« La Marche de Radetzky »: Joseph Roth et la nostalgie de l’empire,
par Jean-Louis de Rambures, Le Monde, 5 novembre 1982
   
  « La Marche de Radetzky » (Radetzkymarsch), de Joseph Roth, traduit de l’allemand par Blanche Gidon et revu par Alain Huriot, Seuil, 352 p., 69 F.
   
 
Des exilés malades de l’Allemagne

La fin de l’empire des Habsbourg est à la littérature autrichienne ce qu’est la défaite pour les écrivains sudistes des États-Unis : un leitmotiv obsessionnel et un thème romanesque aux implications inépuisables qui a inspiré des écrivains aussi différents que Musil, Heimito Von Doderer et Joseph Roth.
Réédité aujourd’hui en France, le chef-d’œuvre de ce dernier, La Marche de Radetzky, emprunte son titre à la fameuse marche de Johann Strauss, symbole du lien mystique unissant, en dépit de toutes les contradictions, les différentes pièces du puzzle austro-hongrois. À travers la saga de l’ascension et de la décadence d’une famille : les Trotta, récemment anoblis, après que l’ancêtre, descendant lui-même de simples paysans Slovènes, eut sauvé la vie du jeune François-Joseph sur le champ de bataille de Solferino, ce roman trace le tableau plein de tendresse nostalgique, mais impitoyable dans sa lucidité, de l’empire « K und K » à l’heure du crépuscule.

Cachée sous l’apparente désinvolture, c’est également une confession désespérée : celle du juif galicien Joseph Roth, qui, à l’inverse de Franz Kafka, écrasé par la présence d’un père trop encombrant, passera sa vie à essayer de combler l’absence du sien.

Lorsqu’il naît en 1894, à Brody, un « schtettel », aujourd’hui russe, dont la population juive est si nombreuse que François-Joseph y aurait déclaré, au cours d’une visite, comprendre enfin la signification de son titre de roi de Jérusalem, le père de Joseph Roth a disparu depuis plusieurs mois, enfermé à la suite d’une crise de démence. De même qu’il n’hésitera pas, plus tard, à modifier en Szwaby, voire en Schwabendorf, « colonie allemande » (sic), le nom de sa ville natale, Roth s’inventera jusqu’à treize états civils différents, se prétendant avec la même désinvolture fils naturel d’un comte polonais ou d’un haut fonctionnaire autrichien.

Pour les juifs galiciens, minorité menacée de toutes parts par d’autres minorités, l’empire austro-hongrois, avec son subtil système visant à maintenir à tout prix l’équilibre entre des nationalités prêtes à s’entre-dévorer, fait figure de rempart, et l’empereur, de père lointain mais protecteur. Lorsque s’écroulera, en 1918, « cette unique patrie possible… pour les apatrides » (1), Joseph se retrouvera orphelin pour la deuxième fois.

Un complot pour restaurer les Habsbourg

Si le déracinement constitue le leitmotiv de son œuvre, sa réaction face à ce drame se traduira dans la vie par une attitude contradictoire. C’est d’abord un révolté, un journaliste engagé qui signe volontiers ses articles, en jouant sur son nom, « Joseph le Rouge » (rouge se dit « rot » en allemand). À mesure que monte le péril nazi, sa vision de l’univers tendra, à se réduire à une opposition manichéenne entre l’Allemagne, assimilée à la Prusse protestante, symbole de tous les maux, et l’Autriche catholique, identifiée à l’avènement d’un monde où les nationalismes seraient abolis. Devenu le partisan remuant de la restauration des Habsbourg, il n’hésitera pas à s’associer à un complot visant à expédier à Vienne l’archiduc Otto dans un cercueil pour l’y faire proclamer empereur.

Les hypothèses les plus diverses : l’alcool, la maladie de sa femme, enfermée comme schizophrène à partir de 1929, en attendant d’être liquidée, en 1940, par les nazis, ont été invoquées afin d’essayer d’expliquer l’étrange conversion de Joseph Roth. Comparant sa passion pour l’empire austro-hongrois à la quête désespérée du « château » qui caractérise l’arpenteur dans le roman de Kafka, le critique ouest-allemand Marcel Reich-Ranicki y voit, quant à lui, deux versions différentes de la même nostalgie, à savoir celle du juif pour une patrie.

