Quatrième de couverture :

Qui pousse un certain Guy Roland, employé d'une agence de police privée que dirige un baron balte, à partir à la recherche d'un inconnu, disparu depuis longtemps ? Le besoin de se retrouver lui-même après des années d'amnésie ?
Au cours de sa recherche, il recueille des bribes de la vie de cet homme qui était peut-être lui et à qui, de toute façon, il finit par s'identifier. Comme dans un dernier tour de manège, passent les témoins de la jeunesse de ce Pedro Mc Evoy, les seuls qui pourraient le reconnaître : Hélène Coudreuse, Fredy Howard de Luz, Gay Orlow, Dédé Wildmer, Scouffi, Rubirosa, Sonachitzé, d'autres encore, aux noms et aux passeports compliqués, qui font que ce livre pourrait être l'intrusion des âmes errantes dans le roman policier.


 

Patrick Modiano
Rue des boutiques obscures

Le nouveau groupe parisien a lu ce livre en avril 2018.
Nous avions lu Fleurs de ruine en 1991 et Un pedigree en 2015 (+ d'autres livres au choix).

Alix (avis transmis)
Je n'avais jamais lu Modiano auparavant. En fait, j'ai du mal à avoir une approche de l'œuvre en tant que telle car cela m'a beaucoup fait penser à Marguerite Duras : cette façon de créer toute une atmosphère avec quelques mots (descriptions de Paris) ; ces personnages dont les noms ont des consonances britanniques ou hispanophones, et dont on ne sait pas vraiment d'où ils viennent ; la musique (le Sag warum fait écho à Ramona du Barrage contre le Pacifique) ; la scène du bar fait écho à celle de Moderato Cantabile ; le minimalisme dans la description psychologique des personnages, qui sont d'ailleurs parfois énigmatiques comme "la mariée" ; le fait que tout n'est pas résolu à la fin du roman (on ne sait pas ce qu'est devenue Denise). Chacun met un peu ce qu'il veut dans les zones d'ombres du roman…
J'ai eu plaisir à lire le livre, sans pour autant être complètement happée par celui-ci. Je pense que le fait que le personnage soit un peu flou a limité mon intérêt pour sa quête d'identité. Je suis un peu restée sur ma faim avec la fin.
Émilie
Je n'avais jamais rien lu de Patrick Modiano et le sort semble s'acharner sur cette lecture puisqu'après avoir lu entre la moitié et les deux tiers du roman, je me suis fait voler le sac ans lequel il se trouvait. Je ne connais donc pas la fin du roman que j'espère bien découvrir ce soir…
Je n'avais cependant pas vraiment été accrochée par le livre en général ni par le personnage central en particulier qui ne sait plus qui il est alors que, justement, il exerce le métier de détective : je trouve que ça tombe vraiment trop bien pour ne pas être lourdement artificiel. Bref une situation "capilo-tractée" (à vos dictionnaires, messieurs-dames - note du soutier de service qui établit l'acte officiel de la séance en reproduisant fidèlement ce qu'il veut ;-) !
Personnellement, je n'ai pas vraiment capté l'humour que certains semblent avoir trouvé dans ce livre (référence à une discussion pré-séance où les points de vue divergèrent à ce sujet), pour moi c'était plutôt une écriture dramatique. Non, vraiment ce récit – ou tout au moins son début – ne me laissera qu'une impression très lointaine. Je ne me souviens déjà plus du nom du personnage principal (et la foule de scander en chœur : "Pedro, Pedro !", "quoique… des noms il en porte plusieurs", fait finement remarquer quelqu'un…) Bref, cela se lit facilement, il y a effectivement une succession d'événements, des rebondissements et, de fait, ce n'est pas déplaisant. Mais je n'ai tout de même pas vraiment perçu d'intérêt à cette lecture…
Anne
J'ai beaucoup aimé ce livre qui m'a fait de bout en bout flotter dans une rêverie douce en quête d'identité au fil d'un roman assez court, mais assez substantiel aussi pour me porter et m'emporter.
J'ai été happée par la thématique centrale du livre : qu'est-ce qu'une identité ? C'est une représentation de soi-même, à la fois une mémoire et des sensations… Or le personnage en quête d'identité n'est plus rien. C'est cela qui lui permet d'interroger tout le monde sans que cela paraisse bizarre. Et les gens parlent et lui parlent alors que lui-même ne dit rien, alors que lui-même ne raconte jamais son histoire et ce sont les autres qui peu à peu racontent, construisent pour lui sa propre histoire. J'ai été transportée par cette façon dont les éléments lui reviennent. Au début, il invente une histoire, et puis une autre, et encore une autre, et puis l'irréel prend corps. Il prend même corps matériellement avec les objets qu'on lui donne et qu'il amasse petit à petit. Les personnages qui l'entourent sont très amusants, on voit leur vie intérieure, leurs fantasmes, leurs obsessions... Lui, ne manifeste pas beaucoup d'émotion à leur égard, il est plutôt en retrait, tout intérieur. Et puis soudain un souvenir renaît. Mais il le lâche assez facilement pour un autre car il est dans l'enquête, il suit son fil rouge même s'il navigue de fantôme en fantôme. Il doit découvrir la vérité, au risque même de l'inventer.
