Imre Kertész
Être sans destin

Nous avons lu ce livre en janvier 2006.

Katell
C'est difficile de parler de ce livre, mais je suis contente qu'il ait été mis au programme du groupe. C'est un auteur majeur et un livre majeur et j'aime quand le groupe me permet d'aller à la découverte de grands écrivains. Je n'avais pas lu Imre Kertész il y a deux-trois ans, lorsqu'il a eu le prix Nobel. Après Être sans Destin, je vais lire ses autres ouvrages.
Tout d'abord, j'ai beaucoup aimé l'écriture. J'aime cette façon d'ouvrir sans cesse les guillemets pour citer les propos exacts de ses personnages. C'est très journalistique et cela donne à la fois une sensation de proximité (les propos sont rapportés) et de distanciation (l'auteur/narrateur ne se les approprie pas). J'ai été très sensible à son regard d'adolescent, qui éprouve des sensations ou des sentiments parfois inavouables (envers son père et sa mère), face à ses oncles ou aux voisins.
Je me suis aussi posé la question de l'homosexualité latente (?) avec cette façon très particulière de décrire la beauté et le corps des hommes qu'il croise (notamment les soldats allemands) et qui se révèle (enfin devine-t-on ?) dans la scène du lavabo, où l'autre jeune homme devient également " l'homme " de l'infirmier. Très souvent, on est comme lui, on ne comprend pas bien ce qui se passe. Pourquoi a-t-il été envoyé à l'infirmerie, où malgré la faim et la soif, ce séjour va lui permettre de passer l'hiver 44-45 et le sauver ?

Liliane,
C'est également très difficile de parler de ce livre. J'ai freiné des quatre fers pour le lire. Je l'ai acheté avant-hier et je l'ai terminé il y a une heure. Ce n'est pas encore assez décanté, j'ai du mal à en parler. Et puis, c'est un peu indécent dans le contexte d'un groupe de lecture... C'est un livre qui m'a touchée, secouée...
Jacqueline
Moi aussi, j'ai des difficultés. Je l'avais gagné au Salon du livre en 2003. J'étais très contente de lire Kertész parce que je suis en recherche de livres sur la déportation. Cette difficulté que j'éprouve à en parler tient à beaucoup de choses : la chape de silence de ceux et celles qui en sont revenus. Mon père a été à Dachau comme politique (un an) et d'une certaine manière j'étais au courant de son expérience mais il n'a rien raconté. Pour moi, dans cette expérience des camps, il y a quelque chose de sacré. Plus tard, j'ai lu d'autres livres, mais la chape de silence est toujours là. J'avais trouvé Primo Levi extraordinaire mais je suis incapable d'en citer quelque chose.
Donc, j'ai lu et je l'ai relu. Le début du livre ne me plaisait pas : cette manière de raconter, l'expérience d'un adolescent, ces choses sans sentiment, cette position subjective. Les Boutiques de cannelle racontent les mêmes sentiments, cette étrangeté, cette folie. Cela m'apparaissait pesant. Ces phrases courtes qui reprennent ses sentiments d'enfant, pour moi, cela faisait procédé. A partir de la rafle, j'ai été embarquée. La chose racontée prend le pas sur le procédé. C'est un livre de témoin, précieux, ce n'est pas de littérature...
C'est assez extraordinaire, il ne comprend rien, il est entraîné, il est mêlé à ça, il vit ça. Il n'a pas de jugement. Pour lui, " il faut bien faire ", puis il apprend à tricher. C'est très touchant. A la fin, lors de la discussion avec le journaliste, on retrouve la pensée toute faite des gens : " C'était l'enfer... "
Cependant, à cause de cette distance, l'horreur ne passe pas. Je recommande par exemple Le Retour de Charlotte Delbo, qui arrive à rendre mieux le terrible de la situation.

Brigitte,
Je l'ai lu il y a deux ans. Je ne l'ai pas relu, j'écoute vos avis.

