La France a toujours vécu d'une tension entre l'esprit national et le génie des pays qui la composent, entre l'universel et le particulier. Mona Ozouf se souvient l'avoir ressentie et intériorisée au cours d'une enfance bretonne. Dans un territoire exigu et clos, entre école, église et maison, il fallait vivre avec trois lots de croyances disparates, souvent antagonistes. A la maison, tout parlait de l'appartenance à la Bretagne ? L'école, elle, au nom de l'universelle patrie des droits de l'homme professait l'indifférence aux identités locales. Quant à l'Eglise, la foi qu'elle enseignait contredisait celle de l'école comme celle de la maison. En faisant revivre ces croyances désaccordées, Mona Ozouf retrouve des questions qui n'ont rien perdu de leur acuité. Pourquoi la France s'est-elle montrée aussi rétive à accepter une pluralité toujours ressentie comme une menace ? Faut-il nécessairement opposer un républicanisme passionnément attaché à l'universel et des particularismes invariablement jugés rétrogrades ? A quelles conditions combiner les attachements particuliers et l'exigence de l'universel ? En d'autres termes, comment vivre heureusement la « composition française » ?

 

 

 

Mona Ozouf
Composition française : retour sur une enfance bretonne

Nous avons lu ce livre en novembre 2009.

Françoise O
J’ai beaucoup aimé la première partie de ce livre. J’ai appris plein de choses sur l’histoire de la Bretagne. J’ai été parfois sidérée ; par exemple les institutrices des écoles laïques et religieuses qui font la tournée pour « enrôler », « recruter » les futures élèves ; le sarreau noir qui échoit à l’orpheline, le bonheur des pages où l’auteure décrit sa découverte de la lecture, et. Puis le livre change, c’est toute la partie sur la Révolution française, j’ai eu l’impression d’avoir affaire à un auteur différent. Cette deuxième partie est beaucoup plus de l’ordre du documentaire. J’ai entendu Martine Sonnet sur France Culture dans une émission sur « l’égo-histoire », c’est la première fois que j’entendais cette expression.

Françoise G
Oui, et la veille, dans cette même émission, il y avait Mona Ozouf, justement !
Françoise G
Son enfance ressemble beaucoup à la mienne. Nous avons 12 ans de différence, mais nous étions à 30 kms l’une de l’autre. Je n’ai rien appris, j’ai retrouvé beaucoup de ses parfums d’enfance, de mots bretons entendus (mais je ne le parle pas). L’école publique a été pour moi aussi très importante, mais je n’ai jamais eu l’impression d’être dépossédée de la culture bretonne. Chez moi, tout le monde pensait que le français ouvrait sur un autre monde. Dans ce livre, il y a beaucoup de corps, de vie dans la première partie, il y a un beau portrait de la grand-mère ; la mère est plutôt une ombre « déléguée par le père ». Le père est toujours en filigrane, mais toujours un peu terrifiant ; il y a beaucoup d’engagements politiques, vacillants et culpabilisants, survenant après des cassures familiales ; le musée-mausolée du père ! Elle cite beaucoup (trop) d’auteurs. La deuxième partie (le communisme, etc.) est extrêmement théorique, il n’y a plus de données personnelles. Ses conclusions : l’identité bretonne, les femmes, la parité, les homosexuels, toutes les minorités, elle mélange tout. Elle met sur le même pied l’étoile jaune et le foulard islamique, ce n’est pas sérieux pour une historienne.
Le livre est construit en deux parties, une personnelle, une générale, c’est trop clivé, et c’est à l’image de son histoire, et sa relation à son père. Je l’ouvre à moitié pour la première partie.

