Interview dans Le Monde à la sortie du roman Tara

Michel del Castillo présente Tara sœur démoniaque de Tanguy.

Michel del Castillo s'est fait connaître par un livre déchirant. Tanguy , où se jouait le drame d'un enfant aux prises avec la guerre dans les camps de concentration allemands. Après trois autres romans, le Colleur d'affiches, la Mort de Tristan, le Manège espagnol, il vient de donner une sœur à son premier héros : Tara (1). Ces deux personnages sont pris dans les griffes du mal, mais tandis que le premier subissait l'horreur. Tara, elle, en est la complice. Prise dans l'engrenage du péché, elle dénonce son mari à un officier franquiste qui l'a séduite. Après ce forfait, retranché dans son domaine andalou, elle rédige une confession qui est moins un plaidoyer qu'une prise de conscience.

- Oui, tout mon univers romanesque est hanté par le mal. Sans doute l'ai-je connu trop tôt. J'avais neuf ans lorsque nous avons été arrêtés en 1942. Le gouvernement de Vichy nous avait internés : nous avons été ensuite transférés en Allemagne, dans un camp de concentration. Il y avait vingt-cinq mille petits Espagnols à Mauthausen. J'ai connu l'horreur absolue à un âge où l'on essaie généralement de préserver la sensibilité des enfants. On ne guérit jamais de son enfance. La mienne m'a marqué pour toujours.

- Il y a pourtant dans ce livre-ci une sorte d'indulgence pour le mal.

Michel del Castillo agite ses mains. A le voir, mince et fragile, on se demande par quel miracle il a résisté à l'enfer nazi. Il cherche ses mots.

Mon premier mouvement a été une condamnation absolue, aveugle du mal, dont le mufle de bête n'est jamais loin d'apparaître sous le vernis de la civilisation. Je ne cherchais même pas à entrer dans les raisons qui avaient poussé les nazis à torturer ainsi d'autres hommes. Puis je me suis posé d'autres questions. Je me suis dit qu'un vent de folie peut parfois souffler sur un être ou sur une collectivité et les déformer profondément. Je crois maintenant que personne n'est à l'abri de la contagion.
Prenez Tara, par exemple ; elle n'est pas seule responsable. Elle est possédée par le démon de la destruction mais elle voudrait que son mari l'arrache à sa damnation, et lui ne répond pas. Il fait partie de ces êtres étrangers au mal qui n'essaient même pas de le comprendre. Tara est en proie au désarroi devant ce silence écrasant : elle bute contre le mur de l'innocence.

- Par-delà son mari, ne s'adresse-t-elle pas à quelqu'un d'autre ?

Elle ouvre en fait un dialogue ininterrompu avec Dieu. Il est terrible de croire et de se sentir damné par lui. Le silence de Juan, c'est le silence de Dieu qui ne parle pas et qui semble rejeter les pécheurs hors du cercle de ses élus. Tara se voit vouée à l'enfer. Jour après jour, le mal se construit en elle parce que nous le portons en nous comme ces tumeurs qui soudain prolifèrent.

- La dernière phrase de votre roman indique pourtant un espoir : "Toute nuit s'achève."
Un très léger sourire se dessine sur le visage de Michel del Castillo.

Toute nuit s'achève pourvu qu'on y voie clair et qu'on pousse des cris. Lorsqu'on a conscience de la lumière, elle n'est pas loin.

- Tara représente un cas psychologique que vous analysez en clinicien. Je pense notamment à ses rapports avec sa mère.

Je suis très marqué par la psychanalyse. Elle a contribué à me guérir, car j'ai frôlé la névrose. J'ai appris à accepter le passé, et mon œuvre me sert de soupape. Au fond, l'écrivain est un malade : il n'y a pas de quoi se vanter. Écrire, c'est un moyen de ne pas étouffer, de ne pas mourir. Je ne crois qu'au livre qu'on écrit avec son sang. C'est pourquoi j'ai une horreur profonde du byzantinisme intellectuel.

- En effet, on ne voit pas trace dans votre roman des recherches où s'applique le nouveau roman.

Chaque écrivain est d'abord un tempérament. Il trouve instinctivement la forme qui lui convient le mieux. Le problème de la technique m'a toujours semblé un faux prétexte. Nathalie Sarraute et Claude Simon, qui sont, eux, de véritables écrivains, ont trouvé le ton le plus juste pour traduire leur sensibilité. C'est un accord, non un choix délibéré. Toute œuvre d'art est la découverte d'une intonation.


(1) Julliard. 356 p. 15 NF.

Michel del Castillo présente Tara sœur démoniaque de Tanguy
propos recueillis par Thérèse de Saint-Phalle
Le Monde, 6 octobre 1962


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