Première parution en 1983
La quatrième de couverture
:

Ce livre est écrit sous la forme d'un dialogue entre Nathalie Sarraute et son double qui, par ses mises en garde, ses scrupules, ses interrogations, son insistance, l'aide à faire surgir « quelques moments, quelques mouvements encore intacts, assez forts pour se dégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseurs [...] ouatées qui se défont et disparaissent avec l'enfance ». Enfance passée entre Paris, Ivanovo, en Russie, la Suisse, Saint-Pétersbourg et de nouveau Paris.
Un livre où l'on peut voir se dessiner déjà le futur grand écrivain qui donnera plus tard une œuvre dont la sonorité est unique à notre époque.

Nathalie Sarraute
Enfance (1983)

Le nouveau groupe parisien a lu ce livre en février 2019.

Nous avions lu Enfance en février 1997. Et les gourmands avaient lu également Vous les entendez ?
Nous avions lu auparavant Les Fruits d’or en 1991 (et vu son adaptation au théâtre) et lirons par la suite Entre la vie et la mort en 2014.

Anne
J'ai avancé dans ce roman comme dans un jardin. Une biographie ? Une fiction ? Peu importe, tout m'y a semblé juste, approprié et naturel. Un jardin avec le ciel, les plantes, l'eau dans laquelle se reflètent les ombres et les lumières, soi-même, l'intime, et les personnages que Nathalie Sarraute crée au fur et à mesure où elle avance dans la construction des souvenirs. Ce que l'enfant se dit à lui-même face au monde des adultes qui est parfois insensé. Personne ne l'a préparé aux séparations et il doit se raconter des histoires pour ne pas être violent ou inexistant. L'auteure avance par petites touches puis plus brusquement. Sa voix intérieure l'aide à évoluer, à chercher l'inspiration pour découvrir des strates de plus en plus profondes nichées dans ce passé présent. Ce qui pourrait sembler désuet est d'une finesse merveilleuse et j'ai été charmée par l'enfance de Nathalie Sarraute qui est aussi la mienne et celle des autres. La joie, l'étonnement, la créativité… Mais oui ! Ils viennent de là. Ils sont là de façon permanente, là quand je pourrais être triste ou désolée, là quand je voudrais ne plus rien savoir de cette étrange période. Ce livre nous parle aussi de l'enfance de l'inconscient, avec ses désirs complexes et parfois destructeurs (aussitôt réprimés par l'entourage). Ainsi découvre-t-elle que sa mère, si belle et idéalisée, a pour tout vêtement une peau de singe. L'horreur absolue, la terreur, car la mère qui protégeait est devenue hideuse, haïssable. Voilà ce que l'esprit de l'enfant peut inventer lorsqu'il est déçu ou se sent abandonné. Et il s'en sentira longtemps coupable… Mais un enfant peut tout inventer et il peut le dire avec les mots-jeu dans toutes les tonalités émotionnelles que l'on cherche plus tard à éviter car ils sont "trop", comme disent les ados. Nathalie Sarraute dit avec une intelligence exceptionnelle comment elle a sublimé ses pulsions grâce aux mots, aux phrases, au langage. Comment ils ont émergé, comment elle les a créés en même temps que découverts. Il y a aussi l'enfance touchante, émouvante, sensuelle, ses liens privilégiés aux choses : "nous voici le flacon et moi seuls dans ma chambre. Je le tourne en tous sens pour mieux voir ses lignes arrondies … on va commencer par t'enlever ce qui t'enlaidi, d'abord ce vilain ruban noué autour de ton goulot". Elle s'approprie le flacon, petit à petit, elle l'aime puis elle l'abandonne et à plus de quatre-vingts ans elle règle ses comptes gentiment mais sûrement. Avec la sœur, avec la belle mère, avec la mère et… avec le père ? On n'a jamais fini de régler ses comptes, je le pense. Tant qu'il y a de la vie il y a des comptes, tout dépend de la façon dont on le fait. Elle nous dit que c'est avec l'étude qu'elle s'en est sortie. L'école l'a structurée et elle la respecte. Sa sagesse n'est pas une soumission de petite fille timorée, mais une relation réfléchie avec, au fond, un père admiré et salvateur dont elle peut prendre la force et le savoir. Elle se sert des règles de grammaire, certes exigées par "l'oncle", pour la séparer de ses tentations narcissiques, de ses peurs originelles, et l'obliger à structurer son rapport aux choses. Je rappelle ici la façon dont elle parle des personnages d'un roman qu'elle a tenté d'écrire dans l'enfance et j'en ai été impressionnée : "e m'efforce avec mes faibles mots hésitants de m'approcher d'eux… Ils sont rigides, lisses, glacés… leurs surfaces glissantes miroitent, ils sont comme ensorcelés. A moi aussi un sort a été jeté. Et voilà que ces paroles magiques surgissent, "avant de se mettre à écrire un roman il faut apprendre l'orthographe", rompent le charme et me délivrent". Ainsi sait-elle dire combien la loi l'a délivrée et séparée des séductions originelles.
