Quatrième de couverture :
« "Il faut savoir tuer qui on aime, dit la vieille femme, c'est plus humain que laisser souffrir." Par moments le livre retrouve, naturellement, la réflexion antique de la quête du sens, ou du grotesque shakespearien. C'est aussi qu'Emerence a je ne sais quoi des figures de la tragédie antique, capable d'engueuler les dieux et de ramasser dans la poussière les viscères des morts. Ou de parler le langage des oiseaux et des chiens. Qu'est-ce donc qu'un personnage, sinon un masque que l'art emprunte pour parler de ce que nous n'apprendrons jamais. à savoir du bonheur de vivre et de la sagesse de mourir ? Bref, un livre original, superbe, émouvant. Excellemment traduit. » Claude Michel Cluny, Le Figaro.

Magda Szabó est née à Debrecen en 1917. Considérée comme un classique vivant de la littérature hongroise, traduite dans de nombreux pays, elle était peu connue en France avant que ne paraisse La Porte, qui obtient le Prix Femina étranger en 2003. Les Éditions Viviane Hamy poursuivent avec La Ballade d'Iza, la publication de l'œuvre de la grande dame des lettres hongroises.

Magda Szabó (1917-2007)
La porte (1987)
Nous avons lu ce livre en novembre 2005.
Le nouveau groupe parisien le lira à son tour en juin 2017.

