Mots sans usure
Christian Mouze, Quinzaine littéraire,
n° 914, 1er janvier 2006
Les poètes comme la musique ne se traduisent
peut-être point, mais ils s'interprètent.
La composition d'André Markowicz à partir
d'Eugène Onéguine, ne perd rien du grain de cette
oeuvre, de sa légèreté et de cette puissance secrète
qui s'impose au long de la lecture. Tableau social, histoire d'amour,
héros pitoyable, héroïne qui passe de la rêverie
au ferme gouvernement de soi, - Pouchkine touche tous les aspects, les
élans, les chutes, les midis et les ombres de la vie humaine et
atteint l'universel. Il indique le but où tous les déséquilibres
intimes et sociaux se résorbent et se résolvent en une loi
d'accomplissement à la fois généreuse (en ce qu'elle
fait entrer dans la connaissance de soi et la richesse de la vie) et impitoyable.
Quoi faire après cela ? Eugène Onéguine est
un point d'aboutissement, pour autant ce n'est pas un point d'arrêt.
Un but atteint est un horizon qui s'ouvre. Ici, il est total et impossible
de le dépasser sans le ramener avec soi. La poésie russe
procède moins par ruptures et éloignement d'un point de
départ jusqu'à son oubli, que par retours multiples à
sa source-océan : Pouchkine.
Qu'est-ce qui fait la réussite de ce énième Eugène
Onéguine en français ? C'est qu'il n'est pas le énième
mais le premier à restituer, non par lueurs fugitives, mais quasi
continûment la grâce de Pouchkine. Les traductions de qualité
étaient là : Jean-Louis Backès (Gallimard, 1996),
Marc Semenoff et Jacques Bour (Aubier, 1979) pour n'en citer que deux.
Toutes les deux en vers blancs et assonances. Il y a aussi les inoubliables
fragments d'Aragon (Seghers, 1965). André Markowicz rend au plus
près la strophe pouchkinienne rimée et rythmée. Rien
de forcé, rien de controuvé. De bout en bout la lecture
reste fluide. C'est le miroir latin d'une virtuosité slave. Le
traducteur sait nous faire saisir toutes les nuances, les facettes, reflets
et replis pouchkiniens. Tous ces biseaux finement ciselés : la
précision descriptive, la précision du trait d'humour ou
satirique, la précision psychologique, la précision lyrique
et renforçant celle-ci, la poignée de braise du prosaïsme.
Le charme des contradictions, des abandons (pointillés qui indiquent
les passages inachevés ou non écrits). Le charme des digressions
et des a parte de l'auteur : son monologue-conversation à bâtons
rompus avec un lecteur muet et fasciné. Le charme de la distanciation.
L'amour s'en va, la muse arrive
....................................
On y dit tout et son contraire,
Pourquoi devrais-je corriger ?
Un extraordinaire mélange de moquerie, de férocité
et d'indulgence foncière, de distance et d'implication dont l'équilibre
est rendu mot pour mot. [...]
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