L'écriture m'a captivée et réjouie. L'histoire s'ouvre vers l'infini d'une identité toujours à renouveler marquée par le leitmotiv "est-ce que tu me reconnais ?" et ce "qui suis-je ?" me fait penser à Marguerite Duras qui disait un jour à une journaliste qui lui demandait qui elle était, "est-ce que vous savez qui vous êtes vous ?". C'est en effet une question que ce livre pose à la manière d'un conte. C'est un livre universel. Le récit est construit comme une enquête policière et j'ai trouvé très judicieux de placer au centre un bureau de détective avec des bottins et que, subtilité supplémentaire, que ce bureau ferme ! C'est dorénavant une enquête subjective qui a lieu. Un homme part à la recherche de lui-même et laissant parler les autres il se nourrira de leur mémoire, comme le petit enfant se nourrit de celle de ses parents dont il reçoit un nom. Le texte est construit image par image, plan par plan, et évolue dans des espaces successifs où semble se dérober sans cesse la vérité. Se trouve-t-elle rue des boutiques obscures ? Le narrateur ne nous y mène jamais bien sûr. Et les souvenirs se construisent par petites touches à la manière des impressionnistes. L'identité est ici un tableau sans cesse en construction.
Comme dans toute enquête il y a un suspect : la guerre et les monstres qui l'ont créée et dans cette danse des bottins pour retrouver le passé s'est insinuée une mémoire froide qui a oublié l'horreur. Au centre de l'histoire se trouve une femme qui a été une petite fille et qui n'est plus, comme tant d'autres. Tout est éphémère, nous rêvons notre vie. Le passé et le présent s'entrecroisent. Où est le vrai du faux ? Ce livre développe un thème qui pourrait être angoissant, mais c'est un conte constitué d'humanité et je l'ai parcouru avec sérénité. C'est aussi avec humour que Modiano fait de ce livre une réflexion poétique et philosophique. Le tout est émouvant et comme le dit sa dernière ligne, la vie est une histoire de chagrin d'enfant.
Valérie
Je partage tout ce qui vient d'être dit, notamment ce qui concerne la quête d'identité, la recherche du passé… Modiano a écrit un livre autobiographique intitulé Le Pedigree dans lequel il fait référence à ses obsessions, à sa propre quête d'identité entre une mère particulièrement fantasque et un père à l'existence très trouble. Ce sont des thèmes qu'il développe à travers tous ses livres.
Ce que j'aime particulièrement chez Modiano, c'est sa musicalité, cette petite musique qui est la sienne. Dans le livre, je ne suis pas certaine qu'à la fin le personnage soit vraiment lui-même, mais pour moi ce n'est pas l'essentiel, car ce que j'aime c'est le côté mystérieux, l'emboîtement des poupées gigognes, le mélange des univers qui revient dans tous ses livres : italien, russe, juif… La rue des Boutiques obscures existe réellement à Rome. Modiano a une veine et il use de cette veine dans tous ses livres, mais je ne ressens aucune lassitude d'un livre à l'autre, au contraire, car je me laisse bercer par cette musique, par ce côté psychanalytique, par ce moment qui semble lui appartenir à lui seul. Mais je comprends tout à fait qu'on puisse ne pas aimer. A mon avis, c'est quitte ou double, ou bien on aime complètement ou bien reste complètement étranger. Mais pour moi, c'est un écrivain essentiel, incontournable.
Nathalie B
J'ai aimé ce livre à l'âge où je suis (sous-entendu, je ne l'aurais peut-être pas aimé plus jeune) car il pose une question essentielle : qu'est-ce qu'un être humain ? Que laisse-t-on comme trace ? Que laisse-t-on comme trace, y compris dans la mémoire des autres ? Si on prend le personnage du roman : quel souvenir les autres personnages qu'il interroge ont-ils de lui-même ? Presque rien ! Ils n'ont de lui que des souvenirs ténus : il était grand… il était avec untel… C'est tout. Je suis d'accord pour dire qu'il y a une petite musique fascinante et d'autant plus fascinante qu'elle s'exprime dans un langage très simple. C'est aussi une réflexion sur la mémoire : qu'est-ce que la mémoire ? A un moment, le personnage croit qu'il est Pedro, ce qui lui procure un intense bien-être, on ressent un frémissement, une émotion… En même temps, c'est une note d'ombre : il est absent, même quand il est là et lorsqu'il agit, c'est comme s'il ne se passait rien. L'incipit est extraordinaire : "Je ne suis rien…" Et la fin demeure ouverte, énigmatique : que va-t-il faire maintenant ? Va-t-il endosser ses nouveaux habits ou continuer à chercher ?