Sandrine
J'ai beaucoup aimé ce roman, car le récit est surprenant, plein de rebondissements et de suspense. L'auteur prend son lecteur par la main et l'emmène dans un dédale, celui de la découverte de son personnage central, Emerence, des recoins de son âme, de ses bizarreries, de ses habitudes incongrues. L'auteur rend la vie simple et apparemment sans histoire d'une femme de ménage aussi lumineuse et attractive que celle d'une star hollywoodienne ! Magda Szabó a un grand talent de conteuse, à la manière des conteurs d'Afrique, qui tiennent en haleine leur auditoire soir après soir, en rendant le plus petit événement incroyable et palpitant. La dignité et la pudeur de l'individu sont pour moi des sujets passionnants et d'émerveillement sans fin. Chaque individu crée ses propres normes, limites d'acceptation, contraintes…, certes influencé par sa culture et son éducation, mais aussi par d'autres motivations inhérentes à l'individu, parfois irrationnelles, souvent inexplicables. Où commence la sphère privée, où s'arrête la sphère publique ? Qu'est-ce qui est personnel ou ne l'est pas ? L'intimité existe-t-elle ? Quand peut-on dire que deux personnes sont intimes ? Un livre que je conseille vivement !
Katell
J'ai laissé tomber à mi-chemin. J'étais pourtant curieuse de découvrir cette auteure. Même si l'on s'attache un peu au personnage d'Emerence, comment ne pas être agacée par ces rapports poussifs et sans intérêt. Des dizaines de pages autour d'un chien ! J'avais déjà subi Fox, le chien du narrateur de Houellebecq, mais là, ça dépasse tout. On ne voit rien de la Hongrie. Est-ce que ça se passe à Budapest ? A quelle époque exactement ? Les personnages secondaires sont inconsistants. La narratrice tape de temps en temps sur une machine, promène son chien qui se dirige tout seul, est mariée à un homme qui ressemble à un ectoplasme. Il aurait mieux valu faire une biographie de la vie d'Émérence. Un livre nombriliste et rébarbatif.
Florence
Le livre s'ouvre et se clôt par un rêve ("la Porte"). Comment ne pas y voir une structure psychanalytique ? La narratrice "s'allonge" et nous raconte… quelque chose qui s'apparente à un cauchemar. J'avais envie d'en sortir et pourtant j'ai lu jusqu'au bout, terrorisée par le personnage d'Emerence que j'ai perçu comme une sorte de sur-moi monstrueux, véritable incarnation de la culpabilité de l'auteur. Emerence inverse toutes les valeurs : elle est ignorante mais bien plus intelligente que l'écrivain cultivée qui ne comprend rien à rien, elle est dure, intraitable, mais au fond, infiniment généreuse. Elle ne cesse de révéler à la narratrice sa bassesse, sa bêtise, son arrogance, sa lâcheté. Elle ébranle ses certitudes, sa foi, remet les choses à leur juste place… Bref, Emerence "fait le ménage" puisque la narratrice est incapable de "balayer devant sa porte". Quant à ce qui se passe derrière la porte d'Emerence, dans la "Cité interdite"… la narratrice finira par en percer le secret en tuant Emerence et en laissant échapper ses démons…
L'interprétation symbolique de cette histoire est riche de signification, je le perçois plus clairement maintenant, à y repenser. Pourtant, je ne peux vraiment pas dire que j'ai aimé ce livre, il a été pour moi d'une lecture douloureuse et je ne le conseillerais pas à un ami…
Anne
Je n'ai pas aimé ce livre, je n'ai éprouvé de sympathie pour aucun des personnages. Emerence est colérique, tyrannique, lunatique et cependant généreuse ; elle me déplaît profondément. Seul le mari a la tête sur les épaules. La narratrice est envoûtée, Emerence devient son gourou, elle en devient même amoindrie malgré ses capacités intellectuelles. C'est dommage. Le livre est ennuyeux. L'écriture est simple, sans style, pas exceptionnelle. L'histoire du chien est choquante et, dans la séquence sur le poème de la fête des mères, c'est absurde. Il n'y a pas de quoi faire un bouquin.
Françoise D
Je n'ai pas vraiment accroché, bien que je l'aie lu jusqu'au bout. Emerence est un personnage extraordinaire, mais peu sympathique malgré sa générosité, et fatiguant. La relation avec la narratrice est assez glauque, limite sado-maso. Je comprends le mari qui se tient à distance. L'écriture ne sauve pas le récit, certes riche en rebondissement, mais long tout de même. Finalement ce qui m'a le plus intéressée, ce sont les quelques indications sur la Hongrie, révélées incidemment, c'est ce qui m'a semblé tel. Il est vrai que l'auteure ne pensait peut-être pas être traduite en d'autres langues et exportée... Je n'ai pas du tout aimé le rapport d'Emerence aux animaux qui soi-disant l'adooooorent ! même si elle bat comme plâtre le pauvre Viola …beurk. On a appris que ce récit était largement autobiographique, mais Magda Szabo a dû cristalliser sur Emerence d'autres vécus dont elle a eu connaissance, et du coup, ça fait un peu too much pour une seule personne. Je n'ai pas marché.
Claire
J'ai beaucoup aimé. C'est un livre très fort. C'est extraordinaire cette narratrice qui prend sa femme de ménage comme gourou. Emerence est un personnage grandiose. Le chien est génial et j'y crois ! Comment la narratrice peut-elle en supporter autant de la part d'Emerence ? C'est parfois incredible… Le mari est passionnant, il est dans l'ombre, ses relations avec sa femme sont en demi-teintes. Comment s'ennuyer en lisant ce livre ! Il se passe mille choses, c'est trépidant (le voisinage, la carrière littéraire…) ! Et l'écriture ? Souvent très dense : "Je la laissai là, allai dans ma chambre et mis un disque pour ne pas entendre ce que je ne voyais pas." J'ai eu envie de découvrir un autre livre de cette auteure, et dans une librairie, devant La Ballade d'Isa, à l'idée de lire un livre aussi éprouvant, j'ai calé…
Annick
Un livre ennuyeux, glacial et glacé. Il y a un chef de clan. J'ai l'impression qu'il y a là une métaphore du pays. Quelque chose bloque toutes les relations. Emerence est un personnage très intéressant, il y a un secret préservé jusqu'au bout ; c'est une femme simple qui essaie de sauver sa dignité, son intimité. Mais ça ne suffit pas à me passionner. La narratrice est absolument insupportable, elle est égocentrique, nombriliste, antipathique ; tout lui est bon pour faire des bouquins. J'ai eu du mal à finir, c'est poussif. On voit une certaine Hongrie dans l'implicite : ce que le système produit sur la vie des gens. C'est bien montré.
Christine
