Great Hall" d'Ellis Island entre 1907 et 1912 et Là où vont nos pères (planche 21)

- sur le "dragon" : "Parmi mes tout premiers dessins de travail, certains représentent une jeune famille déambulant dans des rues délabrées, sous la menace ambiguë d'immenses serpents noirs. Ils s'inspiraient en partie des descriptions imagées des troubles qui agitaient certains pays (un migrant parle du régimes oppressif de son pays comme d'un "redoutable dragon"). Ils revisitaient aussi le travail de Francisco de Goya, et en particulier Les Caprices (1799), série de gravures dénonçant la superstition et les préjugés."

- sur l'animal de compagnie" : "L'aspect de cette créature, dont j'ai à la fois réalisé des croquis et un moulage en argile, s'inspire de souvenirs d'enfance, à savoir l'élevage de têtards en aquarium. Mon frère et moi pêchions des œufs dans un marais voisin et les relâchions bien plus tard au stade de grenouilles adultes. Il y a une étape entre le têtard et la grenouille qui est particulièrement intriguante, pendant laquelle les membres commencent tout juste à se développer, et une certaine expressivité apparaît au niveau du visage. Il y a peut-être ici quelque analogie avec ce sentiment d'entre-deux vécu par le migrant, qui n'est pas tout à fait une chose ni vraiment une autre. La créature du livre est étroitement liée au migrant, mais de façon indéfinie : comme avec les animaux domestiques, il y a une forme d'empathie muette, au-delà de la culture et de l'intelligence."

QUELQUES REPÈRES concernant SHAUN TAN

Enfance et formation
- Shaun Tan est né en 1974 ; il grandit à Perth en Australie. Sa mère est une Australienne de troisième génération, aux racines irlandaises et anglaises, et son père est chinois, né en Malaisie de parents immigrés. Tous deux se rencontrèrent dans la papeterie où travaillait sa mère...
- A l'école, il se distingue doublement : par sa taille (il est toujours le plus petit de la classe) et son talent en dessin.
- En 1995, il est diplômé en arts et littérature anglaise.

Une œuvre artistique aux multiples facettes
- Il dessine pour des magazines de science-fiction et d'horreur destinés aux adolescents.
- Il se fait connaître pour les livres illustrés traitant de sujets sociaux, politiques et historiques à travers des images surréalistes.
- Il publie aussi des bandes dessinées : The Arrival (Là où vont nos pères), The Lost Thing, The Rabbits, Memorial. Ses dessins oniriques conquièrent ses lecteurs.
- Il travaille pour les Studios Pixar et Blue Sky (L'Âge de glace) pour lesquels il participe à plusieurs réalisations en tant que concepteur graphique.
- Shaun Tan peint également des tableaux ; il a peint également une fresque géante pour une bibliothèque ou illustre des pochettes de CD. Il a illustré plus d'une vingtaine de titres, jouant de toutes les techniques, crayon, encre, peinture, etc. Ses livres : ICI. Ses peintures :
-
Outre les films d'animation, il a collaboré à des adaptations théâtrales et musicales de ses œuvres.

De nombreux prix
-En 2007, le "Fauve d'or : prix du meilleur album" décerné au Festival d'Angoulême, récompensant un album de bande dessinée publié en français l'année précédente
-En 2011, il reçoit le prix Astrid Lindgren (le prix international le plus prestigieux de la littérature jeunesse). Ses livres pour la jeunesse sont publiés par Gallimard.
-Toujours en 2011, il obtient l'Oscar du meilleur court métrage d'animation pour The Lost Thing, film adapté de son livre (film en ligne ICI).

À propos de LÀ OÙ VONT NOS PÈRES (titre original The arrival)

- Un entretien récent : "Shaun Tan, le passeur d'images", propos recueillis par Anne-Laure Cognet, Takam Tikou, La Revue des livres pour enfants - International, mars 2018.

- Un entretien de fond avec l'auteur sur son livre (en ligne ou en pdf ou en anglais), par Nicolas Verstappen, Carnet XeroXed, avril 2007, entretien qui donne en quelques pages les éléments du livre suivant :

- Dans Recherches sur un pays sans nom : l'art de Là où vont nos pères (Dargaud, 2010), Shaun Tan délivre les secrets de fabrication et les très nombreuses recherches qu'il a effectuées pour réaliser son album.

- Une courte vidéo où Shan Tan parle du livre : "Migration & Multiculturalism in The Arrival City" (2010, 1 min 39).

- Une analyse sémiologique sur le site de Raphaël Menegaldo (2008).

- Un article d'un historien spécialiste de la BD qui fait une analyse poussée du livre : Vincent Marie, "Là où vont nos pères de Shaun Tan : enquêtes sur (en quête d’) un pays sans nom dans l’univers du neuvième art", revue Hommes & Migrations, dossier "Migrations en création", n° 1297, 2012. Cet historien était intervenu sur le livre de Shaun Tan dans un séminaire de la BNF titré "Les écritures visuelles de l'histoire dans la bande dessinée".

- Un spectacle musical, The Arrival : un orchestre joue en direct une partition créée spécialement, accompagnant les images du livre Là où vont nos pères projetées ; voir sur youtube ICI (4 min 49).

- Une adaptation théâtrale, The Arrival, par le Red Leap Theatre en Nouvelle Zélande en 2011 : des extraits (2 min 39).

Le site de Shaun Tan : http://www.shauntan.net

Une interview en anglais de Shaun Tan, avec des réponses très personnelles sur race, identité et culture, sur www.thepin.org/ qui n'est pas sans rapport avec le livre...

 

 

Nos cotes d'amour pour le livre, de l'enthousiasme au rejet :
à la folie
grand ouvert
beaucoup
¾ ouvert
moyennement
à moitié
un peu
ouvert ¼
pas du tout
fermé !

 

 

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