La nuit du décret dans Le Monde à sa sortie

POUR tous ceux qui ont lu Tanguy, ce calvaire d'un enfant plus ou moins abandonné par ses père et mère, et qui connaîtra les camps de concentration allemands, il est hors de doute que l'adulte qui a survécu à ces épreuves ne peut qu'être dépourvu de toute illusion comme de toute confiance. Il existe un degré du malheur qui décourage la révolte comme l'indignation et conduit à une résignation suspicieuse et amère.

Cette suspicion, cette tristesse métaphysique, c'est ce qui ressort de la Nuit du décret, le treizième roman de l'auteur, lourd de clés et suintant de plaies secrètes. Suspicion légitime si l'on songe que del Castillo raconte l'histoire de deux flics dont l'un enquête sur l'autre, dont l'autre tisse patiemment les fils où viendra se prendre le premier. Double enquête, mais aussi version dédoublée d'un même destin. Le plus âgé de ces flics, Avelino Pared, pourrait être le père du plus jeune, Santiago Laredo. Et quand, finalement, Santiago l'abat, ce n'est pas seulement son propre père qu'il tue, mais également le père de l'autre.

La Nuit du décret est un roman où l'on n'en finit pas d'assassiner les pères.

Avelino Pared, enfant, n'a été aimé ni par son père (il était, en fait, le fils de son oncle) ni par sa mère, fantasque, un peu folle. Ulcéré, méprisé, objet de risées et de sarcasmes, il s'est durci, replié sur soi. Pendant la guerre d'Espagne, il est devenu policier, l'un des plus redoutables, des plus impitoyables dans la répression. Il n'agit pas au nom d'une cause, d'une foi ou d'un idéal. Il ne croit ni au bien ni au mal. Il ne croit qu'à ce qui est. Et ce qui est, il le traque, il le met en dossiers. Son rêve serait que tout le monde fût mis en fiches.

Sa religion réside dans un ordre où rien de ce que sont, font et pensent les gens ne serait ignoré, où tout serait répertorié, inventorié, un ordre où tout deviendrait immobile parce que personne n'oserait plus esquisser un geste ou exprimer une pensée. Un ordre qui s'apparente à la mort. Avelino Pared est un descendant des grands inquisiteurs dont l'histoire nous a laissé le souvenir à la fois incandescent et glacé, un contemporain des tortionnaires modernes à la voix suave, aux manières courtoises, pour qui la faute ou le crime sont moins importants que l'aveu.

Santiago Laredo a suivi une autre voie. Son père était garde civil, mais adhérant secrètement à la C.N.T., organisation anarchiste. Santiago ne le saura que plus tard. Sa faute, ce fut, adolescent, de dénoncer, par une lettre anonyme, son instituteur, coupable, à ses yeux, d'entretenir des relations homosexuelles avec un de ses camarades. Cela lui vaudra le mépris de son père et le conduira plus tard à entrer dans la police. Jeune inspecteur à Murcie, il est muté à Huerta, où l'a fait venir Avelino Pared, un Avelino Pared vieilli, malade, qui l'entoure de soins, de prévenances, lui révèle de son passé ce qu'il ne savait pas, en fait son confident, son fils spirituel et, finalement, l'amène à être son meurtrier, c'est-à-dire son justicier. Ce qui, en fait, sauve Santiago Laredo, qui doit fuir et refaire sa vie hors de l'Espagne et hors du métier de policier. Pared a voulu que celui-là au moins soit préservé.

Une espèce de sainteté

On voit la thèse, assez ambiguë, du livre. Elle était déjà contenue dans les Séquestrés d'Altona, de Sartre. Le policier, le tortionnaire le plus impitoyable, le plus implacable peut être mû par une sorte de pureté, une espèce de sainteté. Sous la cruauté, gît la tendresse. Le mépris de l'individu n'exclut pas la reconnaissance de l'humanité. La traque de l'homme peut être la manifestation d'une quête de l'absolu.

Ce sombre récit à la manière espagnole, mort et lumières, est conduit d'abord comme une longue enquête que Santiago Laredo, nouvellement muté, mène sur cet Avelino Pared, à la réputation suspecte, qu'il doit rejoindre. Enquête un peu piétinante, un peu étouffante, comme doivent l'être toutes les investigations policières, mais dont chaque élément éclaire un peu plus la personnalité contrastée, controversée, ténébreuse de cet homme énigmatique, raidi dans sa fonction comme un inquisiteur sous sa robe.

Et puis cela s'accélère quand, enfin, Laredo rejoint Pared. Alors commence un jeu de chat avec la souris qui n'est pas sans rappeler les fameux dialogues du juge Porphyre avec Raskolnikov dans Crime et châtiment, auquel Pared fait d'ailleurs allusion. Jusqu'à la surprise finale.

C'est mené avec lenteur, parfois même un peu d'application, mais toujours avec force, avec une puissance souterraine, insidieuse, comme un "polar" métaphysique qui se déroulerait au ralenti.

Paul Morelle
Michel del Castillo et ses deux "flics" : la tendresse sous la cruauté,
Le Monde, 23 octobre 1981


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