Pour le style, j'ai songé à certaines manières de peindre, notamment celles de Cézanne qui travaille l'intérieur des choses pour créer les contours et non les contours pour définir l'objet. Tout part de l'intérieur aussi avec Nathalie Sarraute pour faire émerger les situations et les personnages, sa propre personne et ses sentiments. Elle se souvient comment l'enfant était aux prises du bien et du mal, comment elle les a différenciés, traités, élaborés. Comment elle a transformé sa vie. Ce livre est-il là le bilan de fin de vie de Nathalie Sarraute ? Fin de vie… elle a tout de même vécu encore seize années dont je ne doute pas qu'elles fussent riches.
Je souhaite aussi rappeler ce souvenir pour dire mon émotion, quand elle comprend que de la mort surgit la vie : "La tête couverte d'un long voile de mousseline blanche et ceint d'une couronne de pâquerette … je conduis la procession qui porte en terre une grosse graine noire et plate de pastèque. Elle repose dans une petite boité sur une couche de mousse… nous l'arrosons … nous irons nous pencher sur cette tombe jusqu'au jour où enfin nous aurons la chance de voir sortir de terre une tendre pousse vivace". A côté de cette tombe, précise-t-elle, vit un serpent dangereux. Voilà donc le bien et le mal qui se côtoient et forment le paysage du livre. La vie est un paradoxe, mais les mots pour dire l'enfance la rendent vivable. S'il en est ainsi, je veux bien vivre à livre grand ouvert.
Françoise
Bravo à Anne pour avoir donné tant de profondeur à ce récit, car pour moi c'était très ennuyeux, "chichiteux". On s'étale sur du détail. Le narrateur est artificiel : ce n'est pas un enfant, pas un adulte. On dirait des souvenirs vagues qu'elle fait mal apparaître. Cela ne soutient en rien la comparaison avec une autre autobiographie, La Bâtarde de Violette Leduc, qui est d'une poésie extraordinaire, qui pose des questions.
J'ai l'impression d'avoir déjà lu cela 100 000 fois. Livre fermé.
Ana-Cristina
J'aime le style de Nathalie Sarraute. Il est le résultat d'un travail où l'intelligence, la sensibilité et l'élégance jouent de conserve. Son écriture est pour moi une cause d'émerveillement. Dans Enfance, ses mots choisis avec soin, ses silences disposés avec attention et si éloquents, font que j'ai lu cette autobiographie atypique souvent comme un poème.
Quand elle tente de fixer avec des mots, de transformer "l'informe" (p. 9) en pensée, quand elle prend ce temps-là, moi j'ai le temps de saisir d'anciens sentiments et de voir ressurgir des images et des sensations de mon passé. Son écriture agit comme un révélateur. Par exemple : elle, enfant, est assise "au Luxembourg, sur un banc " entre son père et sa belle-mère. On vient de lui lire un passage, peut-être des Contes d'Andersen" (p. 66-67). L'auteure décrit ce qu'elle a ressenti à cet instant-là, cette "sensation d'une telle violence qu'encore maintenant" elle s'en souvient. A ce moment-là, elle ne m'exclut pas de son travail d'excavation de la mémoire, de la mise en lumière de cette ancienne sensation mémorable ou plus exactement j'ai la possibilité de voguer sur cet espace-temps qu'elle a éclairé sans trop m'aveugler. Elle a d'ailleurs installé des coussins pour mon confort : des points de suspension. J'adore les points de suspension de Nathalie Sarraute !
