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Dans
la collection Connaissance de l'Orient
"Les Notes de chevet", de Seï Shônagon
par JEAN GIONO
Le
Monde, 10 septembre 1966
(Si
l'on veut lire ce que Giono dit des Notes de chevet, passons directement
au deuxième paragraphe "Un art de vivre en l'an mille".)
Depuis dix
ans la collection Connaissance de l'Orient publie dans un silence quasi
total le plus extraordinaire des magasins romanesques. Toute la poésie,
toute la magie, tout le roman qui a enchanté la Chine, l'Inde,
le Japon, le Vietnam, a été admirablement traduit, préfacé
et annoté en (pour l'instant) vingt-deux volumes, dont il est difficile
de dire quel est le plus riche, quel est celui qui nous donne le plus
à voir, à penser, à nous réjouir. C'est dans
cette collection, au volume 18, que se trouve l'irremplaçable Anthologie
de la poésie chinoise classique, à mon sens de beaucoup
le livre le plus important qui a été publié en France
depuis de nombreuses années ; c'est aujourd'hui au volume 22 que
la collection Connaissance de l'Orient publie les Notes de chevet
de Seï Shônagon, qui, pour la compréhension de l'âme
poétique du Japon est aussi indispensable que l'Anthologie
précitée pour la chinoise. Mais il serait injuste de ne
parler que de ces deux numéros. Il y a également les Psaumes
qui rythment le claquement des sandales des pèlerins sur les routes
de l'Inde, les Hymnes spéculatifs du Véda, d'une
grande beauté littéraire, et qui dégagent logiquement
certaines valeurs éthiques sous-jacentes à l'appareil mythologique
; les Jatakas, c'est-à-dire la narration des vies antérieures
du Bouddha, miracles d'harmonie, de malice, et de grâce ; Pançatantra,
l'ancêtre indien de nos fabliaux et de l'animalité des contes
arabes ; les extraordinaires Contes de pluie et de lune ; Rashomon
(dont le cinéma ne nous a donné qu'une image fugitive) ;
les Contes du vampire, le Cabaret de l'amour ; le vaste recueil des
légendes merveilleuses ; les Cinq Amoureuses, tout le pays
des suaves fantômes japonais, des samouraïs de fumée
qui font tournoyer d'extravagants sabres dans de fragiles saules de printemps
sans en défleurir le duvet.
Le romanesque chinois y a sa place, avec les Contes anciens, le
Théâtre des Yuan, des textes modernes, et le romanesque
philosophique, avec une très belle traduction du Vrai Classique
du vide parfait de Lie Tseu, qui n'avait plus repris forme depuis
la traduction de Léon Wieger.
La Connaissance de l'Orient a également publié dans son
numéro 11 la seule étude complète et définitive
sur le Nô, avec la Traduction secrète du Nô de Zaami,
suivie d'Une journée de Nô.
Un homme cultivé ne peut plus se contenter de connaître les
classiques (et les modernes) de sa langue. Les moyens de transport et
les politiques, qui vont encore plus vite, mélangent, à
la minute, les déserts de Gobi, les Arizonas, les Sibéries,
et les douceurs angevines. C'est peut-être parce que Wang Ngan-ché
aura écrit vingt-cinq vers sur le parfum de la branche de cannelier
que nous pourrons mieux comprendre tel musicien atonal, et même
tel physicien atomique. En tout cas il y a là du plaisir.
Un
art de vivre en l'an mille
Les Notes de chevet de Seï Shônagon nous en donnent
un très grand, et de la qualité la plus rare ; un plaisir
et une poésie qui sont un art de vivre. Ces pépiements d'oiseau
des dernières années de l'an mille sont une parfaite recherche
du bonheur : l'utilisation passionnée de brindilles comme par un
insecte.
Seï, au début de 996, a trente ou trente et un ans. Nous ne
savons d'elle que ce qu'elle en dit : elle a la bouche bien faite, le
dessous du menton et le cou jolis, le reste de son visage ne semble pas
"trop laid", et elle n'a pas une vilaine voix. Extrêmement
sensible, elle ne se paie pas de mots : elle n'a pas bonne opinion des
hommes, elle place le cur humain parmi les choses qui font honte
; elle observe que les méchants ont souvent l'air plus franc que
les honnêtes gens.
Elle passe pour avoir eu de nombreux amants. Les murs étaient
en général fort libres au palais de Kyoto ; elle se soucie
plus d'esthétique que de morale. Elle attache une très grande
importance à la distinction des manières, à la beauté
de l'écriture, à la conduite de la vie avec grâce
; elle n'aime pas l'air de province (est-ce qu'on est vraiment en l'an
mille ?), les tournures défectueuses du langage, les louanges des
servantes. Elle croit au paradis d'Amita, si lointain, mais qu'une âme
pieuse peut atteindre en moins d'un instant ; elle aime que les prédicateurs
aient la figure agréable. On saura par le menu ce qu'elle aime
et ce qu'elle n'aime pas : tout est consigné dans ses Notes.
Telle qu'elle est, et dame d'honneur à la cour impériale
de Kyoto, dans l'âge d'or de la littérature japonaise, cachée
derrière les branches de son éventail, elle va tout regarder
autour d'elle et tout noter d'une civilisation très délicate.
L'inquiétude, la mélancolie, la pitié, la sympathie,
la tristesse, la fatalité, la volupté, le désir constant
de volupté : elle jouit de tout. Les montagnes, les pics, les plaines,
les marchés, les gouffres, les mers, les tombes impériales,
les édifices, les choses désolantes, les choses que l'on
méprise, celles qui font battre le cur, ou qui le réjouissent,
les fleurs, les étangs, les arbres, les oiseaux, les bêtes,
les cascades, les rivières, les ponts, les villages, les herbes,
les nuits d'été, les matins d'hiver, toutes choses dont
Seï se délecte, qu'elle nous apporte comme si, à petits
coups d'éventail, elle se jouait de quelque fleur de papier.
Nous voyons tout : l'impératrice qui appelle, les deux religieuses
mendiantes qui traversent la cour du Nord, la montagne de neige, les dames
en voiture, qui vont entendre le coucou, le rameau de poirier qui se défleurit
dans la cour du Sud, les pétales qui s'éparpillent au vent
; nous entendons le son d'une guitare sans nom, la répétition
des danses, le jeu mélancolique de l'impératrice sur sa
petite mandoline, pendant que sa nourrice part pour la province de Hynga.
Mais nous voyons et nous entendons tout à travers l'âme sucrée,
le cur de biche, l'esprit de Seï.
Rien n'est plus voluptueux que cette lecture. Je l'avais faite à
petits coups, il y a une vingtaine d'années, dans un verger d'été
plein d'ombres et d'abeilles ; c'est resté une des joies les plus
complètes de ma vie.
André Beaujard, à qui il faut toujours revenir quand il
s'agit de Seï, donne pour l'édition des Notes de chevet
à Connaissance de l'Orient une préface, et des notes, où
il enrichit encore son étude de 1934.
Voilà donc le vingt-deuxième volume d'une collection qui
publie une sorte de Mille et Une Nuits où nous sont promis encore
d'étranges romans chinois, et, peut-être un jour, le fameux
Roman de Genji.
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