Annick A
Voilà encore démontré l’intérêt du groupe : sans lui, je n’aurais jamais choisi de lire ce livre. Pour une parisienne comme moi, c’est de l’ethnologie exotique. J’ai été intéressée par le matriarcat dont parle l’auteure ; les femmes de marins, les paysannes qui savent lire alors que les hommes ne savent pas. La première partie est très bien écrite. Après, je me suis terriblement ennuyée. L’auteure est toujours prise dans un clivage, dans des contradictions. Il n’y a pas de souffrance mais des problèmes de repères. Elle en parle bien. Comme de sa découverte de la littérature qui l’ouvre au monde, mais je suis d’accord, elle cite trop de titres, d’auteurs. Toute la partie sur la Révolution française est un cours ardu.
Je ne veux pas dire comment je l’ouvre parce que je trouve que ça ferme...
Jacqueline
J’ai lu ce livre avec beaucoup d’admiration. J’aime beaucoup le côté honnête « récit d’enfance ». A sa manière c’est tout à fait neuf, ça m’a fait penser au livre de Nathalie Sarraute : on se construit avec ses choix. Ici, le père, reconstruit, est toujours la référence. C’est touchant. En 68, la question fréquente était « d’où tu parles ? » : Mona Ozouf y répond avec ce livre. Elle n’a rien choisi, son parcours scolaire est la voie normale d’une bonne élève à cette époque. Son premier choix est son adhésion au PC. J’ai été un peu agacée par la liste de noms qu’elle égrène, je me sens ignare. Elle fait son chemin en ménageant la chèvre et le chou, elle ne tranche pas, et j’apprécie cette position.
Françoise D
Je vais commencer par la fin : toute cette partie sur la Révolution française m’est tombée des mains. J’ai eu l’impression d’une espèce de copier-coller du livre de François Furet auquel elle a collaboré (même si c’est inexact). C’est son dada, mais on se demande ce que ça vient faire là, je veux dire sous cette forme. Elle aurait pu/dû écrire de façon plus concise et pédagogique car ses lecteurs ne sont pas forcément des férus d’histoire. Pour le reste, j’ai bien aimé le début, mais au bout d’un moment je me suis ennuyée. Au risque de paraître présomptueuse, je n’ai rien appris. Je me suis souvenue de mon émotion à la lecture des Mémoires d’un paysan bas breton ou du livre d’Alain Rémond. Ici, rien de tout cela, à part le portrait de la grand-mère qui est superbe, on la voit dans la cuisine avec la cafetière sur le coin de la cuisinière, elle vit. La mère pas du tout. Quant au père « le guide de sa vie », elle a complètement reconstitué son image, puisqu’elle avait 4 ans quand il est mort. Objectivement, c’est un livre intéressant, mais globalement, je me suis plutôt ennuyée. (On aurait pu attendre qu’il sorte en poche...)
Monique
J’ai fait des efforts, mais j’ai eu un problème de temps, et puis je n’étais pas dans l’état d’esprit de lire une enfance bretonne. J’ai donc lu ici et là. Le personnage de la grand-mère est extraordinaire. En général, j’adore les récits d’enfance. Ici, il y a un défaut de style, ça fait vraiment composition française. C’est l’écriture d’une bonne élève. Je suis ravie de n’avoir pas lu la partie sur la Révolution française. J’ai lu J. Hélias dans les années 70 (on découvrait Levi-Strauss), j’avais adoré. Les Mémoires d’un paysan bas-breton, c’était un livre extraordinaire.
Marie-Thé (du groupe breton)
J’ai beaucoup aimé, un livre brillant, un grand livre... C’est aussi l’histoire de M. Ozouf dans l’histoire de la Bretagne, un livre sur les origines et l’ouverture sur le monde. Je ne regrette pas de l’avoir proposé, même si quelquefois j’ai pensé que les nombreuses références à des auteurs bretons ont pu un peu décourager. Pour ma part, j’ai aimé retrouver des noms qui allaient tomber dans l’oubli, et j’ai relu avec bonheur quelques passages du Barzaz Breiz, cette bible qui « dormait » dans ma bibliothèque depuis des années. La dernière partie, si intéressante aussi, m’a tout de même été indigeste. J’ai pourtant aimé ce glissement du livre vers la période révolutionnaire, « la foi professée dans l’universalité des hommes  » et le « credo » de l’école primaire se rejoignent... Mais nous voici peut-être dans « une logique égarée, qui confond l’égalité avec la ressemblance, voire avec la similitude. » La résistance au calendrier républicain, « l’influence de la langue sur le comportement des hommes », les hommes de la révolution iront de découvertes en découvertes...
Bien des passages de ce livre font résonnance en moi ; ainsi, dès le début, « la scène primitive ». J’ai moi aussi souvenir de la « joue si froide », de la « glace de ce contact », du corps protecteur devenu dur comme la pierre, d’« entrée en dissidence muette » provoquée par la séparation... L’opposition entre « l’école de la France » et « l’école de l’église », j’ai connu, du côté de « l’école de l’église »... L’évocation de la nature, l’évasion par les livres (là je pense à Sartre dans Les Mots), cela me parle aussi. Tout comme la grand-mère omniprésente, attachante, mais qui donne une idée de ce que pouvait être le matriarcat breton.
Me voilà à parler de moi au lieu de parler du livre ; ça me fait penser à l’échange que nous avions eu sur le livre d’Alain Rémond.
J’ai envie de revenir sur certains moments : « Voulu par mon père, le paysage que je reconnais à jamais comme mien, celui qui donne le sentiment, à la fois si évident et si mystérieux, d’être là où on doit être. » (p. 76). Ou encore lorsque l’auteur parle de ses maîtresses qui comme Alain aimaient parler de « ce qui est à tout le monde » (p. 113). La visite de la chapelle campagnarde (p. 144) est bien apaisante, c’est une autre approche du divin.
Je terminerai en évoquant deux auteurs que l’identité bretonne n’a pas laissés indifférents : P. Jakez Hélias et son Cheval d’orgueil, Xavier Grall et son Cheval couché.
Je suis allée écouter M. Ozouf il y a quelques mois, je lui ai dit qu’en l’écoutant le mot « métissage » m’était venu en tête mais que je n’avais pas osé en parler, elle m’a répondu « vous auriez pu...»

