Présentation à La Cloche de détresse par Patricia Godi 
Œuvres , Gallimard, collection Quarto, 2011

Patricia Godi est aussi l'auteure d'une biographie :
Sylvia Plath : mourir pour vivre
, Aden, 2007


La Cloche de verre est le premier et l'unique roman publié de Sylvia Plath. Le roman fut écrit à Londres au cours du printemps 1961 et achevé la même année, durant l'automne qui suivit l'installation de Sylvia Plath et Ted Hughes à Court Green, dans le Devon. Si on ne lui connaît qu'un seul roman abouti, Sylvia Plath en commença cependant plusieurs. Après avoir achevé La Cloche de verre, elle avait travaillé à un second roman, qui devait en être la suite, un roman retraçant une histoire d'amour heureuse entre une jeune Américaine en Angleterre et son mari anglais, qu'elle prévoyait d'offrir à Ted Hughes pour son anniversaire au mois d'août 1962, et qu'elle détruisit à l'époque de la crise de leur mariage pendant l'été 1962. Un autre roman, intitulé Double Exposure [Double exposition], l'histoire d'une femme qui découvre l'infidélité de son mari, commencé à la fin de l'automne 1962, avait été retrouvé à la mort de l'auteur, mais devait être perdu vers 1970.

La Cloche de verre fut publié alors que Sylvia Plath vivait de nouveau à Londres, séparée de Ted Hughes, au cours du mois de janvier 1963, quelques semaines à peine avant la disparition tragique de son auteur, par l'éditeur anglais Heinemann, qui avait assuré la publication de son premier livre, Le Colosse et autres poèmes. D'abord publié sous le pseudonyme de Victoria Lucas, La Cloche de verre paraîtra aux éditions Faber and Faber sous le vrai nom de Sylvia Plath en 1966, puis sera édité à nouveau en 1967, avant de connaître régulièrement plusieurs rééditions. Il faudra attendre 1971 pour qu'il paraisse aux États-Unis, aux éditions Harper and Row, une publication freinée par les réticences d'Aurélia Plath, qui n'accepta l'édition américaine du livre qu'en contrepartie de l'autorisation de Ted Hughes, détenteur des droits, de publier des extraits de la correspondance que sa fille avait entretenue avec elle entre 1950 et 1963. L'édition américaine allait faire de Sylvia Plath l'icône de la littérature américaine que l'on sait. Le roman, dès sa parution aux États-Unis, deviendra un best-seller, une situation qui devait perdurer encore dans les années quatre-vingt, et au-delà.

En achevant La Cloche de verre, Sylvia Plath venait à bout d'un projet qui remontait au début des années cinquante, l'écriture d'un roman qui ferait d'elle l'écrivain à part entière qu'elle s'était fixé d'être, poète, mais aussi romancière. Les Journaux de Sylvia Plath, s'ils renseignent le lecteur sur la permanence du désir d'écrire de l'auteur, révèlent également le sentiment d'impuissance et d'échec qui accompagna longtemps le projet de dépasser la rédaction de courtes nouvelles - un domaine dans lequel Sylvia Plath excellait depuis l'adolescence -, les tentatives répétées de passer au roman, pour aborder certains thèmes que la poésie ne lui permettait pas d'aborder explicitement, pour dire le vécu, l'expérience personnelle dans ce qu'elle a de plus douloureux, de plus extrême.

Depuis que Sylvia Plath a vingt ans, elle pose les jalons du roman qu'elle est déterminée à écrire un jour, tout en composant et publiant des nouvelles et des poèmes, de la poésie, qu'elle estime sa véritable vocation, sans cesser de lire les romanciers qu'elle admire, Joyce, Dostoïevski, D. H. Lawrence, Faulkner, Henry James, et ceux qui l'inspirent, et qui lui donnent la force de poursuivre, J. D. Salinger, l'auteur de L'Accroche-cœurs, souvent cité comme modèle pour La Cloche de verre, Shirley Jackson, dont The Bird's Nest [Le nid d'oiseau] fut d'une importante influence, et, surtout, celle dont les livres ne la quittent plus depuis ses études à Smith College, dont Sylvia Plath écrit "ses livres rendent les miens possibles", Virginia Woolf.