Écrivant, l'auteure libère ses souvenirs de leur carcan, les abandonne au vent. Ils deviennent très légers car faits dorénavant d'éléments volatiles, pas encore complètement identifiables, enfin pas toujours. Sa proposition littéraire pour approcher au plus près, de la façon la plus sensible, ses souvenirs, en les effleurant pour ne pas les abîmer, me paraît juste.
L'auteure, depuis sa plus tendre enfance, donne une importance considérable à l'épanouissement de son esprit, de son intelligence. Les pages sur l'école, sur ce que cette institution lui a apporté sont magnifiques. "Quelque chose s'élève encore, toujours aussi réel, une masse immense… l'impossibilité de me dégager de ce qui me tient si fort, je m'y suis encastrée, cela me redresse, me soutient, me durcit, me fait prendre forme… Cela me donne chaque jour la sensation de grimper jusqu'à un point culminant de moi-même, où l'air est pur, vivifiant… un sommet d'où si je parviens à l'atteindre, à m'y maintenir je verrai s'étendre devant moi le monde entier… rien ne pourra m'en échapper, il n'y aura rien que je ne parviendrai pas à connaître...(p. 173). Et plus grande, au lycée elle comprendra qu'on n'a jamais fini d'apprendre, que "ce monde bien clos, entièrement accessible" de l'école primaire "s'ouvrait de toutes parts, se défaisait, se perdait...(p. 174).
Je dirais aussi qu'en lisant Enfance, je sentais intensément l'instant présent, le mien. Il était mis en valeur. Comme si le processus d'aspiration de l'auteure de ses instants passés si fragiles et sa faculté d'ausculter les sensations ressenties dans son temps éloigné, passaient en moi – une transfusion en somme – et que cela me permettait d'observer plus intensément ce que je vivais alors.
J'ai lu que Jouvet et Vassiliev chargeaient le théâtre d'accompagner chaque spectateur au plus profond de lui-même pour le rendre plus conscient, plus vivant. J'ai la sensation que N. Sarraute demande à la littérature de faire la même chose pour le lecteur : l'accompagner au plus profond de lui-même pour le rendre plus conscient, plus vivant.
J'ouvre le livre en grand.
David
C'est du nouveau roman. C'est précieux, sableux. Ça peut être joli, mais il ne reste rien. Est-ce que ça donne envie de le lire ? De le dévorer ? C'est un style qui peut-être mieux fait pour le théâtre. C'est très touchant, mais quelle est la trame ? C'est très narcissique, mais très désincarné. Il ne peut y avoir une incarnation que si l'on se rattache à quelque chose d'analogue. Ça donne l'impression de regarder quelqu'un qui se regarde : "Regardez comme je me regarde bien".
Ça se lit très bien, c'est une très belle langue, mais qu'est-ce qu'il en reste ?
Si on devait faire un jugement littéraire, ça appartient à un genre qui a fait son temps. Ça n'est pas le pire du nouveau roman. Je suis un peu sévère car il y a quelque chose de touchant dans le rapport aux personnages. Les dialogues internes me font penser à Pour un oui, pour un non.
Je l'ouvre à moitié.
Audrey
J'ai été à la fois touchée et intéressée par les deux pendants de ce livre : le premier l'enfance en elle-même et quelques-uns des souvenirs et, d'autre part, le questionnement autour de la structure et de la forme du texte.
D'abord le récit lui-même me touche, par la relation entre la mère et la fille, l'admiration, le secret, le lien (l'anecdote de la bouillie qui doit être réduite jusqu'à devenir de la soupe...), le détachement petit à petit, "les mauvaise idées", qui l'aideront peut-être d'ailleurs à faire face à l'abandon, puis le lien au père – un amour plus retenu –, à sa belle-mère aussi, la description des émigrés russes et puis la découverte et l'amour de l'écriture, des mots : leur choix, la façon de les structurer, le plaisir de l'école, etc.