Lona (du groupe breton)
C’est bien écrit ; c’est un livre très documenté, avec beaucoup de références littéraires bretonnes. De très belles descriptions...
J’ai retenu :
- des rappels historiques de la guerre et de l’après guerre et de la vie au quotidien pendant cette période ;
- la fracture entre le monde rural et le monde citadin ;
- l’organisation familiale et sociale et la répartition sexiste dans cet espace ; la dignité des individus ;
- le problème de la langue et des dialectes, donc de la communication ;
- le problème des religions et des croyances et leurs pratiques : l’opposition du laïc au religieux ;
- la scolarité filles/garçons – l’école républicaine et l’école chrétienne en opposition et en rivalité et l’accès à l’une ou à l’autre,
- celle des langues ou des dialectes et la rencontre de « l’Autre », la ségrégation des Bretagne(s) ;
- et par-dessus tout, l’influence du père, militant breton, indépendantiste et anticlérical !
Tout cela est parfaitement bien rapporté. Mais... c’est un livre écrit pour les Bretons. D’ailleurs Mona aurait pu le nommé « dentité bretonne » : car elle traite essentiellement de l’appartenance à cet héritage culturel. Je reconnais que chacun peut être fier de sa région, de sa ville ou de son village, de sa richesse culturelle bien spécifique ! On est loin d’une « composition française » qui supposerait davantage de lien et d'unité ! Le régionalisme y est poussé à l’extrême (p.89 : « à la maison on rêve d’un raz de marée qui noierait la Manche et la Mayenne et ferait de notre Bretagne une île comme l’Irlande... ». J’ai également noté un certain mépris pour les personnes issues d’autres régions autres que la sienne (p.98 « ceux qui sont pour nous, en bloc, des « Parisiens »...)
Un livre très politique, très à gauche où le régionalisme domine le nationalisme... un rien FLB... Mais cette histoire pourrait être la revendication de chaque province française à la recherche d’une identité régionale, parce qu’on ne peut pas - ou ne veut pas – s’intégrer à une identité nationale.
Claire
Ce livre m’a beaucoup plu, même si j’ai sauté toute la partie sur la Révolution. Mais j’adore le projet : tendre vers l’universalisme en choisissant ses attachements. Pour répondre à Françoise G qui est déchaînée, elle ne mélange pas tout : pour la question du voile islamique dans les écoles, elle fait judicieusement référence à Jules Ferry : on laisse les crucifix accrochés (dans les écoles laïques) puis petit à petit on les retire en douceur, ainsi prône-t-elle d’accepter le voile tout en exigeant que toutes les filles fassent de la gymnastique ; de plus elle témoigne de sa propre évolution politique, de ses changements d’avis, c’est très intéressant. J’ai aimé la partie sur l’école, ses lectures, retrouver Louis Guilloux ; puis l’aventure communiste. Son exemple est une illustration de ce qui amène à maints problèmes d’aujourd’hui. Le titre est formidable.
Je trouve que l’interview ci-dessous prolonge le plaisir de lire son livre, d’ailleurs elle nourrit les critiques de certaines, et la bienveillance concernant les imperfections pour qui a aimé le livre :

