Fragments de la vie des gens
Régis Jauffret
Fragments de la vie des gens

Manu
J'ai lu les 16 premières histoires, en cherchant s'il y avait un lien entre elles. Aucun lien sinon la même déprime. Ma lecture s'est ensuite faite en diagonale en lisant les incipit de chaque histoire : "Elle est rentrée chez elle.", "Elle essayait de bronzer.", "Elle ne se disputait plus avec lui, elle détestait élever sa voix.", "Elle avait eu un problème de réfrigérateur qui l'avait occupée une partie de l'après midi." Toutes les histoires sont à l'imparfait avec des incursions de plusieurs paragraphes au conditionnel pour révéler la folie de chaque personnage principal. C'est indigeste. Ce sont souvent des histoires de bourgeoises en mal de vivre qui ont choisi une vie qui ne leur convient pas (elles ont un boulot, des enfants, un mari, des vacances à la mer... Enfin elles sont à plaindre...) ou elles sont seules. Les hommes sont rares ! Je trouve ce livre bobo.
L'auteur a réussi à convaincre trois personnes pour que je le connaisse : lui-même, son éditeur, et Loana qui nous a proposé ce livre ! J'aimerais bien savoir ce qui peut en motiver sa lecture et c'est pourquoi je suis parmi vous ce soir. Dernier point : je trouve la couverture du livre hideuse. Un livre que je ne conseille à personne !
Liliane
J'ai lu Fragments de la vie des gens, encore sous l'influence de ma lecture de La littérature sans estomac, de Pierre Jourde, et j'ai pensé que l'écriture de Jauffret aurait pu s'ajouter au catalogue de celles que Pierre Jourde stigmatise, une écriture qui s'affiche comme novatrice : dans ce livre, il s'agit du rassemblement de ce qui pourrait être des débuts, des ébauches, des bouts d'essais d'un roman en préparation, mais qui n'aboutit pas. Sans doute l'auteur a-t-il pensé que la mise bout à bout d'esquisses, de variations sur le même thème, pourrait produire un certain effet, additionnant les déclinaisons autour d'un personnage féminin entre deux âges, ayant perdu tout repère. Il renverse le processus où d'habitude, après avoir lu une œuvre, on se penche, pour mieux en saisir l'évolution, sur les textes préparatoires qui la précèdent ; ici, l'inversion de la démarche ne m'apparaît pas géniale mais affligeante, le résultat est un patchwork sans repentirs.
La créativité littéraire en impasse se révèle en filigrane dans le personnage féminin sans ressort, les textes apposés ne s'éclairent pas les uns les autres, leur ordre aurait pu être tout autre sans que rien ne soit changé. La récidive du "elle" (pour ne pas dire réitération, trop littéraire pour ce roman), l'uniformité du style, les imparfaits avec quelques échappées attendues au conditionnel, l'accumulation des comparaisons (trois parfois dans un même paragraphe)... m'ont fait abandonner la lecture en cours de route. On peut faire l'apologie de la petite phrase plate : "Elle était célibataire. Les week-end étaient longs.", dire que l'observation de la réalité ordinaire est une garantie d'authenticité : "Il n'était plus qu'une époque de sa vie, comme ces vieilles cuisinières qui encombrent des terrains vagues", tout cela est assommant. De trop rares moments de bonne surprise sont englués dans l'uniformité.
Ce n'est pas le sujet qui est déprimant, a priori il m'intéressait et le titre semblait prometteur, mais c'est la réalisation écrite qui me déçoit.
Christine
Bonjour la déprime ! L'auteur a atteint son objectif. Je suis allée jusqu'à la 33ème histoire. Au début, ça m'a plu, mais après la 3ème histoire, on est englué dans un ennui, une folie ordinaire. C'est toujours la même histoire ; et j'ai été agacée par le passage au conditionnel. Je ne crois pas que j'irai jusqu'au bout. Si on lit seulement des extraits, c'est pas mal, on pourrait en faire une grande nouvelle ; il y a des petites phrases réussies. Ce sont des gens qui ont une vie qu'ils n'ont pas choisie, ni professionnellement, ni affectivement ; au bout d'un moment c'est insupportable et ça n'apporte rien.
Jacqueline
C'est un livre qui présente de l'intérêt, ça ne veut pas dire intéressant… J'ai tout lu à cause de l'intérêt. Les quatre premières histoires m'ont déçue. J'avais lu Clémence Picot, avec son personnage unique qui sombre dans la folie !
Quand je suis arrivée à l'histoire 28 ou 29, je me suis intéressée aux détails qui font que les personnages vivent dans un monde sans désir, mais sont tous différents. J'ai ressenti des choses identiques vis-à-vis des enfants quand j'étais enseignante. Je n'ai pas eu une impression de "clichés", ni d'une série de débuts. Les chutes sont souvent brutales, inattendues et bien menées. Ce n'est pas un livre qu'on peut aimer, mais j'aime bien le titre.
Béatrice
Je vais défendre ce livre à fond. Je n'ai pas vu une succession de débuts. C'est comme quand est en voiture et qu'il y a un accident sur le côté de la route. On ne veut pas voir, on a peur, mais on regarde quand même. Je trouve ça très fort. Les histoires sont très différentes ; on éprouve une saturation, un malaise, mais plus on avance et plus on comprend cet instinct de mort. La description de cette pulsion de mort me revigore a contrario, je ressens plus fort mon appétit de vivre. C'est une lecture facile, on la boit comme une mauvaise boisson ; c'est une purge qui fait du bien. Il y a de belles trouvailles. Mais à qui conseiller ce livre ? Personne ! J'ai lu aussi Promenade et Histoire d'amour ; là aussi ça flippe, c'est glauque.