En même temps, je trouve très présente, dès les premières phrase, l'exigence formelle qui se dégage de ce texte. On sent en effet un refus ou un rejet d'une construction narrative trop linéaire, trop classique, trop traditionnelle. L'écriture est construite sous forme d'évocation, de touches, de bribes. C'est très épuré et puis le récit se construit donc sous forme d'échanges : un dialogue avec elle-même. Pour moi, cette seconde voix est celle de sa conscience, mais aussi de son exigence littéraire, une sorte de garde-fou qui la fait réfléchir et la conduit sur la voie d'une recherche de l'authenticité, de ce qui est vraisemblable. Sarraute part sur les traces de l'émotion originelle et centre son travail de mémoire sur le retour DANS l'enfant qu'elle était. Cette seconde voix lui permet de rester fidèle et de rechercher cette authenticité. En effet, elle ne cesse de questionner le vraisemblable et semble sans cesse guider le narrateur Sarraute : est-ce que tu es sûre que tu as vraiment vécu ça de cette manière-là ? Est-ce qu'à cette époque-là tu pouvais vraiment ressentir, voire analyser cet événement de la sorte ?
D'ailleurs, le travail de mémoire qui consiste à rentrer DANS son être enfant, à aller chercher les sentiments et les sensations du moment, représente une gageure en lui-même. C'est un travail de mémoire assez fascinant que d'essayer à 80 ans de retrouver l'émotion telle qu'elle a pu la vivre à 5 ou 10 ans (et pour moi cela évite toute prétention insupportable comme celle que l'on trouvait dans l'autobiographie de Nabokov par exemple !)
Cette seconde voix, c'est aussi la voix contre la fabulation, la mythification, la posture, le sentimentalisme. On lit p. 166 "attention tu vas te laisser aller à l'emphase". Elle borde, elle contrôle, elle retient, elle est vraiment la garante de cette tenue formelle qui n'est pas sans évoquer évidemment le nouveau roman, lequel remet en cause ou au moins questionne le sens du récit, la position du narrateur. Cette deuxième voix se fait donc aussi l'écho du nouveau roman en ce sens qu'elle semble afficher le désir de l'auteure de se "protéger", se préserver d'un récit linéaire ou traditionnel et d'une psychologie facile. Comme si au fond il s'agissait de ne pas renier complètement le nouveau roman, après en avoir été l'un des chantres.
Mais justement, pour celle qui l'a tant défendu, ce nouveau roman, et théorisé aussi, écrire une autobiographie qui impose par essence une recherche de vraisemblance, mais aussi de croire dans son personnage et même de le placer au cœur du récit, n'a rien d'anodin et cela pose même irrémédiablement Sarraute, me semble-t-il, face à certaines contradictions... En effet dans le nouveau roman, pour ne citer qu'un exemple, les personnages sont relayés au second plan et ne sont d'ailleurs même pas forcément de nommés (cf. L'ère du soupçon de Sarraute). Quel grand écart ! Les contradictions sont nombreuses.
Donc, tout cela mêlé aux souvenirs en eux-mêmes m'a emportée et fortement intéressée. J'ouvre aux ¾.
Émilie
Avant de démarrer, j'avais peu envie de lire ce livre. Pour moi, c'est une lecture imposée au lycée, donc j'ai tendance à le rejeter.
De plus, je n'aime pas le genre autobiographique.
Beaucoup de platitudes, peu d'émotions dans ce livre, qui se prête à une lecture interrompue.
On peut se demander : à quel moment elle écrit ce livre ? C'est la question que je me suis posée. C'est intéressant de savoir qu'elle avait 83 ans, en effet les souvenirs évoluent.
C'est très bien relaté, avec une analyse fine. Je ne la trouve pas narcissique, ni prétentieuse.
Pourquoi elle écrit ? Est-ce thérapeutique ? On ne sait pas si elle trouve des réponses à ses questions.
C'est très ouaté, l'image du souvenir est-il exact ?
Pour moi dans ce livre, on est au centre de soi-même et en même temps toujours à la périphérie.
Je préfère une autobiographie plus romancée, ici trop de souvenirs sont bruts. J'ai l'impression que dans ce genre les écrivains ne parlent jamais de leurs frères et sœurs.
Je l'ouvre à moitié.
