Les articles du journal du confinement de Marie Darrieussecq publiés dans Le Point

à partir du 16 mars 2020



VIDÉO. JOURNAL D'UNE CONFINÉE. Depuis le Pays basque, l'écrivaine partage son quotidien, entre ados capricieux et séniors en danger. « À quoi bon la science-fiction ? »


Dimanche. Nous quittons Paris en voiture à 23 heures. Mon mari télétravaillera, mes parents sont au Pays basque, j'ai là-bas ma maison d'enfance : nous désertons avant les annonces officielles. Sur l'autoroute, premières tensions, nous avons oublié la clef de la maison. Tensions aussi quant au « choix » que nous avons fait de ma famille contre la sienne, mais il a deux sœurs et je suis seule avec trois séniors (mon père, ma mère, un grand-oncle). Une petite voix dit, à l'arrière de la voiture : « J'ai oublié mon livre de maths. » Demi-tour, donc. Les affiches d'une expo sur l'Exode nous poursuivent…

Lundi. Courte sieste au bout des huit heures de route. Supermarché. J'appelle ma mère pour lui faire ses courses mais elle entend se débrouiller seule sur Internet. Gants et masques. Les autres clients nous regardent avec stupeur. Mon mari est chercheur, son quotidien c'est l'invisible, les très petits corps, il y croit. Je me sens bien accompagnée. Mark Ruffalo dans Blindness, c'est lui. Un excellent film de pandémie, adapté d'un roman de Saramago. À quoi bon la science-fiction ? Eh bien, pour être prévenus. Le discours de Macron refroidit mes ados, qui comprennent mieux notre départ.

Mardi. Internet résiste à ma mère. Je peine pour lui remplir clic par clic un panier récalcitrant, je reste en « queue-it », de nouveaux mots idiots apparaissent, le site patine mais j'y parviens. Un numéro local s'affiche soudain sur mon téléphone : c'est le gérant, il me dit ne pas pouvoir grouper ses équipes pour remplir les cartons. Douceur paradoxale de constater qu'il y a des humains derrière les robots. Ma mère réinvente l'e-commerce en appelant l'épicerie de son village. D'un bout à l'autre du salon froid (elle n'a plus beaucoup de bois), la gestuelle de nos corps, leur distance, est modifiée. De son côté, mon père prétend sortir en douce de sa résidence sénior : « Ma température n'appartient qu'à moi ! » J'ai tout le mal du monde à convaincre ce vieil anar, malade des poumons, de rester dans son studio.

14 heures, grâce à leurs profs, mes deux grands, en lycées publics, sont penchés sur leurs exercices… Comment font les élèves qui n'ont pas d'ordinateur ? J'appelle une amie enceinte, c'est le cauchemar, l'arrivée d'un bébé en pleine crise sanitaire… Elle va l'allaiter pour ne pas dépendre des stocks. Un ami adepte des rencontres rapides se lamente, lui, que Grindr soit à l'arrêt. Au CNC où je préside l'avance sur recettes, nouvelles catastrophiques de films dont le tournage implose en vol. Tous nos copains du spectacle vivant sont aux abois. Et mes librairies chéries… L'idée qu'Amazon puisse s'engraisser encore de la crise me débecte. Je relis Hervé Guibert.

Mercredi. Conseil de famille. Nos ados acceptent de se lever au plus tard à dix heures. Dans cette maison normalement de vacances, la consigne s'avère rude. Mais chacun retrouve du temps. Plus de trajets à l'école, d'accompagnement au sport, etc. J'aimerais qu'ils goûtent ce qui m'occupait tant, ici, enfant : l'ennui. Donc la rêverie. Empêchée par les écrans, dont la compagnie est pourtant si précieuse. Dans l'immédiat, la petite joue de la guitare au sous-sol. J'ai un contrat avec elle : elle fera ce qu'elle voudra, mais lira trente pages par jour. Deux biches broutent dans notre jardin en friche. Dans le ciel sans avion un milan fait des cercles… Les animaux sauvages profitent de l'absence des hommes.

Midi. Mon mari passe son temps en e-réunion. Je me demande si les femmes, comme toujours dans les crises, ne vont pas faire tourner l'essentiel, la maison, la vie…

14 heures. Nous planquons au garage notre voiture immatriculée à Paris et prenons la vieille que nous gardons ici. Je sens qu'il n'est pas bon de rouler avec un 75 aux fesses… Nous partons voir la mer. Elle bat, lourde, forte, indifférente. La plage est déserte. J'ai une vision de planète sans humains. L'hypothèse Gaia, un rééquilibrage de la planète par elle-même, la Terre comme entité globale qui compense l'action des humains (leurs antibiotiques aux poulets, leur surchauffe polluante, leur déforestation, leurs étals d'animaux morts…) par une sorte de surpuissance donnée à l'infiniment petit, le virus qui nous supprimerait, enfin je romance déjà, mon mari (ou des chercheurs comme Bruno Latour) vous l'expliquerait de façon plus carrée. Quatre flics masqués contemplent les vagues avec mélancolie. Nous avons coché la case « déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l'activité physique individuelle des personnes ».

17 heures. L'Ehpad du grand-oncle appelle : il va très mal, de vieillesse. Négociation pour lui éviter à tout prix les urgences. Mais s'il meurt ? Seul ? Et les enterrements ? Pourra-t-on accompagner ses morts ? J'essaie d'écrire. Angoissée, déconcentrée. Je me dépense avec cet article un peu comme on fait un footing. Je ferais bien travailler la petite mais le site scolaire est saturé. On chante Yesterday, ça servira de cours d'anglais. Atelier cuisine pour mes ados. Autonomie et frugalité. À la radio, on entend les enfants des journalistes en fond sonore. Un surfeur a été verbalisé. Nous n'aurons plus accès à la plage, trop long trajet, injustifiable. Les riches sont favorisés jusque dans le confinement, mètres carrés, accès à la mer… Je pense à des copains à six dans un trois-pièces. Mon mari bâtit un bureau à notre fils avec des planches de récup. Impression d'un film, oui, mais nous nous habituons avec rapidité. Humains sur-adaptables face à un autre être complexe, le virus, qui a absolument besoin de nous pour exister, et qui ne cherche qu'à circuler de nous à nous.

 

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