Ce livre m'a beaucoup plu. Je suis entrée immédiatement dans son univers, et j'ai aimé sa construction, l'unité de lieu : cette cour d'immeuble, la vie qui s'y organise, les tâches dévolues, le mélange des classes sociales. La manière dont on apprend peu à peu les épisodes de la vie d'Emerence (de façon non chronologique). Les relations entre les personnages sont très finement décrites. La narratrice a choisi de se dépeindre de façon toujours négative. Emerence est un personnage de roman, elle s'est fait une règle de vie, son enfance a été très douloureuse, mais on ne s'y appesantit pas. Elle a souffert mais ça ne l'a pas détruite, elle a réussi à se construire. Chaque fois qu'elle a donné sa confiance à quelqu'un, elle a été déçue. A la fin de sa vie, elle donne sa confiance à la narratrice pour qu'elle tue ses chats. Le triangle Emerence/la narratrice/le mari est intéressant. C'est émouvant chaque fois qu'Emerence baisse la garde. C'est cependant un peu long et la fin n'est pas aussi réussie.
Geneviève
C'est un livre intéressant car l'identification est impossible. Au début, la narratrice est agaçante. Finalement, tout est vu à partir de ce qu'elle pense de la vie d'Emerence, ça c'est assez fort. Le rapport triangulaire Emerence/la narratrice/le chien est un rapport très intéressant. C'est la même chose avec le mari. Emerence et le mari traitent la narratrice comme une enfant. Le personnage de Chouchou est intéressant ; ce sont des personnes qui sont dans l'efficacité. Il y a une mise en cause permanente de ce qui est bien, et de ce qui est mal. On partage la fascination de la narratrice pour Emerence. Le colonel est aussi un personnage attachant. L'histoire s'inscrit dans le cours du roman. La culpabilité de la narratrice en fait un personnage en creux, reflet de la vie politique du pays. La fin est un peu plus faible. Je suis très contente d'avoir lu ce livre.
Annabel
Au début, ça m'a barbée et puis j'ai eu une révélation au moment où Emerence leur fait des cadeaux ; Emerence prend de plus en plus de place. On apprend des bribes de sa vie. C'est un personnage flamboyant, elle fascine les animaux et moi qui voudrais bien en faire autant, je n'y arrive pas... La relation avec le chien n'est pas ridicule, elle l'utilise pour faire plier la narratrice. La narratrice m'a touchée, elle a une vie sociale très pleine, elle ne veut pas laisser tomber Emerence, donc elle loupe tout. J'ai été gênée par mon manque de repères sur la Hongrie, mais au fur et à mesure, on voit en filigrane ce que le régime communiste a apporté. C'est décrit avec beaucoup de finesse. Emerence avec ses principes, sa morale, ses secrets, est un personnage superbe.
Françoise O
Je n'ai pas l'habitude de relire les livres et j'avais lu celui-ci à sa parution, en plusieurs fois, avec difficulté. C'était dur, long, pas marrant. C'est sans doute ce que voulait l'auteure car elle a été confrontée à ce personnage. La vie d'Emerence a été si dure que la narratrice doute de la vérité de ce qu'elle dit. Ce livre se déroule sur 20 ans. La fin est expédiée en quelques lignes. Toute sa vie, Emerence a protégé sa porte, son trésor, sa vie, tout ça est décrit en quelques lignes. L'explication de la porte tombe trop rapidement, ça m'a semblé gâché. En relisant ce livre, j'en ai conclu que son sujet était la culpabilité de la narratrice, c'est elle qui l'a tuée. Elle s'est engagée dans une relation où elles étaient toutes les deux dans l'erreur. Emerence avait confiance dans la narratrice, et la narratrice aurait pêché par excès de confiance en elle. On voit aussi la situation d'adultes n'ayant pas voulu d'enfant pour ne pas avoir de pression. La narratrice a tout trahi, elle avait promis que personne n'entrerait chez Emerence. Elle est donc responsable de la mort symbolique d'Emerence. Elle est prise entre sa promesse et la non-assistance à personne en danger. Merci pour cette deuxième lecture grâce au groupe.
Jacqueline
J'avais aussi déjà lu le livre et j'en avais gardé le souvenir de quelque chose de très fort, de terrible. Je l'ai relu avec plaisir. Je suis entrée dedans, avec l'envie de connaître la suite. Emerence a l'air un peu zinzin mais avec une force de caractère extraordinaire. La culpabilité de la romancière est un ressort un peu classique. Cette narratrice est plutôt sympathique, elle réajuste toujours son jugement. Au fur et à mesure, la grandeur d'Emerence apparaît, elle fait ce qu'elle juge bien, elle a une grande rectitude. La romancière fait parfois référence à l'histoire de son pays, à la fierté nationale, Emerence représente bien cela. Par rapport au suicide de Polett, la force d'Emerence qui l'a accompagnée, a accepté ce suicide, elle le transmet à la narratrice. Ça se lit très bien, il y a une sorte de suspense.
Liliane
C'est un roman sur la culpabilité, mais il ne faut pas s'arrêter à ça. C'est un roman d'apprentissage.
La narratrice par ses réactions face au régime communiste est déjà une Emerence en embryon. Emerence lui apprend à aller au bout d'elle-même et à être libre. La narratrice n'a pas compris le message d'Emerence : le plus beau cadeau qu'on puisse faire à quelqu'un, c'est de ne pas le faire souffrir. Emerence a appris à la narratrice que ce qui compte, c'est la parole qui vient sur le moment et pas ce qui reste après (les meubles tombent en poussière) ; ce qui compte c'est le geste. La narratrice a toujours composé, même si elle a rencontré la rectitude, la grandeur d'Emerence qui lui a appris à aller jusqu'au bout de ce qu'elle peut être. J'ai lu ce livre avec plaisir car j'aime bien les rebelles. La fin est décevante.
Brigitte
J'ai été subjuguée par les premières pages, emportée par l'univers. La traductrice a très très bien traduit : on n'est jamais gêné par la traduction, on croirait que c'est écrit en français. Ça commence de manière poétique avec Emerence et des roses pas faites pour elle, avec un personnage déconcertant. La fin est beaucoup moins bien, après trois ou quatre chapitres, je trouvais qu'on aurait pu s'arrêter là. L'histoire de la culpabilité ne m'a pas frappée. J'ai été intéressée par le personnage d'Emerence : ceux qui ont connu des choses terribles ne peuvent les faire comprendre. Une chose qui n'a pas été dite à propos de la famille Grossmann : la petite fille reste, Emerence la fait rejeter par sa propre famille pour la sauver : c'est suggéré, dit entre les lignes ; Emerence a eu cette générosité sans jamais s'en vanter, c'est normal pour elle, on l'apprend par inadvertance. Elle fait ce qu'elle peut, sans se soucier du qu'en dira-t-on. Or, dans les pays totalitaires, les gens sont décervelés. Ce personnage est libre, ne transigeant pas avec ses propres idées. La narratrice met en avant ses incertitudes par rapport au côté monolithique d'Emerence qui certes ne se remet pas en question. C'est un livre très intéressant, mais long, avec une fin artificielle.