La Marche de Radetzky, transposition sur le plan littéraire de l’« aberration » politique de Joseph Roth, démontre que celle-ci, loin de nuire à son talent, l’a porté au contraire à un épanouissement jamais atteint jusqu’alors. C’est l’évocation éblouissante, au fil des pages, de tout un monde disparu corps et biens : chefs-lieux provinciaux qui ne s’éveillent que le dimanche aux accents martiaux de la Marche de Radetzsky, univers étrange des confins orientaux de la double monarchie, avec ses marchands juifs, ses trafiquants, ses espions et le coassement ininterrompu des grenouilles sur les marais. C’est une galerie de portraits inoubliables qui défile : l’austère préfet de l’empire, François Von Trotta, fils du « héros de Solferino », arborant ses longs favoris comme une pièce d’uniforme destinée à témoigner de son allégeance Indéfectible à la couronne.

Dans la lignée d’un Stendhal ou d’un Flaubert

Le richissime comte polonais Chojnicki, viveur mélancolique, s’efforçant d’oublier dans les recherches alchimiques et les beuveries l’approche inexorable de la fin des Habsbourg. L’empereur François-Joseph lui-même, pétrifié dans « sa sénilité glacée, éternelle et effrayante, comme une cuirasse de cristal ».
Mais La Marche de Radetzki est tout autre chose qu’une version autrichienne d’Autant en emporte le vent. Par la nervosité incisive de l’écriture, ce conte, écrit par un juif galicien à la gloire de l’Autriche-Hongrie, s’apparente aux romans français d’un Stendhal ou d’un Flaubert. À travers l’histoire des Trotta, Joseph Roth ne s’est pas contenté de régler son problème personnel en se donnant une généalogie et un père en la personne de François-Joseph. La réussite de son roman tient en premier lieu au fait que le drame de la fin des Habsbourg y accède aux dimensions d’un mythe métaphysique : celui de la condition humaine dans un monde où Dieu est absent.
En dépit de la protection de l’empereur, intervenant mystérieusement chaque fois qu’une crise menace la postérité du « héros de Solferino », une malédiction comparable à la perte de l’Éden pèse sur les Trotta. En accédant à la noblesse, ils ont perdu l’innocence de leurs ancêtres paysans, enracinés dans la terre Slovène. Le préfet, deuxième de la lignée, réussira à force de volonté à maintenir le patrimoine familial. Son fils, le sous-lieutenant Charles-Joseph, est un rêveur, un romantique, un écorché vif, qui ressemble à Joseph Roth comme un frère. Poursuivi par la hantise de la mort qui emporte tour à tour ses amis, il fuira jusqu’à la frontière orientale de l’empire avant de disparaître, sur le front russe, d’une mort dérisoire.

Un an après la parution de La Marche de Radetzky, Joseph Roth fuit, lui aussi, devant la marée nazie pour s’installer à Paris dans un hôtel de la rue de Tournon, aujourd’hui disparu. C’est un homme brisé, qui n’a plus comme patrie que l’écriture, et dont le seul recours est l’alcool. « Dès que je pose ma plume, écrit-il, je suis perdu. L’alcool n’est pas la cause, mais une conséquence. »
Après sa mort, en 1939, d’une crise de delirium tremens, dans une salle commune de l’hôpital Necker, son corps sera inhumé à Thiais, dans la banlieue parisienne. Pour des raisons d’économie, on avait dû renoncer au cimetière de Montmartre, d’abord envisagé. Joseph Roth y eût reposé auprès d’un autre exilé, malade de l’Allemagne : Heinrich Heine.

(1) C’est ainsi que Roth qualifie l’Autriche dans une nouvelle parue en 1935 et intitulée le Buste de l’empereur.

  Voir aussi sur La crypte des Capucins : "L'agonie de l'Autriche dépeinte par Joseph Roth", Jean-Louis de Rambures, Le Monde, 9 décembre 1983

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