MIGUEL
ANGEL ASTURIAS ET LE SUBCONSCIENT INDIEN
Par GINETTE GUITARD-AUVISTE, Le
Monde, 10 avril 1965
(Ginette
Guitard-Auviste écrivit pendant plus de 20 ans pour Le Monde
des livres)
Miguel Angel Asturias, poète et romancier guatémalien
(il refuse guatémaltèque, péjoratif) est un familier
de Paris. Il y a fait plusieurs séjours, en particulier de 1923
à 1930, où, nanti d'un diplôme de droit, il vint suivre
les cours de Georges Raynaud sur les religions d'Amérique centrale,
puis, en 1952-1953, comme ministre conseiller à la légation
du Guatemala. Il y a écrit son premier livre, Légendes
du Guatemala (1), dont Valéry disait : "J'ai cru
avoir absorbé une décoction de ces fleurs qui capturent
et digèrent les oiseaux." Né en 1899 de parents
commerçants, métis, il connaît parfaitement le peuple
indien, dont il a raconté la misère et le désespoir
dans une série de romans d'un lyrisme puissant : le
Pape vert, les
Yeux des enterrés, Week-end
au Guatemala (2). Le prix du meilleur roman étranger lui
a été attribué en 1952 pour Monsieur le président
(3), condamnation de la dictature d'Estrada Cabrera, tyran mort voici
quelque cinquante ans. Cet homme massif scrute l'au-delà des êtres
et des choses avec une passion que ne révèlent ni l'il
grave ni le calme de l'apparence.
- Depuis
1962, vous n'êtes pas retourné au Guatemala. Y a-t-il à
cela une raison politique ?
- Aucune, Aujourd'hui je trouve nécessaire qu'un écrivain
d'Amérique latine complète le message de ses livres par
le contact direct avec le public, principalement avec les étudiants
hispanisants d'Europe. L'Afrique a ses problèmes. Ceux de nos pays
ne sont pas moindres, mais les journaux paraissent moins enclins à
les aborder. Depuis trois ans, j'ai donné des conférences
sur l'histoire du roman latino-américain en France, en Italie,
en Suède et au Danemark et engagé partout un dialogue sur
la géographie, l'histoire, la politique, qui m'a permis de constater
avec satisfaction une nette remontée de l'intérêt
pour tout ce qui nous concerne.
- Presque
tous vos livres portent la trace d'un "engagement".
- Il ne peut guère en être autrement. En 1954 le Guatemala
n'avait pas une dette extérieure ; il produisait assez pour nourrir
ses habitants et même pour exporter un peu. Depuis on a assisté
à une désorganisation totale : le maïs et les flageolets
noirs, base de l'alimentation, ont manqué ; on a dû en acheter
au-dehors. Accroissement de fortune chez les grands propriétaires,
misère aggravée des humbles, où l'on compte toujours
60 % d'analphabètes, et on ne fait rien pour que cela change.
- La
littérature reflète-t-elle cette situation ?
- Au Guatemala, à l'heure actuelle, on ne peut guère parler
d'une littérature. La plupart des jeunes écrivains vivent
en exil, réfugiés dans la poésie.
- Justement,
Une
certaine mulâtresse (4) - ce roman-poème - est à
rapprocher des Légendes du Guatemala : le drame social n'y
joue qu'en sourdine.
-
C'est un ouvrage qui a une autre importance à mes yeux. J'ai lâché
la bride au subconscient indien qui existe en moi et qui arrive à
l'expression, comme malgré moi. Un homme cultivé et intelligent
demeure vigilant sur ce qu'il dit ; ici je m'efface complètement,
une autre personne que moi parle. La mentalité indienne est primitive.
La nature chez nous prend des proportions fantastiques : les volcans,
les tremblements de terre, une végétation exhubérante
détruisent ou recouvrent pour des siècles ce que l'homme
crée. On vient de le voir au Chili. Tout cela peut inquiéter,
d'où la multitude des démons telluriques qui s'agitent dans
la mythologie quiché ou maya.
Une réalité magique s'emmêle à la réalité.
L'Indien la peint en donnant tellement de détails que l'irréel
devient plus réel que le réel. D'autre part, le mythe de
la parole est extrêmement fort : il suffit de prononcer le nom d'une
chose ou d'une personne pour en prendre possession.
- Le
sens caché des mots, leur vie propre et souterraine, vous ont toujours
préoccupé. Cela rejoint un peu l'expérience surréaliste.
- À cette différence près que la recherche surréaliste
reste un pur jeu intellectuel. Pour nous, le phénomène jaillit
des profondeurs de l'être. Et puis n'oubliez pas qu'il pousse au
Guatemala beaucoup de plantes hallucinatoires dont les Indiens connaissent
les secrets. En particulier le peyotl, ou "bouton de Dieu",
petit cactus des régions désertiques dont les chimistes
tirent la mescaline, chère à Henri Michaux. À certaines
époques on va cueillir la "drogue sacrée" en
pèlerinage, après neuf jours de continence sexuelle et de
jeûne. Mâché, le peyotl facilite l'effort physique,
supprime le vertige ; il procure surtout des visions lumineuses d'une
extraordinaire beauté. La marihuana, le mauvais alcool, expliquent
aussi bien des choses. Mais d'autres restent mystérieuses.
- Le
christianisme n'a-t-il pas eu une influence sur les croyances ancestrales ?
- Pour l'Indien, les forces du mal considèrent l'homme comme un
intrus sur la Terre ; elles cherchent à l'en expulser. Les
démons chrétiens, introduits par le sabre d'abord, puis
expliqués par les moines, nous restent plus étrangers. Ils
ne sont pas aussi terribles. Satan ne détruit pas les hommes :
plus il y en aura, plus il pourra en expédier en enfer.
- Vous
abordez indirectement le problème de la reproduction et celui de
la faim, qui lui est lié. Mais revenons aux idoles : les métis
y croient-ils ?
- Il ne faut pas y croire, mais il faut tout de même y croire un
petit peu. Rien ne peut nous paraître extraordinaire, pas même
la disparition, sans traces, d'une ville comme la Tierrapaulita de mon
roman. Dans les légendes indiennes il est souvent question de "feu blanc" de "lave blanche", de "maladie blanche" - peut-être la leucémie. - comme celle qui atteint
le prêtre que je mets en scène.
- Une
certaine mulâtresse traduit l'extraordinaire mixtion des
races et des croyances qui bouillonnent en chaque individu.
- J'ai puisé largement en effet dans les histoires populaires :
les neuf tournants du diable, la rivalité entre le Soleil et la
Lune, les nains et les géants entre autres. Et aussi dans les fêtes
traditionnelles : la décollation de saint Jean-Baptiste, la danse
de la naine et de l'ours... L'homme pauvre qui vend sa femme au diable
est un conte familier auquel on donne souvent un dénouement moralisateur.
J'en ai choisi un autre : le châtiment par une émanation
lunaire du diable, la mulâtresse. Une mulâtresse plutôt
qu'une métisse - mélange de sang indien et blanc, - ou une
zambo - sang noir et sang indien, - parce que la triple fusion d'un sang
indien, noir et blanc est plus riche de possibilités magiques.
Et je suis heureux d'avoir fixé dans les pages d'un livre un trésor
qui va disparaître, tôt ou tard, par la culture ou, plus dangereusement,
par le tourisme, plus proche. C'est encore pour moi une manière
de porter témoignage.
(1) Éditions
La Croix du Sud.
(2) Albin Michel.
(3) Éditions Bellenand.
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