Les mots

Les mots me manquent. C'est le thème général de ces conférences. Et celle d'aujourd'hui a pour titre "Le métier". Il est probable que l'on attend du conférencier une réflexion sur le métier des mots – le métier de l'écrivain, son savoir-faire. Mais il y a là quelque chose d'incongru, d'inadéquat, autour de ce terme appliqué aux mots. Le dictionnaire anglais, vers lequel nous nous tournons chaque fois qu'un problème se pose, nous conforte dans nos doutes. Il est écrit que métier a deux sens ; d'abord, fabriquer des objets utiles, faits d'une matière solide – par exemple une cruche, une chaise, une table. Mais c'est également savoir-faire, qui peut signifier cajoleries, belles paroles. Donc nous n'en savons pas beaucoup plus sur les mots, cela, nous le savons - les mots ne fabriquent jamais rien d'utile ; mais ce sont les seules choses qui disent la vérité et rien que la vérité. En conséquence, parler de savoir-faire à propos des mots équivaut à essayer de réunir deux idées qui n'ont rien à faire ensemble, et qui, si elles s'accouplent, ne pourront que donner naissance à une sorte de monstre tout juste bon à être exposé dans la vitrine d'un musée. Ainsi, le titre de cette conférence doit être modifié sans tarder, et être remplacé par, disons, Une déambulation autour des mots. Car, lorsque vous coupez la tête d'une conférence, elle se conduit comme une poule que l'on a décapitée. Elle tourne en rond jusqu'à ce qu'elle s'écroule, morte - à ce que racontent les gens qui ont tué une poule. Voilà ce que va être le déroulement – si elle ne tourne pas en rond – de cette conférence sans tête.

Virginia Woolf
Extrait de "Les mots"
Les livres tiennent tout seuls sur les pieds
Les Belles lettres, 2017

Le texte, prononcé à la BBC en 1937
fut publié en 1942 dans The Death of the Moth and Other Essays
[La mort de la phalène et autres essais].

 

 


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