Comment avez-vous écrit votre livre ?
La première idée vient d’un ami éditeur. Il lit en 1984 ma préface au recueil l’Ecole de la France et me dit : il y a un livre à faire avec ça. Mais à cette époque le bicentenaire approche, je travaille sur la Révolution, et de toute façon je n’aurais pu le faire : je ne me suis pas encore intéressée aux femmes, à la littérature. Plus tard, un professeur dit à l’un de ses élèves, qui travaillait sur moi, qu’il aurait dû me questionner sur mon « incohérence » d’« universaliste particulariste ». Cela aussi m’a fait réfléchir. Entre ma culture bretonne et mon éducation républicaine, il n’y a pas contradiction, mais différence de registres. « Rationalistes ! Nous allons nous efforcer de l’être », comme disait Bachelard... et je m’y suis efforcée. Mais, d’un autre côté, pour moi l’invisible existe.

Le livre tisse les deux.
Je l’ai trouvé diaboliquement difficile à faire. Soudain, la dénivellation de registre et de ton entre les deux parties, celle sur l’enfance bretonne et celle sur l’éducation universaliste, m’a paru insupportable. Je me suis arrêtée pendant trois bons mois. Puis j’ai essayé de mettre un peu plus d’impersonnel dans la première partie, un peu plus de personnel dans la seconde. Enfin j’ai un peu coupé dans la première, pour éviter le pathos de l’autobiographie, et beaucoup dans la seconde, pour éviter la raideur de l’essai. J’ai enlevé des chapitres qui sonnaient comme des coups de pistolet dans un concert.

La « composition française », c’est vous. La France a-t-elle raté une articulation plus harmonieuse entre ses idées universelles et ses cultures régionales ?
Il y avait une politique possible de la raison et non de la volonté, et il y a eu un bref moment, après Varennes, où l’on aurait pu, avec les girondins, obtenir une autorité qui se fabrique de bas en haut. Mais cela a pris un autre chemin. A tel point que quand Lamartine écrit son Histoire des girondins, il commence en les soutenant et finit par célébrer Robespierre ! Comme disait Hugo : « Il nous dore la guillotine. » Pour moi, rien n’est plus grotesque que la question : vous vous sentez bretonne ou française ? A une enquête demandant : « Diriez-vous que vous êtes fier d’être de telle région ? Français ? Européen ? », ce sont les Alsaciens et les Bretons qui se disent les plus fiers d’être les trois. Le sens de la particularité renforce le sens de l’universel. C’est aussi pourquoi j’aime George Sand : un bel exemple de sensibilité étagée. Qui de plus républicaine ? Qui de plus berrichonne ?