Geneviève
Quand il est sorti il y a deux ans, je n'ai pas voulu le lire. La déportation fait partie de mon histoire familiale, de mon enfance, de mon imaginaire. J'ai lu une tonne de bouquins sur le sujet et j'en ai ras-le-bol de la sacralisation et de l'autopunition.
Finalement, je l'ai lu pour des raisons professionnelles. J'ai été un peu déroutée au début, avec ce point de vue. J'ai été fascinée par la distance et par son rapport au temps. Comment il arrive à s'habituer à des choses insupportables. Son retour l'a beaucoup frappé, sa rencontre avec le journaliste, la communication impossible et ce moment où il sort de lui-même, sa colère par rapport aux deux vieux.
En revanche, à la relecture, j'ai trouvé que la technique à mettre des expressions comme " j'en convenais " faisait un peu procédé. Je trouve fascinant cette impossibilité à communiquer. On raconte cette expérience comme quelque chose de dramatique, mais par exemple, ma mère qui l'a vécue enfant aussi, n'évoquait pas "le drame".
Dervila
Je n'en ai lu que la moitié et pour l'instant, je l'ouvre aux ¾ pour le témoignage. J'ai trouvé ça plat et froid, comparé par exemple à La Trêve de Primo Levi. L'écriture m'a gênée. J'ai été gênée d'un point de vue technique. J'ai trouvé le personnage très énervant. Je ne peux pas comprendre qu'il n'ait pas d'émotion. Je trouve ses réactions bizarres vis-à-vis de son père, de sa mère, sa manie de l'ordre. Cette absence donne l'impression qu'il est sous le choc. C'est peut-être son mérite littéraire. C'est un témoignage très froid, mais un témoignage complet.
Françoise O
Je n'ose mettre de qualificatif sur ce livre, sur sa construction, son écriture. Je trouve cela déplacé, indécent. Comme ceux qui n'ont pas pu comprendre ce qu'il tentait de faire passer à son retour : ceux qui n'ont pas cru, ceux qui n'ont pas pu entendre, ceux, dont je suis, qui n'ont pas été là-bas. Et qui n'ont donc aucun droit à porter même l'ombre d'un jugement. Je dis simplement "chapeau bas". Je lisais en même temps le livre d'un auteur allemand, Max Sebald, et j'ai trouvé une citation qui s'applique, selon moi, à la lecture de Kertész, qui "se caractérise par une attitude narrative qui (…) reste bienveillante jusque dans la moquerie et ainsi (…) ne tire pas son ironie de la distance prise par rapport au sujet, mais du rendu exact d'images vues de très près."
Claude
J'ai lu d'autres livres sur la déportation, comme Soljenitsyne. J'ai été surprise car c'est un jeune homme de quatorze ans, il a l'âge de ma fille aînée. J'ai dévoré ce livre. Au début, j'ai eu un peu de difficulté à le lire. Il prend des distances par rapport à ce qu'il vit. Il est très jeune et ne peut imaginer l'inimaginable. Il s'adapte, il ne peut faire autrement. Il fait preuve d'une certaine petite fierté. Il parle aussi des quelques joies mises en miettes : le terrain de foot à Buchenwald, l'évocation d'un coucher de soleil, lorsqu'il retrouve quelqu'un qui parle sa langue. Pour lui, c'est une joie. Lorsqu'il reçoit de la nourriture, c'est une joie de manger. Il savoure son repos à l'hôpital même s'il meurt de soif et de faim.
Monique
Je l'ai lu aussi il y a deux, trois ans et je n'ai pas pu le relire. J'en parle sur mes souvenirs. Pour moi, c'est un grand écrivain. Pas simplement pour le thème mais aussi par rapport à tous les autres livres, il y a quelque chose de très particulier. J'y vois plusieurs fils. Celui de l'expérience d'un enfant que je trouve très difficile. Les premières pages sont capitales pour comprendre son cheminement. Au moment de l'arrestation, ces jeunes garçons avaient tout le temps de fuir... C'est fascinant qu'ils aient suivi sans se poser plus de questions. On sent que c'était un enfant qui n'était pas averti, que personne n'était là pour le protéger. On voit aussi le travail de l'écrivain : il veut restituer son histoire avec sa vision d'enfant.
Autre fil : je n'ai pas lu beaucoup d'autres documents où sont évoqués la joie et le bonheur au camp de concentration. Il égrène des grains de bonheur. Quand on ouvre ce genre de livre, on a envie de comprendre pourquoi les humains ont été capables de faire ça et comment d'autres humains l'ont vécu et supporté. Tous ces gens voués à mourir et en fin de compte, contre tout attente, le destin fait que certains ont vécu. C'est vivifiant malgré l'horreur. Il a fait son chemin pour construire sa vie. Le retour est désespérant : personne ne l'attend. J'ai lu deux autres ouvrages, notamment Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, où il évoque son refus de donner la vie à un enfant. Kertesz est un très grand écrivain pour sa vision humaine.
Florence
J'avais lu le livre au moment où Kertész a reçu le Prix Nobel. Il m'avait beaucoup marquée et je m'en souviens bien. Je l'ai en partie relu pour le groupe, ce soir.
J'ai ressenti la même stupéfaction à la deuxième lecture, lorsque le narrateur décrit des horreurs en les qualifiant "d'assez pénibles" ou de "bien désagréables". Lorsqu'il annonce la rafle dont il va être victime d'un laconique : " Le lendemain, il m'est arrivé quelque chose d'un peu étrange. " J'éprouve véritablement de l'effroi lorsqu'il parle de sa "joie" d'arriver au camp…