(S'ensuit un débat sur 2 lectures différentes de ce livre : soit on suit le fil de la culpabilité, soit on se fiche de la culpabilité en lisant le livre.)

Marie Thé (du groupe breton)
J’apprends qu’à Paris vous avez échangé sur La Porte de Magda Szàbo. J’avais lu ce livre à sa sortie, et me souviens d’un livre fort. Emerence aime intensément l’auteur, amour maternel… mais qui aimerait être aimé de cette façon ? En refermant ce livre, je pensais "aimer est dangereux" (cela fait penser à Schopenhauer). À chaque fois qu’Emerence a aimé (être humain, animal) drame et souffrance étaient au rendez vous...
Lil (du groupe breton)
J'ai adoré ce livre : un livre fort sur la culpabilité et, surtout, sur le risque de souffrance lié à l'amour.
Le personnage d'Émerence, totalement libre et rebelle, à la fois tyrannique et magnifiquement généreux, m'a fascinée : je comprends l'attrait de la narratrice pour cette femme hors du commun qui sait aimer et punir avec le même excès (les animaux ne s'y trompent pas !), qui donne et exige des preuves d'amour selon un code très personnel, incompréhensible pour la narratrice qui ne fonctionne pas du tout sur les mêmes schémas, d'où son trouble, ses doutes, ses colères, parfois.
J'ai ouvert ce livre et ne l'ai pas lâché, happée par l'insolite de cette relation. Chaque fois qu'Emerence baisse sa garde et livre un pan de sa vie sur fond de Hongrie communiste, on accède à un peu plus de compréhension du comportement de la vieille femme, mais le mystère n'est jamais complètement levé... De quelle texture sont donc ces relations très fortes qu'on ne s'explique pas et dans lesquelles on s'embarque, mû par une étrange fascination ???
"Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
Dont, par le doux rapport, les âmes assorties,
S'attachent l'une à l'autre, et se laissent piquer
Par ce je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer.
"
(Rodogune, Corneille)

Les avis du nouveau groupe en 2017 : ICI


Un article éclairant : "Magda Szabó, toujours insoumise"
« Enfant déjà, Magda Szabó s'acharnait à regarder dans les coins sombres, à fouiner dans tous ces endroits faussement tranquilles où personne ne va jamais fourrer son nez. Comme en cette année de collège où son professeur de lettres avait demandé à la classe d'observer une grande toile représentant une scène biblique, puis de décrire l'un des personnages du tableau. Magda, contrairement à ses camarades, n'avait choisi aucune des figures de premier plan. Son oeil à elle s'était arrêté en périphérie de la scène principale, sur un chien minuscule "que personne n'avait jamais remarqué", dit-elle, et pour lequel elle avait brodé un destin de son invention.
Quelques décennies plus tard, la remarquable romancière n'a rien perdu de son aptitude à déplacer le centre de gravité d'un récit vers le point le moins attendu. Combinée avec une grande qualité d'écriture, cette faculté produit dans son roman La Porte (Az Ajtó) un résultat troublant de finesse et d'originalité - le tout particulièrement bien traduit par Chantal Philippe.

