Le paternoster, dans Changement de décor
Rivages Poche, p. 324

 

À bien y réfléchir, il n’était pas vraiment surprenant que ce déménagement ait provoqué tant de récriminations amères de la part des membres du département d’anglais ; mais il y avait un détail du nouveau bâtiment qui, aux yeux de Morris du moins, rachetait le tout. C’était une sorte d’ascenseur qu’il n’avait encore jamais vu, bizarrement nommé un paternoster, et qui consistait en une chaîne sans fin de compartiments ouverts qui montaient et descendaient le long de deux cages. Le mouvement était plus lent, bien sûr, que celui d’un ascenseur normal, car la chaîne ne s’arrêtait jamais et il fallait le prendre en marche, mais ce système supprimait toute attente ennuyeuse. Et, par le fait même, cette manœuvre banale et quotidienne prenait une sorte de dimension dramatique existentielle, car il fallait calculer son geste avec beaucoup de finesse et de sérieux lorsqu’on voulait entrer ou sortir du compartiment mobile. À dire vrai, le paternoster constituait pour les personnes âgées et les infirmes un formidable défi, et la plupart préféraient peiner le long de l’escalier. Il fallait reconnaître que la notice affichée à côté du signal d’alarme rouge à chaque étage n’inspirait aucune confiance : « En cas d’urgence, rabaissez le levier rouge. N’essayez pas de porter secours aux personnes prises dans le paternoster ou dans ses rouages. Le personnel d’entretien viendra s’occuper du problème dès qu’il en aura le temps. » Plus tard, on allait installer aussi un ascenseur plus conventionnel, mais il n’était pas encore en service. Morris ne s’en plaignait pas : il adorait le paternoster. Peut-être retrouvait-il là les joies de son enfance lorsqu’il s’amusait sur les chevaux de bois et autres manèges de foires ; mais il trouvait aussi que c’était une machine d’une grande poésie, surtout quand on faisait un tour complet, disparaissant dans l’obscurité en haut ou en bas, pour remonter ou redescendre vers la lumière en un mouvement perpétuel qui symbolisait parfaitement tous les systèmes et toutes les cosmologies fondés sur le principe de l’éternel retour, les mythes liés au cycle végétal, les archétypes de mort et de renaissance, les théories cycliques de l’histoire, la métempsychose et la théorie des modes littéraires proposée par Northrop Frye.


=> Retour à la page David Lodge