Ce narrateur qui semble ne s'émouvoir ni ne juger de rien, comme si ce qui lui arrivait ne le concernait pas vraiment, comme s'il était à l'extérieur de lui-même, c'est la grande réussite du livre, je crois.
De la quasi impossibilité à raconter l'horreur des camps, Kertész dit : "La langue est limitée… Celui qui veut vraiment dire ce qui s'est passé à Auschwitz, on ne le comprendra pas." Lui, réussit, non pas à nous émouvoir, mais à nous plonger dans un état d'hébétude horrifiée face à cette "plaisanterie, cette blague de potaches" que fut l'invention de la solution finale. Son ironie, scandaleuse, nous mène au plus près de la monstruosité.
Françoise D
Je partais du postulat : après avoir lu Primo Levi, il n'y a plus rien. J'ai lu Robert Antelme, mais ce n'est pas de la littérature.
Encore un livre sur la déportation... Mais que peut-il m'apprendre ? Au bout de 20 pages, j'ai été accrochée par ce ton original que je n'avais jamais lu ni entendu ailleurs, l'expérience d'un enfant. Ce livre dépasse le stade du témoignage. C'est un grand livre, un talent, une écriture. Il a mis quinze ans à l'écrire, il y a longuement et mûrement réfléchi, on le voit à la manière dont c'est écrit. J'ai trouvé que le ton, cet understatement (euphémisme, minimisation) révèle beaucoup de l'état d'esprit de cet enfant. Son humour, son ironie m'ont bluffée. Je recommanderai ce livre. On peut faire de la littérature avec la Shoah.
Liliane
Le terrain où j'aimerais m'aventurer de manière confortable... Comme il y a de la vie dans un camp de concentration, il y a du camp de concentration dans la vie. Dans son point de vue, j'ai toujours senti l'adulte et ce point de vue d'adulte m'a percutée et m'a amenée sur le terrain de ma propre vie. C'est une langue très descriptive. Quand j'animais un atelier d'écriture, lorsque quelqu'un avait des difficultés à aborder un sujet, le mieux, conseillais-je, c'est de décrire ce sujet avec la langue la plus neutre possible. Décrire au plus près permet la juste distance. C'est ce qui va le plus loin dans la transmission. C'est ce qu'a fait Kertész.
Brigitte
J'avais besoin de faire le point, c'est un peu une seconde lecture pour moi de vous avoir écoutés. J'ai découvert des choses. Quand j'avais quatre ou cinq ans, j'ai croisé une femme qui revenait des camps. Ça m'a marquée même si je n'ai rien compris à ce qui lui était arrivé. J'avais seulement compris que c'était important.
Pour moi, c'est l'histoire d'un enfant très respectueux : tout se passe bien s'il reste bien obéissant. Et dans ce contexte, il applique son mode de vie habituel. Il est opérationnel pour aller en camp. Le monde qui est le sien, c'est un monde chaotique. Il est habitué à subir des événements incompréhensibles de par sa vie familiale, donc il est mieux adapté à vivre l'incohérence du camp parce que son monde est déjà incohérent. Il n'a pas de sentiments car c'est déjà semblable à son monde habituel. Cette expérience est amplifiée. Il a une manière d'aborder ce sujet : il a trouvé un chemin pour mieux aider le lecteur à toucher cette chose qu'on ne peut mettre en mot.
Claire
Pour moi, c'est un livre comme un autre : je l'ai lu il y a déjà un ou deux mois et j'ai déjà tout oublié, c'est comme pour les autres livres. Et pour me soutenir, j'ai Kertész lui-même :
"Après Auschwitz, on ne peut écrire que de la fiction (…) comment peut-on imaginer que l'art puisse faire abstraction d'un tel événement historique, d'une telle tragédie ? D'un autre côté, il serait absurde d'imaginer qu'un poète qui ressent le besoin d'écrire sur Auschwitz ne répondrait pas aussi à une exigence esthétique. Il y a une esthétique d'Auschwitz." (Lire, avril 2005)
Au début, j'étais assez irritée, je ressentais un énervement devant cette sorte de naïveté, cette absence de sentiment d'horreur. Les choses arrivent " naturellement "... Je me suis dit pendant un bon moment : une nouvelle aurait suffi et puis je suis entrée dans l'horreur, je n'y ai plus pensé. Florence le trouvait autiste, je trouve qu'il ne l'est pas assez pour nous faire passer au début - début que je trouve mal foutu - cette inconscience. C'est un peu comme une pose, un procédé, disent certaines. Après, cette impression est dépassée. De Si c'est un homme, de Primo Levi, je retiens les échelles de la souffrance : avoir faim, c'est horrible, mais il y a pire qui fait disparaître la première, avoir froid. Là, je me souviendrai de la possibilité de ressentir du bonheur dans cette maltraitance systématique. A certains moments, le corps complètement souffrant devient pour lui un objet, il n'est plus qu'une conscience. Je me souviens d'avoir lu La Douleur de Duras, en grand partie en pleurant. Là, c'est une tout autre lecture. Je recommanderai ce livre, c'est un classique. Je suis certaine d'aller voir le film. Je trouve les interviews de Kertész très intéressantes (voir tout en bas de cette page).