SANS CONCESSIONS
A priori, pourtant, le sujet n'est pas vraiment inédit. En évoquant les relations (largement autobiographiques, reconnaît-elle) d'une intellectuelle avec la femme qui s'occupe de son ménage, Magda Szabó s'inscrit dans un schéma littéraire d'apparence assez traditionnelle. Sauf que, fidèle à ses malices de collégienne indocile, l'écrivain renverse le point de vue habituel. Au lieu de décrire une employeuse par le truchement du regard de l'employée, La Porte fait tout le contraire. C'est donc l'employée qui devient l'objet de toutes les questions de sa patronne transformée en narratrice - et, par conséquent, du lecteur. Contrairement à l'employée, une grande femme d'un certain âge prénommée Emerence, l'employeuse ne peut pas s'introduire chez celle dont elle cherche à scruter l'existence.
Car Emerence, personnage extraordinairement affirmé, solitaire et sans concessions, qui rayonne "comme une pile neuve fonctionnant pour le bien comme pour le mal", protège un grand secret - elle qui, paradoxalement, "ne supporte pas que les autres aient des secrets". Très vite, le récit déborde le simple cadre maîtresse-subordonnée, le retourne et s'achemine vers l'exploration des liens de dépendance entre individus. Bien que les deux femmes soient sans descendance, l'auteur imagine des situations proches de la relation mère-enfant, à la fois entre elles et avec d'autres personnages.
Elle non plus, Magda Szabó, n'a pas eu d'enfant et pour des raisons d'opposition politique - du moins au départ. "Je suis protestante, ma famille l'était avant moi, explique Magda Szabó. Alors je proteste, je ne peux pas faire autrement." D'un geste de la main, survivance d'une impérissable coquetterie chez une femme très belle, la romancière ramène ses cheveux derrière son oreille. Protester contre les facilités romanesques, contre une vision trop uniforme du monde, contre le régime quand il prétend vous entraver.
Entre 1948 et 1956, époque la plus rude du communisme hongrois, l'enseignante de philologie qu'elle était avant la guerre a été condamnée à enseigner dans une école primaire, tandis que son mari, écrivain lui aussi (et ancien secrétaire général de la radio hongroise), livrait du charbon et servait de porteur aux épouses des dignitaires du régime. Magda Szabó, qui avait déjà obtenu un prix littéraire pour un recueil de poésie, en 1948, refusait catégoriquement tous les travaux d'écriture proposés par le régime. "Je leur disais que l'envie d'écrire m'était passée, que j'étais comme un flacon de parfum évaporé." Dans l'ombre, elle s'était affiliée à un cercle d'écrivains, Nouvelle Lune, dont les douze membres, jeunes pour la plupart, avaient juré de ne jamais servir ce régime et même de ne pas avoir d'enfant, pour ne pas risquer de donner prise à leurs oppresseurs.
Des années durant, Magda Szabó n'a donc rien publié en Hongrie, ce qui ne l'empêchait pas d'écrire. En 1959, les conditions politiques s'étant améliorées, elle fait paraître Le Faon, un roman qui contient une critique voilée du régime. "On m'a laissée faire, en m'avertissant que c'était la dernière fois." Entre-temps, une traduction clandestine l'a fait connaître à l'étranger, par l'entremise de l'écrivain allemand Hermann Hesse. "Il a appelé son éditeur, Fischer Verlag, en lui disant : j'ai pêché un poisson d'or pour vous", se souvient-elle avec émotion. Aujourd'hui, Magda Szabó est fêtée comme il se doit dans son pays, où elle a reçu la chaîne du roi Matyas, distinction suprême qui l'embarrasse par sa taille et par son poids.
"Je ne sais jamais avec quoi la mettre", plaisante-t-elle, toujours prête, même dans son grand âge, à jeter le conformisme par-dessus les moulins pour garder sa liberté d'esprit. » (Raphaëlle Rerolle, Le Monde du 24 octobre 2003)



 

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