Chapitre deuxième

Traduction de 2005 par André Markowicz, Actes Sud ; rééd. 2008 Babel : Eugène Onéguine Traduction de 1996 par Jean-Louis Backès, Folio classique : Eugène Onéguine
XXIX
29

Elle avait lu de très bonne heure,
Tous les romans sentimentaux ;
Elle vivait l’amour, les leurres
De Richardson et de Rousseau.
Son père, image du brave homme,
Attardé dans son siècle, en somme,
Ne lisait évidemment rien
Mais n’en pensait ni mal ni bien ;
Tenant cela pour des vétilles,
Il n’éprouvait pas d’intérêt
A voir le livre qu’en secret
Gardait sous l’oreiller sa fille.
Mais sa mère avait, voyez-vous,
Pour Richardson, un amour fou.

Très tôt, elle aima les romans :
Pour elle ils remplaçaient le monde.
Elle se grisait des mensonges
De Richardson et de Rousseau.
Son brave homme de père était
Un attardé de l'autre siècle.
Mais il ne voyait nul danger
Dans des livres que, pour sa part,
Il ne lisait jamais ; aussi
Ne cherchait-il pas à savoir
Si l'un d'eux passait en secret
La nuit dans le lit de sa fille.
Quant à sa femme, Richardson
Était depuis toujours son dieu.
XXX
30
Sa mère, c'était sans le lire
Qu'elle vivait de Richardson ;
Non que Lovelace ait su séduire
Son âme plus que Grandison ;
Non, jadis, la princesse Aline,
La Moscovite, sa cousine,
L'avait chanté sans se lasser.
Sa mère, alors, était fiancée,
Contrainte d'épouser son père,
Mais rêvait d'un autre mari
Qui par le cœur et par l'esprit
Hélas, savait bien plus lui plaire -
Un Grandison plein d'entregent,
Sergent aux Gardes, vif-argent.
Ce n'était pas pour l'avoir lu
Qu'elle idolâtrait Richardson.
Ce n'était pas que Grandison
L'ait charmée plus que Lovelace.
C'est que jadis une cousine
De Moscou, la princesse Aline,
Lui en avait beaucoup parlé.
Dans ce temps-là, elle était fille.
Son futur lui faisait la cour ;
Mais elle en tenait pour un autre
Qui la séduisait davantage
Et par l'esprit et par le cœur.
Ce Grandison-là était joueur,
Dandy et sergent de la garde.
XXXI
31
A son instar s’habillait-elle
Tant à la mode qu’avec goût ;
Pourtant, malgré ses pleurs, la belle
Se vit offerte à son époux.
Et lui, pour couper court au drame,
Jugea bon d’emmener sa femme,
Sans trop attendre, au sein des champs,
Où, entre Dieu sait quelles gens,
Elle hurla, se crut démente,
Divorça presque à la saison
Puis s’occupa de la maison,
S’habitua et fut contente.
Car l’habitude est du Seigneur,
Un substitut pour le bonheur.
Elle prenait soin, comme lui,
De suivre la dernière mode.
Mais on maria la demoiselle
Sans lui demander son avis.
Pour que s'envolent ses chagrins,
L'époux, prudemment, l'emmena
Dans sa campagne ; elle y pleura
D'abord, y souffrit le martyre
Au milieu de gens impossibles.
On fut à deux doigts du divorce ;
Puis l'habitude s'installa :
Il fallait songer au domaine.
L'habitude est un don du ciel
Qui fait office de bonheur.

 


=> Retour à la page Eugène Onéguine