Sandrine
J’ai lu Être sans destin il y a quelques années et cette œuvre m’a laissée sans voix. Tant de films, de livres traitant de cette tragédie ont, année après année, émoussé la sensibilité du spectateur ou du lecteur, qui croit tout connaître de ce drame... et pourtant... J’ai été profondément touchée par l’immense pudeur, le respect et la profonde humanité qui émanent d’Imre Kertész à travers cette œuvre. Plutôt que d’inonder le public avec des œuvres plus ou moins réussies, plus ou moins véridiques sur le même sujet, c’est de tels témoignages qu’on devrait parler : l’écriture est extrêmement simple et sobre. Pas d’effets de phrases, de grandiloquence déplacée, de commentaires « à faire pleurer dans les chaumières ». La description nue des faits. Ni plus, ni moins. Des hommes, des femmes, avec leurs grandeurs, leurs forces et leurs bassesses. Leur bonté et leur mauvaiseté. La force de la survie. Une certaine honnêteté intellectuelle aussi en évitant la facilité de l’amnésie sur certains sujets délicats. Un récit d’une grande dignité humaine. Cette œuvre m’a beaucoup impressionnée... beaucoup plus que tout ce que j’avais pu lire ou entendre jusqu’à présent sur le même sujet.
Il y a quelques mois, je n’ai pas manqué d’écouter une interview qu’Imre Kertész donnait à la télévision française... cet intellectuel qui se fait rare sur notre petit écran. Cet homme était d’une impressionnante simplicité et d’une immense profondeur. L’interview se passait à Berlin et en langue allemande à sa demande... parce qu’il aime cette langue qui est celle d’écrivains qu’il admire et apprécie, disait-il les yeux pétillants d’une lumière que ni Auschwitz, ni le régime communiste hongrois n’ont réussi à éteindre...