Votre père, militant de la langue et de la culture bretonne, meurt en 1935. Vous parlez beaucoup dans votre livre de sa vie, de ses combats, mais vous souvenez-vous de lui ?
Je ne garantis pas que ce sont de vrais souvenirs. J’ai des photos de lui, surtout des photos d’hiver. En revanche, la scène du lit de mort, j’en suis sûre, car plus tard, adolescente, j’ai décrit la pièce à ma mère. Or nous avions quitté la maison très vite après la mort de mon père. Après avoir écouté la description, elle m’a dit : c’est bien ça. Mon père aimait Lénine, il croyait en la politique des minorités en URSS, le malheureux ! En Bretagne, en ces années-là, il luttait en milieu spontanément hostile. Son bulletin, il le faisait entièrement seul, de l’écriture aux souscriptions. Ma mère était persuadée qu’il en est mort. Il était épuisé.

Des professeurs vous ont-ils marquée ?
D’abord, Gaston Bachelard. Sa fille, Suzanne, était « caïman » de la classe de philosophie à l’ENS. Elle nous invitait à prendre le thé chez son père, place Maubert, et il se joignait à nous. L’appartement, petit, était absolument submergé par les livres : on pouvait à peine marcher. Bachelard était un homme délicieux, avec son aspect de Marx Bourguignon. Il s’intéressait à la poésie. Il y avait chez lui un vagabondage que j’aimais. Il m’a proposé un sujet de mémoire, « Signe et Symbole », mais j’ai choisi un travail plus classique sur Descartes, sous la direction d’Henri Gouhier. Lui aussi m’a marquée. Il était philosophe, historien, mais aussi critique de théâtre. Mais, si j’avais été moins nulle en latin ou en grec, j’aurais choisi l’agrégation de lettres classiques.

Le premier écrivain que vous avez rencontré, très jeune, à Saint-Brieuc, c’est Louis Guilloux. Il vous dit : « Tu vois, si on n’est pas capable d’écrire un roman, on peut devenir celui qui sait le plus de choses sur Chateaubriand, et ce n’est pas rien. »
Louis Guilloux était très pointilliste, il ne faisait jamais de grands développements. Et il était très sarcastique dans ses jugements sur le goût provincial en littérature. En 1945, je me souviens que je voulais lire Si peu que rien, un livre oublié de Denis Marion que conseillait les Lettres Françaises [hebdomadaire communiste dirigé dans l’après-guerre par Aragon, ndlr]. Il a eu un geste pour balayer ça et m’a dit : « L’Étranger, c’est la seule chose à lire ! » Il en parlait avec adoration. Sa leçon, c’est qu’il fallait être sobre et évasif. Quand j’écris, mon premier jet est abominable, boueux, tourbeux. Ce que j’aime, c’est réécrire. Mais je n’ai jamais essayé d’écrire de roman. Dans les essais, il y a une dénivellation possible entre le bon et l’excellent. Mais dans le roman... Qu’est-ce qu’un roman « pas mal » ? C’est un roman nul.

En 1952, vous entrez au Parti communiste. Dans le livre, une figure impressionnante apparaît : la future historienne Annie Kriegel, celle qui faisait « les 3/8 », huit heures pour les études, huit heures pour le parti, huit heures pour sa propre vie.
J’avais 16 ans quand je l’ai vue pour la première fois à Saint-Brieuc. Il y avait un concours d’éloquence entre élèves de grandes écoles et Annie, qui s’appelait alors Annie Becker, était finaliste. Elle avait tiré un sujet pour elle : le travail. Sa prestation m’a éblouie. Plus tard, je l’ai retrouvée à l’École normale supérieure, sous le nom d’Annie Besse, mais déjà comme une légende : tout le monde en parlait. Enfin, je l’ai vraiment connue dans le milieu des historiens. Elle avait un enthousiasme, une force, une capacité démonstrative et pédagogique exceptionnelle.