Le projet du roman est clairement posé lors du séjour à Cambridge, dans un passage des Journaux du 26 février 1956, dans l'exact prolongement de l'évocation de l'événement de la rencontre avec Ted Hughes, évocation célèbre d'un épisode bouleversant et sulfureux de la vie. Il ne devait aboutir que cinq années plus tard : "Écrire un récit détaillé du traitement par électrochocs, un texte tenu, sans jamais gâcher les courtes descriptions par la moindre bavure de sentimentalisme timide [...]. Cette idée de décrire un traitement par électrochocs m'est venue hier soir : comment elle est plongée dans le sommeil mortel de sa folie [...] le retour en arrière sur le traitement qui n'a pas marché, l'électrocution, la descente inévitable dans le couloir souterrain, le réveil dans un monde nouveau, sans nom, où l'on renaît, et pas d'une femme."

L'imaginaire de la mort et de la renaissance, qui traverse l'œuvre de Sylvia Plath, s'il puise dans la dialectique de la perte du père et de la résistance à la destruction de la mort par l'écriture, la création, puise également dans cet autre événement originaire que constitue le traitement psychiatrique de l'été 1953 qui précéda la tentative de suicide, elle-même indissociable de la perte et d'un deuil inaccompli. L'écriture du Journal deviendrait le champ d'exploration d'une écriture extrême, écriture du "pire", qui s'accomplirait progressivement dans l'œuvre littéraire de Sylvia Plath, et d'abord dans ses écrits en prose, les nouvelles, et, aboutissement suprême pour l'auteur, le roman, bien que Sylvia Plath ne cessât pas d'en minimiser l'entreprise, décrivant son roman comme une œuvre "alimentaire", "a pot-boiler", mais pas moins explosive pour autant.

Le roman de Sylvia Plath est profondément autobiographique, et ce caractère explique pour une part qu'il ait été publié d'abord sous un pseudonyme. L'autre explication est une question de style : ce roman, écrit dans la langue inventive et foisonnante du poète, comme le voulait Sylvia Plath, il est d'une causticité impitoyable à l'égard des personnages, qu'il met en scène et dissèque sans illusions, qui sont tous tirés du théâtre de la vie, comme à l'égard des situations, souvent extrêmes, voire taboues, décrites dans le rejet du faux-semblant, le refus de se voiler la face... Ou quand la construction de la fiction, le travail de écriture qui éloigne le roman du simple témoignage, permettent de dévoiler la vérité nue de la vie...

Tous les éléments du livre, à commencer par le patronyme de l'héroïne, emprunté à la grand-mère maternelle, invitent à considérer Esther Greenwood, comme un double de Sylvia Plath. Esther est issue d'une famille allemande et autrichienne, et elle a perdu son père, professeur d'entomologie à l'université, alors qu'elle venait d'avoir huit ans, perte incommensurable, qui se confond avec la perte du bonheur, de l'innocence de l'enfance passée le long des "plages blanches brûlantes" de l'océan Atlantique. Comme l'auteur, Esther a été adolescente dans la banlieue de Boston dans les années trente et quarante, avant de faire de brillantes études dans l'un des Collèges universitaires les plus réputés du nord-est des États-Unis, grâce à une série de bourses. Comme Sylvia Plath, l'héroïne de La Cloche de verre veut "être poète" et elle aura le projet, durant l'été où tout dans sa vie bascule, "d'écrire un roman" dont elle serait elle-même l'héroïne "Je serais ma propre héroïne, déguisée, bien sûr...".

Dans ce roman rétrospectif, Esther Greenwood effectue un retour à un épisode crucial de son passé, son séjour à New York à vingt ans, très probablement au mois de juin 1953, si l'on en croit la référence à l'événement historique sur lequel s'ouvre le roman, l'exécution des époux Rosenberg (1), qui donne assez le ton du roman et suggère aussi comment, dans l'œuvre de cet auteur "confessionnel", sphère publique et sphère privée sans arrêt s'entrecroisent. Elle retrace son expérience, qui fut aussi celle de Sylvia Plath, parmi une poignée d'étudiantes sélectionnées dans les meilleures universités, invitées à travailler pendant un mois dans l'équipe éditoriale d'un grand magazine de mode new-yorkais, le Ladies' Day, censée faire d'elle l'une des jeunes filles les plus comblées et enviées des États-Unis. Cependant, l'expérience qui conduit Esther Greenwood au pinacle ne résiste pas au choc de la découverte de la vie new-yorkaise, de l'univers factice et féroce de la mode, du matérialisme exacerbé et du cynisme de l'Amérique du maccarthysme et de la guerre froide, qui sert de toile de fond à la dépression de l'héroïne.