Dervila (plus tard)
Mon avis s'est quelque peu modifié depuis que j'ai lu la seconde moitié du livre. J'ai trouvé cette moitié beaucoup mieux faite du point de vue narratif/"littéraire", et beaucoup plus forte.
Et mes idées ont (un peu) changé aussi depuis que j'ai réfléchi sur l'avis de Monique, en me souvenant que les garçons mûrissent moins vite que les filles. Donc à 14 ans, un garçon peut être un vrai enfant. Pourtant, le contraste avec Anne Frank s'impose (sauf que nous n'avons que ses écrits d'avant sa déportation, j'en suis consciente).
Jean-Pierre
Je vais essayer de faire court, c'est promis. Ca ne va pas être facile car j'aurais tant de choses à dire sur ce livre. Le sujet d'abord ne peut que m'atteindre au plus profond. Le nazisme et ses crimes, les camps de la mort en constituent l'arrière-plan. Et c'est là que le bât blesse, car ils sont très peu évoqués. L'auteur a pris le parti de raconter son périple personnel en occultant la situation générale dans laquelle il se déroule.
Dès la 4e de couverture, on est certes prévenu : "... le mythe d'un univers concentrationnaire manichéen. " Vous avez dit mythe ? Les premiers, les révisionnistes de tout poil se sentiront peu touchés car ce n'est pas cette histoire individuelle qui les convaincra davantage que les preuves matérielles des camps, de la barbarie nazie, du génocide et de la shoah. Quant aux seconds, ils risquent de culpabiliser d'avoir fait le tri entre les bourreaux et les victimes, aveuglés par leur soi-disant manichéisme. Dans ces conditions extrêmes de l'inhumanité, il faut cependant choisir son camp, quitte à laisser de côté les pauvres moments de sérénité que les uns et les autres ont connu probablement, tant les heures et les minutes sont longues.
En outre, le livre fourmille de passages où les monstres sont si gentils et les instants si heureux. C'est un comble.
Quant à la forme, le livre ne commence véritablement qu'au départ du train pour Auschwitz. Tout le début m'a fait l'effet d'un verbiage sans importance dans le cadre de ce récit, à part la critique du fatalisme religieux et celle du respect de l'ordre et de la bienséance. Et alors, le style ! c'est déprimant. Que de redites ! que de chevilles sempiternellement répétées : en définitive, pour ainsi dire, d'une certaine manière, au fond, en fait, quand on y pense, somme toute...., sans parler de choses carrément risibles comme : "tout cet évènement a du prendre environ 3 à 4 minutes pour être précis". C'est insupportable.
Bref, pour l'histoire dans l'Histoire, ça peut aller, mais pour la petite histoire et l'écriture, zéro.
Claude
Puisqu'on en connaissait le thème, on pouvait imaginer un livre oppressant et difficile. Je ne l'ai pas trouvé tel. Il n'y a pas de pathos, c'est un livre pudique sans doute d'autant plus fort. On voit l'évolution dans les situations, l'installation de la "vraie" faim.... le regard qu'il porte sur le corps de son ami, le sien et on ne peut douter de l'affreuse pente. Je l'ai lu trop rapidement, par souci de le terminer pour ce soir, et par intérêt d'une lecture qui a envie de se poursuivre. J'ai besoin de relire ce livre ou de vous écouter pour remettre en place des faits, des personnages, des situations. Je retiens d'une première lecture un grand souffle et une grande sympathie pour cet adolescent, pas seulement de la compassion, mais de l'admiration. Sa jeunesse, sa fraicheur, son envie de bien faire, sa façon de tenir compte du point de vue de l'autre, son obstination, sa faculté de voir le beau et le bien.
Lil
Ce qui m'a beaucoup touchée dans ce livre, c'est qu'il offre à voir toutes les nuances de la nature humaine, de la plus claire à la plus sombre. Il évite le piège du manichéisme (tout comme Primo Levi dans Si c'est un homme) et, installe avec ce récit linéaire, une distance essentielle tout en renforçant l'horreur lue en transparence, derrière la banalité de la forme. Toujours dans le même esprit, la galerie de portraits du début est décapante. Merci aussi au talent de l'auteur de me faire comprendre comment l'on peut aller, pas à pas, vers l'indicible, chaque pas servant à s'adapter à la minute présente, au vécu présent, pour ne retrouver, au bout du chemin, dans l'horreur (que l'on n'avait jamais soupçonnée !). J'ai été très sensible au cheminement naïf de cet adolescent, plein de bonne volonté et qui garde cet œil nuancé jusqu'au bout, sans jamais se plaindre. Bien sûr que le bonheur existe au milieu du malheur, en même temps que le malheur, et c'est ce qui donne la force de rebondir, de survivre. D'autres l'ont affirmé (Lydie Violet, par exemple) et je souscris tout à fait à cette idée, même si, évidemment, ce bonheur, dont il est question dans ces situations extrêmes, doit être redéfini, peut-être comme une halte dans le malheur. J'ai, également, été très sensible à la notion de liberté intérieure, cette liberté extraordinaire qui, avec la libération de toute peur, de tout attachement, rend transparent, indifférent, détaché, totalement libre (Etty Hillesum en parle aussi très bien).

