L'avis de Brigitte

sur Les vies de papier de Rabih ALAMEDDINE

 

J'avoue avoir mis du temps à lire ce livre, par nécessité, faute de pouvoir rester plus longtemps à le lire chaque fois, mais en en en savourant chaque page, en m'assimilant totalement à la narratrice perdue dans son univers de bouquins et d'auteurs parfaitement intégrés dans son quotidien.

Une narratrice qui se dit "superflue" comme le sont les filles dans une société patriarcale comme celle du Liban, comme celle de la Chine aussi où Aaliya a plein de petites sœurs, mais superflue aussi parce qu'elle a passé sa vie à traduire des romans étrangers, à partir de traductions en français et en anglais, ce qui rend impubliables ces traductions, écrites à la main et entassées dans des cartons dans le fond de l'appartement. Ce caractère superflu, elle le partage avec le poète dandy Àlvaro de Campos, hétéronyme de Pessoa, qu'elle cite au passage : I am nothing, I'll always be nothing… La poésie l'habite, Aaliya, la littérature aussi : je peux vivre dans la peau d'Alice Munroe, dit-elle, mais je n'arrive pas à communiquer avec ma mère.

J'ai adoré la manière dont les livres qu'elle a lus et ceux qu'elles a traduits résonnent dans sa vie de tous les jours, au point qu'à chaque instant un événement, une anecdote, le moindre détail fait naître le souvenir non tant d'un livre, mais d'un auteur dont la vie et l'œuvre sont en symbiose avec l'instant vécu. Les souvenirs de lecture se fondent parfaitement dans le moment qui passe parce que les lectures ont été tellement bien intégrées à la pensée de la narratrice qu'elles en sont devenues indissociables et resurgissent constamment.

Bien plus, les lectures viennent en renfort pour supporter le quotidien, lui donner du brillant, du panache. Quand il pleut, c'est Coleridge, water, water everywhere (la Complainte du vieux marin), mais aussi l'histoire de Pavese dont Einaudi publiait les œuvres, et dont la maison fut inondée quand Berlusconi a racheté Einaudi… Pavese qui vient encore tempérer l'obsession de ne pas avoir senti venir le suicide d'Hannah : Pavese qui s'est suicidé dans une chambre d'hôtel en 1950, après avoir été lauréat du prix Strega : qui aurait pu le prévoir ?

En arrière-plan est évoqué Beyrouth, ville dont le chaos détermine un caractère essentiellement imprévisible qui nous vaut quelques pages formidables. La guerre est là, tout le temps, avec des cessez-le-feu pour courir de la maison à la librairie où travaille la narratrice et vice-versa, en tombant forcément sur quelque cadavre au passage. Cadavre qui fait goûter la vie et prendre la résolution de cesser de se plaindre. Mais cadavre, aussi, qui rappelle aussitôt une phrase de Pessoa, encore (le cadavre me paraissait un costume que l'on aurait laissé là).

Et puis, au-dessus de cette vie faite de mécanismes répétés - les allers retours à la librairie, les traductions, les lectures - plane l'ombre d'Hannah, comme un symbole de toutes les illusions qui aident à vivre. Plane aussi le personnage de la vieille mère qui nous vaut plus d'une dizaine de pages sur le lavement de pieds comme celui du Christ, sauf que celui-ci est dérisoire, mais plein d'humour. Et quand la narratrice rentre de cette séance qui l'a vidée et qu'il lui faut quelque chose pour oublier, décompresser, elle va lire, parce que, dit-elle, ce qui lui a permis de ne pas devenir folle toutes ces années, c'est d'avoir lu le soir. Et le livre qu'elle prend, c'est Microcosmes, de Claudio Magris, et là encore fabuleux développement sur l'arche de Noé comme univers claustrophobique où le mal est omniprésent, dans chaque animal, comme Beyrouth à l'extérieur.
Et tout naturellement, sans hiatus, vient la citation qui suit - les deux derniers vers d'un poème de Joseph Brodsky :
       I sit in the dark. Ant it would hard to figure out
       Which is worse : the dark inside or the darkness out.

Au-dessus de cet univers habité de fantômes littéraires planent également les personnages des trois voisines qui ont aussi leur rituel quotidien, le café du matin. Et ce sont elles qui vont être le deus ex machina qui va permettre de rompre l'ordre factice des choses, obliger à une réévaluation des principes, en l'occurrence de traduction, qui va permettre aussi de rompre l'hésitation de la narratrice qui depuis le début du roman se demande quelle va bien pouvoir être sa prochaine traduction.

J'aurais aimé poursuivre encore un bout de chemin avec Aaliya, savourer encore ses traits de plume percutants (sa mère toute desséchée, passée "de Rubens à Schiele"), ou les petites remarques en passant (on n'a de vraie nostalgie que pour ce qui n'a pas été), mais il a bien fallu refermer le livre, à regret. Ce qu'il me reste maintenant, c'est toute une série d'auteurs et de romans à lire parmi ceux qu'elle a cités tout au long du roman et que j'aimerais pouvoir m'approprier aussi bien qu'elle, en commençant peut-être d'abord par celui qu'elle va peut-être entreprendre de traduire : Waiting for the Barbarians de l'écrivain sud-africain Coetzee (*).

C'est aussi un livre que j'aurais aimé lire en musique, avec ses valses de Chopin préférées, celle de la petite boîte à musique de sa mère, ou la 3e symphonie de Bruckner qui fut un flop mais qui valut au compositeur la vénération de Schoenberg, avec la petite histoire qui va avec.

Ce que je me demande, c'est comment Alameddine peut écrire autrement, tant cela semble naturel !


(*) Et les autres : Antonio Muñoz Molina, Djuna Barnes (Le bois de la nuit), Bruno Schultz mais qui vaut peut-être surtout pour son histoire, WG Sebald (Les Émigrants et Austerlitz), Joseph Roth, Imre Kertész (Être sans destin), Claudio Magris (Microcosmes), Ota Pavel (Comment j'ai rencontré les poissons)… Sans oublier le 2666 de Roberto Bolaño que la narratrice, après moultes hésitations, finit par renoncer à traduire, vu sa longueur (il fait plus de 1300 pages).

 

Lirelles a programmé Les vies de papier de Rabih Alameddine en novembre 2021