Avis complet de David

"Les Allemands ne peuvent pas gagner la guerre contre les Anglo-Saxons et les Slaves. Mais ils ont sans doute encore le temps de gagner leur guerre contre les Juifs".

À quoi pouvait bien servir cette guerre ? Pourquoi a-t-elle été poursuivie quand bien même les nazis savaient la guerre perdue (destruction des Juifs de Hongrie jusqu'à juillet 1944). La question est posée subrepticement par l'un des protagonistes (Thomsen ?), mais disparaît en réalité du récit, comme si la question du sort des victimes, la raison fondamentale de leur destruction n'avait plus lieu d'être. Résonne ici fortement le fameux "Ici il n'y a pas de pourquoi (Hier ist kein warum)" que Primo Levi dépeint dans ce passage de Si c'est un homme :

"Et justement, poussé par la soif, j'avise un beau glaçon sur l'appui extérieur d'une fenêtre. J'ouvre, et je n'ai pas plus tôt détaché le glaçon, qu'un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me l'arrache brutalement. "Warum ?" dis-je dans mon allemand hésitant. "Hier ist kein warum" (ici il n'y pas de pourquoi), me répond-il en me repoussant rudement à l'intérieur."

L'interrogation n'a plus à être posée une fois franchi la porte de cet enfer qu'est Auschwitz. Les humains ne sont plus que des pièces (Stücke) que l'on compte parfois à partir des "crânes ou les tibias". Les problèmes deviennent d'ordre quotidien, on gère une mise à mort industrielle, mais cette organisation n'est pas sans dysfonctionnement : les fours crématoires peuvent ne plus fonctionner et ceci nécessitera d'utiliser les peu pratiques fosses ; un camion rempli de cadavres déverse inopinément sa macabre cargaison devant de nouveaux arrivants débarqués d'un train et qu'on s'efforçait précisément de tromper avec des paroles rassurantes.

À l'extérieur du périmètre du camp de concentration/extermination, la "zone d'intérêt" n'a intrinsèquement pas d'intérêt : dans l'anormalité extraordinaire de ces lieux, elle se remplit du quotidien presque banal des existences des protagonistes, leurs mesquineries et leurs ambitions, les désirs de Thomsen pour la sensuelle Hannah. La dualité dedans/dehors fonctionne parfaitement. Le récit enchaîne ce quotidien, nous y perd parfois volontairement dans un flot de détails et de mots allemands. J'ai eu presque tendance à vouloir critiquer l'auteur en lui intimant l'ordre de revenir aux choses sérieuses ; mais c'est une fine une étonnante prouesse que de faire alterner ces deux réalités miroir pour nous interroger à la fois sur la terreur "à l'intérieur" - sujet maintes fois abordés il est vrai - et la normalité "à l'extérieur". Elle interroge profondément la capacité d'auto-aveuglement des tortionnaires, mais au-delà, du système concentrationnaire qui nait bien au-delà du périmètre du camp, dans la préparation des esprits et leur conditionnement, la déshumanisation patiemment construite des victimes "Untermensch" par une idéologie assumée dès ses origines comme raciste.

L'interface entre ces réalités miroirs passe par la figure du SonderKommando Szmul, rouage essentiel dans le dispositif, chargé - en place des nazis qui trouvaient de plus en plus désagréables de tuer par balle hommes femmes et enfants par centaine (cf. Les Bienveillantes de Jonathan Littlle) - de la destruction des siens par le gaz, leur dissémination par le feu et la disparition même de leurs cendres : à ce sujet, écouter ou voir le récit difficile La diaspora des cendres ou les témoignages des rescapés du SonderKommando comme Shlomo Venezia. Témoignages incroyable même par le fait qu'ils nous soient arrivés, les sonderkommando étant systématiquement éliminés à intervalles réguliers, afin de faire disparaitre à jamais toute chance que le récit ait une existence au-delà du camp (certains témoignages furent cependant retrouvés enterrés par des sonderkommando éliminés).

J'ouvre ce récit en grand, car le dispositif nous fait réfléchir et nous invite une fois de plus à nous replonger dans cette énigme des génocides : leurs motivations, leur exécution. Comment les exécutants ont-ils pu administrer cette horreur sans ciller, sans que leur morale ne soit ébranlée ? À quelques rares moments, un frémissement dans cet ordre, comme lorsque Doll voit sa main agrippée par celle d'un enfant ou qu'une jeune femme s'avance vers lui dans la beauté de son âge en ne disant que ces mots : "18 ans".
La question reste ouverte et la réponse de Doll/Hoess au procès de Nuremberg n'a pu que décevoir, l'intéressé arrivant jusqu'à cette aberration de s'auto-victimiser !

Martin Amis fournit un intéressant point de vue par son dispositif : celui d'un théâtre macabre - à la Macbeth - où les personnages seraient les nazis, et dans les coulisses invisibles les damnés, une novlangue orwellienne pour déshumaniser et maquiller sous les mots le dispositif de mise à mort massive. Je pense alors également à la création du ghetto modèle de Theresienstadt, où là aussi on a pu comme lors de la rampe de sélection faire croire à des déportés qu'ils auraient un lieu sécurisé, le vice étant poussé jusqu'à habiller et nourrir dignement les habitants de ces ghettos lors des visites de la Croix-Rouge (voir sur ce sujet le film Le dernier des injustes de Lanzmann et son livre Un vivant qui passe). Lanzmann était sceptique et opposé aux dispositifs de fiction sur la Shoah. Je partage la crainte du risque de voir un jour les négationnistes utiliser l'argument de la fiction pour faire croire que tout cela ne fut qu'affabulation. Mais d'un autre côté, il faut "prendre" tout ce qui peut permettre de sensibiliser le grand public, notamment les jeunes générations, quel que soit le matériau, documentaire ou fiction, bande dessinée (Mauss de Spiegelman a joué un rôle important).

Il faut aussi tirer les conclusions pour nous-mêmes qu'un tel événement a tendance en premier lieu à sidérer. Chercher en soi la banalité du mal chère à Hannah Arendt comprendre que notre acceptation ou résignation sur le mal peut devenir un jour l'antichambre de nouveaux camps, certains systèmes concentrationnaires existent d'ailleurs aujourd'hui (Ouighours), sans qu'on mette au ban des nations leurs responsables et que cela nous empêche de dormir.

Des sociologues ont comparé l'efficacité du management nazi à celui de nos propres structures économiques (La question humaine avec Amalric). Je reste circonspect sur cette comparaison. Certes, la finalité de certaines organisations a bien été celle de broyer des "humains qui ne sont rien" : voir par exemple Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert sur le procès France Telecom.

Mais la singularité du système d'extermination nazi demeure : une organisation d'une efficacité redoutable confinant à l'absurde - les trains de déportation souvent prioritaires sur des convois de matériel ou voyageurs -, théorisant la déshumanisation de peuples entiers (Juifs, tziganes et sans doute bien d'autres Untermensch eussent suivi), leur diabolisation pour justifier la destruction la plus abominable, la plus sadique d'enfants, femmes et hommes tous innocents.
Non, ce mal ne fut pas "banal" : il faut continuer à lui faire écho pour que ce spectre condamne ceux, de plus en plus nombreux, qui s'évertuent toute honte bue à se revêtir de ses oripeaux.


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