Valérie
Il y a des moments très angoissants, par exemple lorsqu'il est chez cette femme dans l'appartement de laquelle il a vécu et qu'il cherche à forcer ses souvenirs, il y a une attente très intense…

Nathalie
Il y a des fausses pistes, y compris dans les noms des personnages. En toile de fond, c'est le thème de la disparition qui domine. Modiano a fait des recherches avec Klarsfeld pour retrouver certaines personnes. Cela se sent, c'est un personnage hanté par toutes ces existences dont il ne reste rien.
Ana-Cristina
J'ai beaucoup aimé, même si ce n'est pas facile d'en parler tant il y d'impressions qui foisonnent à la lecture. Les premières pages sont un bijou, j'ai adoré le style délicat, la fluidité, la parfaite cohérence entre la forme littéraire et le fond. Cela m'a donné l'impression de glisser : la voiture glisse dans le brouillard, la péniche glisse dans la nuit et ma lecture glissait aussi, ce qui, pour moi, est très rare… Les phrases s'équilibrent, le récit est harmonieux et distille un apaisement permanent. "Rue des boutiques obscures", vraiment ? Pourtant il y a partout de la lumière dans ce livre, jusqu'au nom du premier personnage que croit être le narrateur : Luz (Howard de Luz). Il y a partout de la lumière (dès la p. 11 : la lampe d'opaline) et parfois jusqu'à l'éblouissement. Et, à chaque fois, cela signifie quelque chose, c'est l'anticipation sur ce que va trouver le narrateur : à chaque fois qu'il progresse, il entre en pleine lumière et le lecteur sait qu'il va se passer quelque chose : cela crée une attente, un émoi. Mais en même temps, qui dit lumière dit ombre et la poursuite reprend, il y a alors de nouveaux masques qui se dressent, de nouveaux reliefs qui veulent être dévoilés, de nouveaux revenants qui demandent à surgir : le rêve est permanent. Et parce qu'il y a toujours quelque chose à chercher, la mélancolie est récurrente, portée par la fluidité du style… (Ana-Cristina lit un dialogue p. 48)