Anlon
Lors de ma lecture d'Enfance de Nathalie Sarraute, j'ai été saisi par quelques passages qui m'ont profondément touché. Ainsi m'appuierai-je sur les trois citations suivantes pour donner mon avis, citations qui m'ont effleuré le cœur, m'ayant spontanément donné le sourire aux lèvres – même en lisant le roman dans une ambiance aussi désagréable que le métro, aux heures de pointes – ou m'ayant intérieurement embrasé.
• "Va te coucher ne t'en fais pas… une expression qu'il a souvent employé en me parlant… rien dans la vie n'en vaut la peine… tu verras, dans la vie, tôt ou tard, tout s'arrange..."
Prononcé par son père à elle, Sarraute, petite fille, comme des mots de réconfort, quand juste avant, il s'était enflammé : il y a là un fort contraste entre ce moment précieux et la distance que garde son père, sa froideur habituelle, la fumée éphémère que produit une flamme éteinte – fumée qu'il incarne car il s'est bien éteint depuis les premières recollections de cette enfance. Paradoxalement, c'est précisément ce contraste, et donc ce vide accoutumé, qui éclaircit, qui enlumine le lien représenté par ce moment, cette preuve de tendresse paternelle, et peut-être même le roman en son entier. Par ce contraste, Sarraute réussi à garder, à trésorer, à chérir ces moments précieux, comme un sorte de perlement ; elle réussit à faire de ces mouvements internes, à peine visibles, une perle, qui brille, qui se déferle en toute sa splendeur contre le noir. Peut-être figurerait-ce aussi un message de réconfort au lecteur, un véhicule qui le transporte vers son enfance ?
• "Je m'approche, je me penche par dessus le lit, je lui dis doucement : ''Qu'est-ce que tu as ? Tu ne te sens pas bien ? Je vois son visage violacé, détrempé, gonflé, un visage de gros bébé… Est-ce que je peux t'aider ? Veux-tu que je t'apporte à boire ?''
Le grand thème de ce roman, qui est aussi sa particularité, ce qui le rend aussi embaumant, est l'innocence enfantine par laquelle le monde est vu, la perception à travers laquelle s'ouvre ce monde nouveau, pourtant identique au nôtre. Cette perception est d'autant plus mise en évidence par cette description métaphorique du "visage de gros bébé", qui agit comme une sorte de message subliminal. Sarraute, encore petite, place ici en arrière-plan la méchanceté de sa belle-mère, pour se laisser entièrement occupée par cette compassion, cette pitié innocente qu'ont tous les enfants, ce chérissement de toute âme humaine – peu importe sa laideur. Elle aide ainsi le lecteur à reprendre ce regard que nous avions tous eu autrefois, ce regard d'enfant, en nous faisant traverser le présent vers ce passé commun, ce passé que nous avons tous vécu, celui de l'enfance. Cette enfant qui joue au parent est une figuration exacte de l'humanité que certains d'entre nous perdons au fil du temps, à mesure que les rides se dessinent sur nos visages.
• "Je ne pouvais pas espérer trouver un chagrin plus joli et mieux fait… plus présentable, plus séduisant… un modèle de vrai premier chagrin de vrai enfant… la mort de mon petit chien… quoi de plus imbibé de pureté enfantine, d'innocence. "
L'enfance, qui est très présente, et aussi d'une certaine manière absente, tel qu'on peut le voir par la doublure de l'adjectif "vrai" – adjectif qui érige un mur entre la "vraie enfance", celle que tout enfant devrait vivre : une enfance heureuse, segmentée par des leçons, certes, mais des leçons apprises dans cette aura d'amour inconditionnel, ineffablement puissant, que tout parent devrait émaner ; et celle décrite dans ce roman, c'est-à-dire celle qu'a vécue Sarraute. Par l'apposition de ce "vrai" au "premier chagrin", Sarraute apporte aux chagrins qu'elle a dû éprouver durant son enfance, aux chagrins qu'elle remémore dans Enfance, un sémantisme révélateur : qu'aucun enfant ne devrait vivre de telles expériences, qu'aucune mère ne devrait faire subir à leur enfant de tels chagrins. C'est le père, dans ce roman, – peut-être pouvons-nous aller aussi loin à dire dans l'enfance de Sarraute – qui est l'élément salvateur. C'est lui qui permet au lecteur de prendre la place du spectateur dans cette histoire, car s'il y a bien une chose que le lecteur a comprise, c'est qu'avec son père, elle est entre de bonnes mains.