Nicole
Je n'ai pas pu lire cet ouvrage : je suis incapable de lire les livres traitant des camps de concentration.
Marie-Thé
J’ouvre ce livre à moitié : lecture terrifiante. Nous l’avons tous lu, je ne reprendrai donc pas ce long récit douloureux et inoubliable. Me vient en tête ce « Was ? du willst noch leben ? » (Comment ? tu veux vivre encore ?), ou l’incompréhension devant un corps réduit à l’état de déchet, d’où une voix balbutie : « Je... Pro... teste... » et ne veut pas mourir. Puis ce passage parmi tant d’autres : « Je voudrais vivre encore un peu dans ce beau camp de concentration. » Le corps n’est pour ainsi dire plus, mais la vie et le désir d’y vivre, y sont, intacts. Je pense aussi à ce moment où l’auteur se débarrasse de Bandi Citrom comme d’un fardeau. Ce dernier l’aura « porté » jusqu’aux limites du possible. La vie n’est-elle pas ainsi ? On peut être aidé, porté, jusqu'à un certain point, il faut à un moment lâcher la main, et finir seul le chemin... Seulement ici, le soutien était devenu « fardeau ». A méditer aussi, les « pas » : « Tout le monde avançait pas à pas, tant que c’était possible... ». Et le fait qu’ "il n’y a pas de sang différent... Il y a seulement des situations données et les nouvelles possibilités qu’elles renferment...", "Ce n’était pas mon destin, mais c’est moi qui l’ai vécu jusqu’au bout...". Et ceci, qui me fait encore et toujours réfléchir :  "Il m’est impossible de n’être ni vainqueur ni vaincu... De n’être ni la cause ni la conséquence de rien... Je ne pouvais pas avaler cette fichue amertume de devoir n’être qu’un innocent." Qu’en pensez-vous ? Enfin quand j’ai lu la dernière page où l’auteur parle de sa "vie invivable", puis du bonheur qui le guette "comme un piège incontournable", et de ce "quelque chose qui ressemblait au bonheur"dans les camps ; quand j’ai refermé le livre, j’ai pensé à ces mots de Vladimir Jankélévitch : "Ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été". Par moment j’ai pensé à Hannah Arendt parlant de ces moments douloureux de l’histoire, quelquefois encore à J R Tolkien, etc.