Brigitte
Je l'ai fini cet après-midi. Cela m'a intéressée. Certes, on a une impression de lassitude, mais la dépression c'est comme ça...

Françoise
…c'est plus que de la dépression ; c'est la folie !
Brigitte
Être toujours dans la même ambiance fait partie des qualités du livre. On sait où on va. Une chose que je n'ai pas aimée, ce sont les fautes de participe passé, au moins 3 ou 4… J'ai noté plein de trouvailles, de citations, de comparaisons magnifiques : "une guerre l'aurait comblée", "la tête devient un gâteau d'anniversaire"… Beaucoup de choses m'ont plu : l'adolescente de 13 ou 14 ans dont les parents l'ont tellement aimée qu'elle en déprime. C'est extrêmement fin, subtil ; ou encore le père qui ne trouve pas sa place : très intéressant.
On peut rapprocher le fragment n° 43 du n° 48. A la fin du 48, on peut se demander si l'enfant s'était vraiment blessé gravement ou si c'était un petit bobo, comme en ont très souvent les enfants, que sa mère amplifiait dans son fantasme, tout en le négligeant dans la réalité. Dans le 43, il est question de façon lancinante de plaintes provenant de l'appartement du dessous. Ces plaintes se renouvellent quotidiennement, avec une certaine régularité horaire, et on ne nous donne jamais d'explication sur l'existence, ou non, d'une personne maltraitée à l'étage au-dessous. S'agit-il d'un fantasme de la vieille femme, ou bien aurait-elle dû signaler l'existence d'une personne en danger ? L'incertitude demeure. Nous sommes à la limite du délire et de la folie.
Il y a beaucoup de justesse et de trouvailles d'écriture. C'est un monde archaïque, non civilisé ; des choses banales ne le sont plus. On n'est pas loin des tortures en Irak dont on parle en ce moment , où l'archaïque n'est pas loin. Le passage du temps est bien traduit. La pesanteur de l'écriture est bien décrite. J'aime bien le titre.
Claire
Je me sens de la communauté de cet auteur, quand je lis par exemple "Je supporte l'existence qu'à condition de vivre des instants coupés de tous les autres." ou "Il n'arrivait pas à installer sa vie sur la plaque de verre de son microscope intérieur" ou encore "Ma vie n'a aucun but, j'avance, mais je ne me dirige vers rien. Mon célibat n'a pas de sens, et un mariage n'en aurait pas non plus." Certaines phrases m'excitent, me procurent une sorte de jouissance, parce que c'est "trop". Il n'y a pas d'humour, ou je ne l'ai pas vu, mais il y a du "jeu". Au début j'ai pensé que c'était la même histoire ; arrivée p.114, je me suis dis : une fois là, est-ce que ça va progresser ?
L'histoire 53 m'a retournée : celle de cette femme quand ses enfants à chier sont morts. Mais bon il faut reconnaître que ça se répète. Si toute l'œuvre de l'auteur est de cet acabit, je trouve que l'univers obsessionnel est limité et la répétition devient faiblesse, déjà dans ce livre.
Sur Internet, sa lecture-création intitulée "Vivant", enregistrée dans son appartement (la cuisine est moche), déçoit, parce que sa voix affadit un texte qui devient banal quand on a lu ce livre. C'est un mauvais signe…
Françoise
Je me suis d'abord dit qu'il faudrait que j'aille au moins jusqu'à la moitié (soit la p.165) mais je n'ai pas pu dépasser la p.113… et encore, quelle perte de temps ! Plus aurait été du masochisme ! Je suis en colère, car je ne l'ai même pas acheté en poche ! Et d'ailleurs j'aurais dû le lire avant de l'acheter, j'aurais fait des économies, car les 10 premières pages suffisent, les 320 autres étant absolument identiques. C'est noir, monotone, tautologique, complaisant, ennuyeux ; il tourne en rond, il ne s'en sort pas, il n'y a aucun style, aucune véritable écriture. L'utilisation abusive de l'imparfait et du conditionnel, c'est gavant !