Ouverture à trois-quarts.
Valérie
C'est un livre que j'ai relu avec plaisir. J'adore l'autobiographie et Enfance est une des meilleures du genre. Il y a une citation sur les mots que j'aime beaucoup parce qu'elle montre leur pouvoir. Et j'aime aussi que ça parle de soi. Des souvenirs et des émotions. Par exemple la Russie est omniprésente. Je ne suis pas d'accord avec celle qui a dit le contraire. Ce livre donne envie de connaître la Russie. Nathalie Sarraute est profondément russe, même si elle veut se détacher de ses origines russes. Son récit est aussi cosmopolite et préoccupé par la question de l'identité au sein de la famille : une famille passionnante et qui fait rêver avec ses intellectuels et ses discussions très intéressantes. Porte-parole du nouveau roman, elle en est très loin. Elle est au contraire très impliquée dans son récit qui porte sur les souvenirs personnels et elle s'interroge bien sur les limites de l'enfance qui pour elle s'arrête quand elle entre au lycée Fénelon. Et cette enfance est caractérisée par les rapports compliqués avec la mère, une mère dévorante. Elle est marquée par ses mots dont elle cherche à se délivrer : ceux par exemple qui l'obsèdent quand elle mange – elle lui a ordonné de mâcher les aliments jusqu'à ce qu'ils deviennent aussi liquides qu'une soupe et elle se forcera à scrupuleusement respecter ses ordres, surtout après leur séparation. Ils sont comme la trace indélébile de sa présence et de l'infernal rapport mère-fille : "Oui, elle peut en être certaine, je la remplacerai auprès de moi-même, elle ne me quittera pas, ce sera comme si elle était toujours là pour me préserver." L'abandon de cette mère l'a aidée. Le père qu'elle a tendance à idéaliser joue un très grand rôle. Il y a aussi beaucoup de personnages inoubliables dans ce livre.
C'est aussi un livre pudique... très russe. Il rappelle ces poupées qui s'emboîtent à partir d'un fil conducteur, qui ouvre à chaque fois sur de nouveaux espaces qui se font écho et qui nous pousse jusqu'aux derniers retranchements. Un chef-d'œuvre que j'ouvre en grand.
François
J'ai bien aimé dans ce livre le fait qu'il ne s'agisse pas seulement d'une autobiographie, mais aussi d'un questionnement presque constant sur le genre autobiographique. Et à la limite de sa validité, de son intérêt et de sa fiabilité. Faut-il ou non raconter ses souvenirs d'enfance ? Telle semble être la question lancinante que pose le livre qui rappelle souvent Proust et Tchekhov ne serait-ce qu'à cause du milieu dans lequel il nous plonge. Impossible de ne pas penser aux Mots de Sartre avec qui elle partage une passion précoce pour la lecture et en particulier de Pardaillan. N. Sarraute a du reste parfaitement conscience qu'elle risque de ne pas échapper aux clichés habituels qui guettent ce genre d'évocation. Malgré tout, on peut se laisser prendre au charme de ses évocations, quitte à sauter parfois quelques passages. Elle a tellement le sens du petit et parfois très petit détail juste qui pourrait passer inaperçu. Ses fameux "tropismes". Et le choix qu'elle a fait d'un double narratif qui vient interrompre la narratrice pour lui demander, de préciser, de rectifier ou de l'avertir qu'elle s'égare, un peu comme un analyste "relance" son patient est un bon contrepoint (je sais que d'autres pensent le contraire). Le titre du livre est un bon indice. Il s'agit autant de souvenirs d'enfance que de tenter de dire ce que représente pour chacun d'entre nous cette période qu'on appelle l'enfance. Sur cette question de l'enfance et de la part de fiction, d'oubli, de reconstruction, de résilience que peut représenter l'autobiographie, le livre est assez convaincant. A travers ces souvenirs, c'est un peu à sortir de la prison du discours familial qu'elle semble aspirer pour gagner "une indépendance complète et définitive", comme si tout la poussait à retrouver comme quand elle était enfant "caché sous l'apparence de ce qui est exquis... l'impression un peu inquiétante de quelque de quelque chose de répugnant sournoisement introduit..." À cause de ces ambiguïtés... j'ouvre en grand.