Confrontée aux valeurs de l'Amérique des années cinquante dans laquelle elle ne se reconnaît pas, Esther Greenwood sort progressivement de la trajectoire ascensionnelle qui avait été la sienne jusqu'alors, pour une lente dérive dans la dépression, qui la conduit dans le cabinet d'un psychiatre de Boston, puis à l'hôpital, où elle subira une série d'électrochocs sauvages qui n'aboutiront qu'à renforcer son mal-être. Et l'héroïne de décrire crûment l'obsession du suicide qui l'habite, tout au long de l'errance qui la mènera sur les lieux de son enfance, le long d'avenues désolées, où la vie perd progressivement tout intérêt et toute signification, jusqu'au cimetière où son père est enterré, pour un face à face avec la perte et la précarité de l'existence: "J'ai appuyé ma tête sur la douce surface de marbre et j'ai hurlé ma peine à la pluie froide et salée." Le pèlerinage au cimetière, seul passage qui admette un certain pathos dans ce roman où, le plus souvent, la peinture du désespoir sur le mode caustique le dispute à la comédie sinistre, précède la chute...


Roman personnel de la traversée de la dépression et de l'insensibilité du monde, La Cloche de verre se donne à lire également comme un récit de l'aliénation de la société américaine, dans la tradition des romans existentiels de la "Génération perdue", ceux d'Ernest Hemingway et de F. Scott Fitzgerald, et comme un récit de l'aliénation du monde, dans la tradition des existentialistes français, Camus et Sartre, dont Sylvia Plath était contemporaine, dont les œuvres révèlent la philosophie de la vie de leur auteur, et s'interrogent, à travers des univers fictionnels qui nous parlent d'humanité, sur l'être au monde, la mort, la souffrance, l'absurde.

Tableau du désaveu de l'Amérique, et, plus en profondeur, de la perte du sens, La Cloche de verre n'en est pas moins également un portrait de la situation des femmes dans la société américaine de l'après-Seconde Guerre mondiale, pour la première fois, dans un grand roman contemporain, envisagée, d'un point de vue féminin, comme mortifère.

Paru la même année qu'un autre best-seller, The Feminine Mystique (La Mystique féminine) de la sociologue américaine Betty Friedan, et que Snapshots of a Daughter-in-Law [Instantanés d'une bru], le célèbre recueil d'Adrienne Rich, poète que Sylvia Plath admirait, La Cloche de verre, critique implacable des idées rétrogrades concernant le mariage et la condition féminine dans la société conservatrice de l'après-guerre, propose le portrait d'une héroïne revisitant sans complaisance les relations hommes-femmes, démasquant, avec une ironie mordante, l'hypocrisie du culte de la virginité et de la sécurité pour les femmes. C'est aussi le portrait d'une adolescente incapable de se fondre dans le moule d'un conformisme réducteur et refusant d'avoir à choisir entre les modèles proposés par la société de son époque pour vivre pleinement toutes les expériences possibles : "La dernière chose que je souhaitais, c'était bien la sécurité infinie... Je voulais des changements, du nouveau, je voulais tirer moi-même dans toutes les directions, comme les fusées du 4 juillet."

Pesant de tout son poids de transgression, pièce majeure dans la formation d'une écriture en rupture avec les attentes de la société américaine des années cinquante, et encore du début des années soixante, qui ne craint pas de choquer pour dévoiler l'inacceptable et dire la révolte, l'une des marques de fabrique essentielles de l'œuvre de Sylvia Plath de la maturité, La Cloche de verre, ouvrait la voie des mouvements et des écrits des femmes à venir.

(1) Ethel Greenglass Rosenberg (née en 1915) et Julius Rosenberg (né en 1918), militants communistes américains convaincus d'avoir transmis à l'Union Soviétique des informations sur la fabrication de la bombe atomique, furent les premiers civils jamais exécutés pour espionnage aux États-Unis, le 19 juin 1953. [AvdS]

Patricia Godi

 

Lirelles a programmé La cloche de détresse en mai 2021 : http://www.lirelles/plath.htm