L'agonie de l'Autriche dépeinte par Joseph Roth,
Jean-Louis de Rambures, Le Monde, 9 décembre 1983


UN an après, la Marche de Radetzky, ce chef-d'œuvre injustement oublié de Joseph Roth, voici rééditée à son tour en France la Crypte des capucins, un roman du même auteur, passé lui aussi inaperçu lors de sa première parution - faut-il s'en étonner ? C'était en 1940.

Deux volets d'un même cycle romanesque. Deux ouvrages cependant presque radicalement différents. Lorsqu'il publie la Marche de Radetzky, en 1932, Joseph Roth est un écrivain célèbre, l'un des journalistes les mieux payés de la presse de langue allemande. Le roman se présente comme une fresque haute en couleur. Par-delà l'histoire de la grandeur et de la décadence des barons Trotta, anoblis après que leur ancêtre eut sauvé la vie de François-Joseph sur le champ de bataille de Solférino, il s'agit du tableau de l'empire austro-hongrois, encore flamboyant des derniers feux du crépuscule. Lorsqu'il publie, en 1938, la Crypte des capucins, Roth est devenu un exilé, un apatride, un homme qui n'a plus que quelques mois à vivre. Il s'agit, cette fois, du récit, conçu sous la forme d'une confession désespérée, de l'agonie lamentable d'une Autriche réduite, en 1918, à l'état de croupion avant d'être purement et simplement rayée de la carte par Hitler.

Baptisé du nom de François-Ferdinand en l'honneur de l'archiduc dont le rêve d'un royaume slave sous la domination des Habsbourg allait s'achever sous les balles de Sarajevo, le narrateur de la Crypte des capucins est un cousin roturier du dernier baron Trotta, mort en 1914 sur le front galicien. Jeune bourgeois insouciant, il fait partie de cette jeunesse dorée viennoise qui mène joyeuse vie en s'efforçant d'oublier la fin inexorable. Bref, l'antithèse des austères barons Trotta, servant avec abnégation la monarchie dans les provinces reculées de l'empire.

Une sonate nostalgique

Et pourtant, alors que le déracinement constituait le leitmotiv de la Marche de Radetzky, François-Ferdinand a sur ses cousins anoblis un avantage : celui d'avoir gardé des liens avec le village mythique de Sipolje, berceau du héros de Solférino. La Crypte des capucins, c'est d'abord l'histoire de la prise de conscience tardive, par François-Ferdinand, de " l'amour tragique, parce que sans réciprocité " voué à l'Autriche par les terres lointaines de la couronne. C'est, dans la seconde partie du roman, le récit des difficultés que connaît le narrateur retrouvant, au retour d'une captivité en Sibérie, un monde où il n'a plus ni position, ni rang, ni argent, ni passé, ni présent, ni avenir, et où chaque matin en se levant, chaque soir en se couchant, il maudit la mort qui l'a invité en vain à son énorme fête.

Ce ne sont pas les personnages colorés qui manquent dans la Crypte des capucins, qu'il s'agisse des figures du passé révolu, évoquées avec une tendresse nostalgique, comme celle du comte polonais Chojnicki, du notaire familial Kiniower "frivole en tant qu'Autrichien, mélancolique en tant que juif", de la mère du narrateur, parcourant sans relâche, appuyée sur sa canne noire, l'appartement transformé en pension de famille, ou qu'il s'agisse, au contraire, des représentants du nouvel ordre haï, comme le Prussien Kurt von Stettenheim, "mixture de champion international de tennis, de gentilhomme campagnard dont le terroir reste à fixer, avec un soupçon d'océanique ou de courtier maritime".

Parmi les morceaux de bravoure, il faut citer la scène où, à la veille de partir pour le front, le narrateur passe sa nuit de noces au chevet du serviteur familial agonisant. Celle également de sa fuite, lorsque François-Ferdinand est chassé de son café favori après qu'un curieux bonhomme, pris d'abord pour le préposé aux lavabos, a proclamé la prise de pouvoir du "nouveau gouvernement populaire allemand". Le narrateur dans la nuit viennoise, avant d'échouer ("Où aller, à présent ? s'écrie-t-il, où aller, moi, un Trotta ?") devant les sarcophages impériaux de la crypte des Capucins.

Si la Crypte des capucins ne présente ni l'extraordinaire unité de composition ni le brio qui caractérisaient la Marche de Radetzky, c'est sans doute, comme le fait remarquer fort justement dans la préface la traductrice Blanche Gidon, parce que le premier roman décrivait "un ordre qui se défait" tandis qu'il s'agit, cette fois, d'un "ordre déjà défait". Entre les deux livres, il y a tout ce qui sépare une symphonie endiablée d'une sonate nostalgique dédiée à un monde disparu corps et biens.

Aussi la lecture du premier roman, qui vient fort opportunément d'être réédité dans une collection de poche, est-elle un préalable indispensable pour apprécier à sa juste valeur la musique en demi-teintes du second.

  Voir aussi "La Marche de Radetzky : Joseph Roth et la nostalgie de l’empire", par Jean-Louis de Rambures, Le Monde, 5 novembre 1982

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