Monique M
J'ai un double regard sur ce livre.
Le premier apprécie :
- le charme des souvenirs de Nathalie Sarraute, enfant de la bourgeoisie russe du début du 20e siècle, l'ambiance de cette enfance dorée : la grande maison au cadre enchanteur avec ses parquets luisants, des glaces partout, un piano à queue, des domestiques gentiment familiers et dévoués, le cocher adossé au muret du jardin dont l'enfant hume la délicieuse odeur qui s'exhale du cuir de son gilet, le grand pré aux hautes herbes où elle joue avec ses cousins, la grande calèche tirée par les chevaux qui roule au trot vers la pâtisserie, les boutiques de livres, de jouets, de souliers ;
- l'art de camper les personnages : la tante Aniouta au port altier, boucles argentées, teint rose, yeux bleus au reflet violet. La mère au charme fou, un peu enfantine, légère, indifférente, qui lit de sa voix grave, sans mettre le ton, sans penser à ce qu'elle lit, contente de s'arrêter et l'enfant dont on sent le besoin d'amour "se serre contre elle, pose ses lèvres sur la peau fine et soyeuse, si douce de son front et de ses joues"… ;
- les plaisirs enfantins, ces petites choses tant aimées de l'enfance que sont : Michka, "l'ours en peluche soyeux, tiède, doux, tout imprégné de familiarité tendre" ; la collection de flacons qu'elle fait étinceler au soleil ou le soir sous la lampe… les petits noms adorables que lui donne son père : Tachotchek, Tachok, Pigalitza… les croyances et terreurs de l'enfance : "Si tu touches à un poteau comme celui-là tu meurs !"
Le second adore la façon dont l'auteur a l'art de plonger dans les méandres de l'inconscient et d'exprimer ce que ressent un personnage de l'attitude d'autrui.
C'est ce qui fait le talent et la force de l'écriture de Nathalie Sarraute ; cette capacité à exprimer ce qui surgit et chemine à l'intérieur de soi, à la réception de certains mots qui nous sont adressés et qui nous choquent, nous violentent ou nous laissent sans voix. Elle sait mieux que personne traquer ces mots, ces phrases, ces gestes, ces attitudes d'autrui désinvoltes, parfois involontaires, les analyser, leur donner une visibilité, et décrire la façon dont ils cheminent, laissent un effet de sidération, des blessures lentes à cicatriser ou des traces profondes dans celui qui les reçoit.
J'aime beaucoup cette démarche, cette recherche, et le choix des mots ou des images qu'elle trouve pour décrire ces émotions impalpables si difficiles à exprimer
On sent d'emblée la personnalité forte, sensible, imaginative, volontaire, irréductible de l'auteur, qui s'affirme dès l'enfance. Elle brave avec ses ciseaux la résistance de la gouvernante et fend la soie qui recouvre le dossier du fauteuil, image symbole, annonciatrice de la façon dont elle bravera plus tard son auditoire avec la concision de son vocabulaire, la découpe de ses phrases en mots et verbes ciselés. De la même façon, elle refusera de porter l'étoile jaune et abritera Samuel Beckett recherché par la gestapo. Dès l'enfance, on sent ce caractère puissant, ces convictions, cette résistance à l'adversité, cette intelligence relationnelle avec sa mère lointaine et frivole ou avec Vera et cette incroyable vitalité.
Il y a aussi cette écriture à deux voix (NS enfant et NS adulte) qui s'interrogent et se répondent mutuellement, ce qui est une façon distanciée de relire l'histoire de cette enfance, et d'exprimer en même temps ce qui flotte entre les deux voix, cette partie de non-dit toujours recherchée.

 


Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme au rejet :

à la folie - beaucoup- moyennement - un peu - pas du tout
grand ouvert -
¾ ouvert - à moitié - ouvert  ¼ - fermé !

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