Nathalie
Oui, on sent que l'auteur a une très grande empathie à l'égard de ses personnages, il est porté par le thème de l'exil…
Françoise H
J'ai beaucoup aimé aussi car pour moi, cela colle vraiment à ce que je crois être la trajectoire de l'homme : une vie composée de bonheurs et de malheurs, grands ou petits, à l'issue de laquelle il ne reste rien, rien d'autre que ce que les autres en garderont dans leur souvenir ténu. Lumière ? Oui, mais j'y vois plutôt des éclairages successifs de moments assez courts, mais très denses. On sent une atmosphère de flottement permanent dans le livre. Les noms ne renvoient à aucune identité précise, les trajectoires de vie sont instables et pourtant semblables, mis à part, peut-être le clivage de classe. Or quelle que soit la trace que nous croyons laisser (et certains y pensent toute leur vie), il n'en restera rien. Et pourtant, ce sont ces détails, cette infinité de détails qui nous constitue. Et finalement, ce qui ressort de ce livre, c'est la richesse intrinsèque de la vie, la qualité de tous ces moments qui nous façonnent, qui nous constituent. Au-delà de ces moments, il n'y a plus rien et il n'y aura définitivement plus rien une fois que les autres auront oublié ce que nous avons partagé avec eux. J'ai beaucoup aimé, vraiment, y compris par identification forte avec le personnage principal.

Ana-Cristina
Il y a un travail sur l'écriture : il puise dans son passé, mais en même temps, il y a une pensée réflexive sur ce qu'est le fait d'écrire. Modiano a dû s'immerger dans cela. Écrire pour se souvenir, écrire pour être…

Françoise
Oui, les scènes sont très vécues et pourtant, ce ne sont que des éclats de vie, des réminiscences. On croit qu'il va y avoir un dénouement, mais en fait, on n'apprend jamais rien : l'objet de la quête s'éloigne toujours…

Ana-Cristina
Peut-être parce que nous ne sommes que les personnages de notre propre vie…

Nathalie
Le narrateur est quand même assez passif parce que pendant les dix dernières années, on a l'impression qu'il n'a pas bougé, qu'il a regardé la vie passer. Et d'ailleurs, il est tout autant intéressé par la vie des autres que par la sienne.
Julius
Oui on a l'impression qu'il découvre en permanence, comme si le réel se créait sans cesse sous ses yeux… (suit une discussion sur le passé du personnage et son avenir qui se clôt par la citation de la phrase de Hutte : "Vous aviez raison de dire que l'important, ce n'est pas l'avenir, c'est le passé").
Je partage une grande partie de ce qui a été dit, en particulier sur la petite musique, sur la mélancolie qui m'a profondément touché. J'ai vraiment eu l'impression physique d'être emporté par cette mélancolie qui nous mène par le cœur, qui touche l'âme du début à la fin du livre. Ce qui m'a frappé et ému, en plus de tout cela, c'est la fragilité du personnage. Nous sommes tous inscrits dans une trajectoire, nous avons un passé qui étaye notre présent et sur lequel nous entendons construire notre avenir, proche ou lointain, composé de petits espoirs et de grandes aspirations, demain j'irai voir telle exposition, l'année prochaine, je visiterai tel pays… Et puis tout peut basculer, rien n'est tangible, rien n'est définitif, il y a les accidents de la vie et finalement, nous avons beau chercher à nous diriger, nous sommes emportés par un courant que nous ne maîtrisons que très très peu. Cette impression de flotter est très présente dans le livre. Et, puisque nous ne maîtrisons rien, nous devons faire le deuil de beaucoup beaucoup de possibles car, pour autant, il ne nous est pas donné de ne pas penser. D'où ce décalage permanent qui fait que, comme le disait Nathalie tout à l'heure, le personnage est absent même quand il est là. En fait il est présent à toutes ses absences, à tous ses possibles qui ne se réalisent pas tandis que celui qui se réalise n'est qu'un parmi tant et tant d'autres qu'il ne permet pas l'oubli. L'écriture de Modiano, c'est une atmosphère. Peu importe le contenu du récit : tout n'est qu'illusion. Suis-je mon passé ? Suis-je mon présent ? Suis-je mon futur ? Il y a chez l'homme une apesanteur permanente qui l'empêche de répondre à cette question. Je pense qu'une expérience intéressante serait de tapisser entièrement une pièce de fragments de livres de Modiano : sans possibilité de suivre le fil d'un quelconque récit, nous nous trouverions néanmoins dans un monde parfaitement proche du réel, un monde en totale apesanteur. J'ai trouvé cela vertigineux et la fluidité de l'écriture participe bien sûr de cette alchimie.

 

 

Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme au rejet :
à la folie
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