Martine
Au départ, une irritation, rien qu’à voir l’illustration de couverture avec les barbelés : « Encore un témoignage sur la déportation !... » Et puis, très vite, ce sentiment a été gommé par plusieurs atouts du livre. D’abord, le personnage, sans jugement au plus près du ressenti d’un adolescent au fil des expériences mais garde son regard « distancié ». Comment va la vie, celle de la conscience dans ce temps arrêté de l’enfermement et de la persécution ? Que faire avec un ado d’une telle candeur, prêt à coopérer au début ?... Une part du suspense repose d’ailleurs sur les questions que je me suis posées quant à l’évolution du ressenti du jeune homme. Drôle de posture pour l’individu qui raconte et se raconte ainsi, avec une étrange neutralité. Et puis, de m’interroger sur le singulier (et non pas le pluriel) choisi ici pour l’ « Être » (titre), car, de se vivre ainsi par l’écriture et la conscience, unique et en même temps entraîné dans une aventure de masse (notamment dans les moments de confusion), n’est-ce pas cela un « dédoublement » qui fait que l’on dépasse le témoignage ? Il n’y a qu’à la fin, lors du terrible retour non attendu, que j’ai réalisé à quel point il y avait eu un travail sur l’expression, ou la retenue des émotions pour l’écrivain.
Ensuite, deuxième atout du livre pour moi : La langue, même s’il s’agit d’une œuvre traduite du hongrois, une écriture au service de cette forme de psychologie, comme si écrire était un travail sur la vision du monde ou quelque chose comme ça (première personne et style indirect ; déictiques...). J’ai eu comme l’impression que je n’avais pas forcement une place de lecteur, que le récit se déroulait comme pour aider le récitant à se débrouiller lui-même avec son vécu, à s’observer, plus encore que pour s’adresser à un public quelconque. Ça m’a un peu rappelé Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne.
Enfin, les problématiques philosophiques sous-jacentes au récit : la question du bonheur et de ses conditions, celle du destin et du hasard, de la fragilité de la vie donnée ou reprise, ainsi que celle du bien et du mal... Pourquoi l’un ou l’autre se retrouvent-ils qui dans la file de gauche, qui dans celle de droite... J’ai repensé, à propos du « bonheur des camps de concentration » (car c’est faux qu’on s’habitue) à la thèse du Nirvana au-delà du désespoir. Sinon, que reste-t-il de l’homme limité à son instinct de survie ? (Autre ouvrage Un si fragile vernis d’humanité). Comment aurais-je composé moi-même avec l’inacceptable ? Cette question m’est possible dans ce livre, alors que la claque et la distance sont si énormes et brutaux dans d’autres témoignages que je ne pouvais aller avec ceux-ci jusqu’à cette question.
Lona
Ce roman a été écrit 30 ans après les faits vécus. Je l’ai lu comme un récit d’un adolescent. En voyant la couverture du livre et le titre, j’ai imaginé une histoire de vie, derrière les barbelés d’un camp de concentration, avec toutes les exactions possibles et déjà décrites. Car dès les premières pages l’histoire semble toute tracée : une famille juive, dont le père partant au STO, confie son entreprise, sa famille, ses biens à son employé. On devine qu’il ne reviendra pas et sera spolié... Mais l’histoire ne sera pas seulement celle là ! Ce livre écrit l’histoire de la déportation d’un garçon de 15 ans, m’a impressionné par la précision des détails de la vie dans les camps : l’organisation des détenus, les rituels qui rythment le journalier, les actes barbares pour l’exemple (pendaisons), les stratégies de survie, les alliances, les amitiés, la philosophie de la liberté. Trente années plus tard, rien ne semble avoir été oublié : aucun détail, aucun nom, aucune odeur, aucune couleur, aucune sensation de froid, de faim, de peur. Ce jeune a été interné pendant un an (j’allais dire « seulement un an »). Pourtant en lisant ce récit, j’aurais pu penser que cette tranche de vie portait sur des années et des années. Comment a-t-il fait pour se souvenir de tous ces détails 30 ans après ? Comment fait-on pour se remémorer avec autant de précisions et continuer à vivre avec le poids de ces souvenirs ? Comment fait-on pour que cette charge devienne, à un certain moment salvatrice et constructive, sans tomber dans le mélo, sans être maso ? Comment peut-on parler de liberté dans un camp d’extermination ? La liberté serait donc avant tout intellectuelle et non pas physique ? Cette forme de liberté permettrait donc de se construire une carapace, vivre une vie intérieure, se détacher de la réalité, toucher le fond de la déchéance et rebondir, guérir ses plaies et s’inscrire dans le futur, rester gestionnaire de ses pensées et de ses rêves ? L’écriture ne m’a jamais parue misérabiliste, ni pleurnicharde. C’est un récit uniforme, très détaché. J’y trouve une certaine banalité, un détachement dans la retranscription des faits d’horreur et de malheur, une résignation, j’allais presque dire une sérénité, voire, une espèce de paix – je n’ose pas dire une espèce de bonheur ! Ce livre m’a semblé plein de dignité. Il n’est ni agressif, ni rempli de haine, même si la haine est exprimée, à son retour comme une haine thérapeutique qui a sa place et son utilité dans sa reconstruction. Mais je reste convaincue que sa vraie thérapie sera la parole : malheureusement à son retour, il est seul, sans aide, sans argent, les gens de son entourage ne le comprennent pas, car restant eux-mêmes scotchés dans leur propre histoire de gens opprimés. L’auteur ressent douloureusement sa solitude, l’incompréhension, l’apathie des autres. L’écriture sera sa vraie thérapie. Tout comme Primo Lévi (qui avait 25 ans à son internement). Je retiens ces phrases, que je pense être des phrases-clé du livre : « S’il y a un destin, la liberté n’est pas possible. Si la liberté existe, alors il n’y a pas de destin. Nous sommes nous-mêmes le destin ». Tout serait donc « écrit » dès le départ ? Ou alors est-on soit soi même responsable de son destin ? Le destin, serait l’ornière, le chemin tout tracé, où il y aurait un vainqueur/un vaincu, un innocent/un coupable ! Pour moi c’est un livre plein d’espoir et de liberté. Il fallait pouvoir écrire un livre sur la liberté en retraçant la vie quotidienne d’un camp de concentration.