Vous quittez le parti en 1956, après la répression soviétique du soulèvement hongrois. Que vous reste-t-il de ces années-là ?
D’abord, ça m’a vaccinée pour toujours contre certaines abstractions. Mais, ce qui m’est resté, c’est la chaleur des relations. Les amis d’alors le sont pour toujours. Nous avons nos mots de passe, nos souvenirs. Quand nous nous réunissons, du moins ceux qui sont rescapés, tout un lot d’histoires uniques nous rassemblent et nous font rire sans qu’on ait besoin de s’expliquer.
Un personnage, pour beaucoup d’entre nous, incarne cette époque-là : Romeu, le Catalan qui tenait la bibliothèque de philosophie de la Sorbonne. Il n’avait qu’un traitement modeste, mais il prêtait de l’argent, servait de trésorier, nourrissait les étudiants les plus pauvres, tout cela dans les 60 m2 de cette bibliothèque. C’était le personnage rayonnant. Au parti, toutes les appartenances étaient abolies, la différence sexuelle n’existait pas.

Enfant, vous lisiez tout ce qui vous tombait sous la main, dont des légendes bretonnes et gaéliques. Des poètes ?
Des poèmes, plutôt. Je continue à en lire et à en apprendre par cœur, c’est un merveilleux remède contre l’insomnie. J’aime par-dessus tout la Chanson du mal-aimé, la Prose du Transsibérien, certains poèmes de Jules Laforgue. D’Aragon, aussi : c’est facile de les apprendre, c’est tellement orgue de barbarie : «Une chanson vulgaire et douce où la voix baisse... / Une chanson qu’on dit sous le métro Barbès / Et qui change à l’Etoile et descend à Jasmin...» En ce moment, j’apprends un long poème de Musset, Sur trois marches de marbre rose : «Depuis qu’Adam, ce cruel homme, / A perdu son fameux jardin, / Où sa femme, autour d’une pomme, / Gambadait sans vertugadin...»

Votre père traduisait Longfellow. Le premier Balzac que vous avez lu se passe en Bretagne, c’est Béatrix. Un balcon en forêt, de Julien Gracq, vous a réconciliée avec votre prénom. Il y a des livres que vous ne cessez de relire ?
François [l’historien François Furet, ndlr] relisait chaque été les Misérables et les Mémoires d’outre-tombe : je ne peux l’imaginer dans sa maison de campagne sans voir ces livres à côté de lui. Moi, j’ai dû lire trente fois la dernière scène de Portrait de femme, de Henry James. On y trouve cette idée que les choses arrivent toujours trop tôt ou trop tard.

Vous avez écrit un livre sur Henry James, la Muse démocratique.
Dans ma vie, je n’ai jamais rien fait que par sollicitations d’amis. Il me fallait la chiquenaude initiale : « Fais-le ! » Et, bonne élève, je le faisais. Tous mes livres sont nés comme ça, sauf un : celui sur James. C’était mon idée, mon incongruité. On me l’a presque reproché. C’est celui que je préfère, et il n’a eu aucun succès.

La synthèse réussie du particulier et de l’universel, n’est-ce pas le roman ?
C’est la littérature, oui. Au concours général, à 16 ans, j’ai eu le premier prix de français. On m’a dit que j’avais fait un devoir sur le classicisme. J’étais surprise. J’avais une intimidation native devant l’écrit. Pour moi, il n’était pas question de pouvoir faire les livres que j’aimais. Aujourd’hui, je comprends que tout ce que j’ai fait tourne autour de la négociation. Entre la Bretagne et la Nation, entre l’Ancien Régime et la Révolution... La République est un lieu où l’on négocie : on assassine des poètes, mais on garde un lien avec la poésie. Je crois au raccommodement, aux manières. Les manières, dit Benjamin Constant, sont les divinités tutélaires des associations humaines. C’est la vertu des femmes, parce que leur existence est polyphonique.

Propos recueillis par Philippe Lançon, Libération, 26 mars 2009

 

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