Ces "contes de la folie ordinaire", on n'y entre pas, on n'en a pas envie, c'est trop rebutant, il n'y a aucune possibilité d'identification. Il s'agit presque toujours de femmes. Mais qu'est-ce qu'il y connaît aux femmes ? Après avoir visité le document sur le web, on a plutôt l'impression qu'il parle de lui, indéfiniment.
Le pire que je puisse dire d'un livre : même moi (qui ne sais pas écrire), je pourrais faire mieux ! Mais que vais-je faire de ce livre ? J'aurais honte de le donner, ou même de l'abandonner en "bookcrossing" et je ne vois personne que je déteste au point de le lui offrir. Je vous cite l'article de Jean-Luc Douin dans Le Monde : "Son éditeur, Bernard Wallet, est de ceux qui travaillent pour faire entendre la vraie littérature d'aujourd'hui" : je rêve !!!!!! (Liliane a raison) et encore : "on oublie souvent d'indiquer que les romans de Régis Jauffret sont drôles..." : alors là, j'hallucine !!!!
Monique
1er chapitre : Les enfants indifférenciés, objectivés, dans un monde hostile, qui souhaitent un retour à avant leur naissance. J'ai bien aimé.
2ème chapitre : Le coït subi. C'est moins bien.
3ème chapitre : La femme au foyer dépressive - verbes à l'imparfait comme un carcan - pour en sortir ; que du conditionnel vers la folie.
4ème chapitre : Le mari - artiste raté - qui passe ses jérémiades sur sa femme. Il a un accident mortel ; soulagement de la femme.
5ème chapitre : Une femme qui souffre d'ennui et qui n'ose pas en parler.
6ème chapitre : La femme qui vit près d'un homme qui ne la désire plus.
Etc. jusqu'au 15ème chapitre, puis je suis allée voir la fin : idem.
Il y a quelque chose dans l'écriture pour que ça pèse autant ! A qui offrir ça ?
Loana
C'est moi qui ai proposé ce livre. Il y a des années (depuis 2000) que je voulais le faire lire au groupe.
J'ai adoré ; ça me fait rire, ça me fait beaucoup de bien.
Je vous lis un passage sur un gérant de supermarché… C'est ça ma vie de tous les jours.
C'est comme lire du Cioran. J'aime la façon dont c'est écrit, comme des contes de fées.
Clémence Picot, c'est sur la folie, Fragments de la vie des gens, c'est sur la dépression.

Françoise
Pas d'accord, c'est aussi sur la folie, une femme qui va chercher ses enfants à l'école en chemise de nuit, ou qui conduit sept heures d'affilée en faisant pisser ses enfants dans un seau de plage pour ne pas s'arrêter, c'est pas de la dépression…

Loana
Il y a beaucoup de choses subtiles, sur la vieillesse par exemple.
Cet humour aide à prendre de la distance avec ce qui est terrible.

 


 

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Quatrième de couverture  : "On peut écrire un roman d'une page ou de trois mille. J'ai écrit la cinquantaine de "romans" qui composent Fragments de la vie des gens à la suite l'un de l'autre, pendant deux ans, sans la moindre interruption dans le temps. Fragments de la vie des gens, c'est le prisme à travers lequel, à un certain moment de ma vie, j'ai vu non seulement mon existence mais aussi la société tout entière. Je n'ai que l'expérience assez restreinte du milieu dans lequel je vis, pourtant je me sens très proche de toutes ces zones de la société où la souffrance est presque obligatoire tant aucune chance ne vous est accordée." (Régis Jauffret)