Extrait d'une interview de Kertész :

S'agissant de la Shoah, il est impossible d'écrire sans blesser, parce qu'on en transmet le poids sur les épaules du lecteur. Il faut que les mots aient un effet, au sens de "Wirkung", qu'ils entrent dans la chair. En même temps il y a là un paradoxe. Le roman qu'on est en train d'écrire doit "plaire" au sens où le lecteur doit vouloir tourner la page. C'est un piège dans lequel on l'attire pour qu'il soit réceptif. Si je suis trop cruel ou odieux, je ne peux pas obtenir ce que je veux.
Mais c'est une réflexion que je me fais a posteriori. Il est évident que je n'avais pas ça en tête quand j'ai écrit Être sans destin. Pas du tout. Ce qui m'obsédait, c'était d'éviter la pose littéraire. Je pensais à la toile de tente qui couvrait les tables des librairies hongroises - une toile grossière où étaient posés les livres que l'on pouvait acheter par cinq ou par dix pour quelques forints seulement. Je voulais retrouver le grain brut de cette étoffe, quelque chose de fruste comme dans certains romans populaires ou policiers. Pour cela, il fallait faire passer les détails au premier plan : devant un gradé en uniforme, mon narrateur ne pense qu'au pou qui le démange. C'était aussi une manière de montrer l'impossibilité d'écrire avec des moyens rationnels sur ce monde-là.

Votre appréhension de la musique n'exerce-t-elle pas aussi une influence sur la manière dont vous avez reconstruit la langue ?

C'est exact. J'en écoute toujours avant d'écrire. En ce moment, je suis avec Haydn et Mozart. A l'époque d'Être sans destin, j'étais hanté par la musique atonale : Berg, Schoenberg... De la même façon, j'ai voulu créer une langue atonale. L'atonalité, c'est l'annulation du consensus. Plus de ré majeur ou de mi bémol mineur. La tonalité est abolie, comme les valeurs de la société. La basse continue elle aussi est détruite, ce qui signifie que le sol (pas la note, mais le sol sur lequel vous marchez) n'est plus fixe et que disparaît ce socle de références qui donnaient un fondement à l'action. Des notions comme honneur ou bonheur deviennent risibles. Tout est en mouvement, rien n'est certain. Du point de vue de la langue, voilà ce que je pense avoir créé dans Être sans destin. Après, j'ai continué à jouer avec ces trouvailles. Dans Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, la perspective n'est pas aussi aliénée : c'est un homme qui parle, quelqu'un qui est au clair avec les lois de la vie et qui n'a commis qu'une erreur, tomber amoureux.

Comment vous situez-vous par rapport aux auteurs qui ont décrit l'univers concentrationnaire ?

Je hais la peinture des horreurs. Ce qui m'intéresse, c'est la distance. La langue est limitée et ses limites sont infranchissables. Il faut donc les briser de l'intérieur. J'admire les auteurs qui réussissent à travailler avec les moyens de la littérature pour dépasser les frontières du dicible. Récemment, j'ai relu La Douleur, de Marguerite Duras : rien de spectaculaire et pourtant tout est exprimé de ce que Duras appelle le " désordre phénoménal de la pensée et du sentiment ". On voit cette femme qui retrouve son mari rescapé du camp. On le voit lui : " Dans ses pantalons, ses jambes flottent comme des béquilles. " (…)

D'où vous vient cette distance sarcastique, cet apparent détachement qui est la marque de tous vos livres ?

J'ai été très influencé par Camus. Pour moi, le grand exemple de cette " distance " dont vous parlez, c'est L'Étranger. J'avais 25 ans lorsque je suis tombé sur ce petit livre. Je me suis dit qu'il était si mince qu'il ne devait pas coûter trop cher. J'ignorais tout de son auteur et j'étais loin de soupçonner que sa prose allait me marquer à ce point, pendant des années. En hongrois, L'Étranger était traduit par " L'Indifférent ". Indifférent au sens de détaché - détaché du monde, détaché de lui-même. Mais aussi au sens d'affranchi, c'est-à-dire d'homme libre.
(Le Monde du 10 juin 2005)

 

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De son arrestation, à Budapest, à la libération du camp, un adolescent a vécu le cauchemar d'un temps arrêté et répétitif, victime tant de l'horreur concentrationnaire que de l'instinct de survie qui lui fit composer avec l'inacceptable.