Martin Amis :
"Le plus grand danger, aujourd'hui, est l'autocensure"

Le dernier roman de l'écrivain britannique, une satire qui a pour cadre Auschwitz, a été refusé par ses éditeurs français et allemand habituels. Interview.

Propos recueilis par Sophie Pujas, Le Point, 22 août 2015

Le Point.fr : Votre dernier roman, La Zone d'intérêt, a été refusé par vos éditeurs français et allemand habituels, parce que vous utilisez par moment la satire dans cette histoire qui se passe au camp d'Auschwitz. Vous vous attendiez à de tels rejets ?

Martin Amis : Mais en Angleterre, ce livre a été beaucoup moins controversé que La Flèche du temps, un autre roman que j'avais consacré à la Shoah, et où je racontais l'histoire d'un bourreau ! J'avais eu un différend amical à ce sujet avec George Steiner, qui trouvait que je n'aurais pas dû publier ce livre. Lui-même a renié l'un de ses textes de jeunesse, The Portage to San Cristobal of A. H., où il était question d'Hitler - à qui il faisait cadeau de quelques bonnes répliques ! Pour moi, c'était hors de question. L'écrivain ne doit rien s'interdire. Dans La Zone d’intérêt, j'use de la satire quand je décris les nazis, c'est vrai. Mais le fond du livre est sérieux. Je pense qu'un écrivain qui traite de la Shoah endosse une responsabilité particulière. Il est fondamental qu'il se plie à des règles adéquates. Pour un écrivain, parler du passé, c'est un peu comme ouvrir la boîte noire d'un avion. Nous ne pouvons pas dire qu'il n'y aura plus jamais de crash aérien, mais nous pouvons rester vigilants, de façon à ce qu'aucun crash ne se produise pour exactement les mêmes raisons.

Le politiquement correct menace-t-il notre liberté d'expression ?

Je suis persuadé que le plus grand danger, aujourd'hui, est l'autocensure. Dans la fiction, elle n'a pas lieu d'être. La fiction est liberté. Reste qu'aujourd'hui, hors des romans, il est difficile de ne pas être prudent dans le choix des mots, quand l'argument final, en face, est une balle. Attaquer la liberté d'expression, c'est comme poser une bombe dans un Parlement : il s'agit d'une attaque contre nos démocraties. Les fondamentalistes voient notre liberté d'expression comme un luxe inutile que nous nous serions arrogé. Nos démocraties ne peuvent fonctionner sans elle.

Par le passé, vous avez été accusé d'islamophobie, ce que vous récusez, votre cible ayant toujours été les fondamentalistes...

Mais je crois qu'« islamophobie » n'a jamais été le bon mot. Ce dont on parle, c'est de fondamentalisme, de radicalisme, pas de l'islam ! La stratégie des islamistes est de répandre le sang et la haine. Les musulmans vont en souffrir, par exemple en France. Mais cela aussi fait partie de la stratégie des terroristes.

Dans Le Deuxième Avion, vous racontez avoir abandonné un récit consacré au terrorisme, écrit sur un mode satirique. L'humour a des limites ?

Il exige parfois que du temps se soit écoulé pour trouver le ton juste. Les plus grandes oeuvres satiriques du passé évoquaient des événements qui appartenaient déjà à l'Histoire. Quand Swift écrit sa Modeste Proposition, pour proposer aux Irlandais pauvres de manger leurs enfants, la famine est terminée. Quand Dickens attaque la prison pour dettes dans Little Dorrit, elle a déjà été abolie. Le terrorisme, lui, est encore là...

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