Jane Fonda et Delphine Seyrig sur le tournage

“À l’origine, le réalisateur américain est pourtant heureux de retrouver la comédienne [Delphine Seryig] qu’il avait déjà dirigée le temps d’un caméo dans Accident (1967). En témoigne la chaleur de leur correspondance jusqu’à 1972, date à laquelle il lui propose le rôle de Kristine dans l’adaptation de Maison de poupée d’Ibsen qu’il s’apprête à tourner avec la star hollywoodienne Jane Fonda. Les deux actrices, militantes féministes notoires, acceptent le projet avec enthousiasme sans avoir lu le scénario: la charge politique de la pièce leur paraît d’actualité et en conformité avec leurs combats politiques et Losey leur promet plusieurs semaines de répétition avant le tournage pendant lesquelles elles pourront donner leur avis sur l’adaptation de la pièce par le scénariste anglais David Mercer, présent sur le plateau dans le cas où des réécritures seraient nécessaires.

Les deux actrices prennent cette promesse au mot. Dès leur arrivée au village norvégien de R0ros, où le film doit être tourné, elles exigent des modifications majeures sur le scénario, qui s’éloigne trop, selon elles, de la pièce originale. Leurs commentaires sont accueillis avec condescendance par le scénariste et le réalisateur qui n’attendaient pas une telle remise en cause, tant d’un point de vue personnel (puisque les deux femmes taxent l’adaptation, qui prend certaines libertés avec la pièce d’Ibsen, de misogynie) que d’un point de vue professionnel (en pointant les béances et les incohérences de l’adaptation en comparaison à l’œuvre originale, elles égratignent le statut d’auteur des deux hommes). En outre, la réécriture proposée en amont du tournage n’est plus possible, la période de répétitions promise ayant été réduite à seulement trois jours pour des raisons de budget. En réalité, la possibilité que les actrices aient un mot à dire sur le scénario n’avait probablement jamais été réellement envisagée. Comme le résume Seyrig : « Ils sont tombés sur un os, comme on dit, c’est-à-dire sur deux femmes qui avaient envie de jouer Ibsen mais pas n’importe comment. [...] À vouloir tourner avec des comédiennes qui ont vraiment un point de vue sur la question, on s’expose à être critiqué et contredit. »

Les deux comédiennes refusent de renoncer : elles se réfugient dans des maisons du village avec leurs assistantes et, à défaut de voir leurs demandes prises en compte, prennent elles-mêmes la place des auteurs, transmettant jour après jour des propositions de modifications sur le texte. Le début du tournage est retardé d’une journée par rapport au planning initialement prévu et Losey se voit contraint de céder. Il réunit toute la distribution ainsi que les chefs de poste afin de s’accorder sur une version définitive du scénario. La plupart des changements demandés par Seyrig et Fonda y sont pris en compte, mais elles continueront à proposer régulièrement des corrections sur le scénario durant le tournage et à proposer des nuances d’interprétation qui excèdent les attentes de Losey (il doit notamment demander à Fonda de postsynchroniser son monologue final).

Le conflit dépasse rapidement les dissensions artistiques entre auteurs et interprètes féminines, puisque l’hostilité envers Seyrig et Fonda se propage à l’ensemble de l’équipe, très majoritairement masculine (et alcoolisée). Les comédiens perçoivent dans les revendications des actrices, plus qu’un point de vue artistique ou politique, une rivalité professionnelle, une volonté d’obtenir plus de répliques et de mettre en valeur leurs personnages. Quant aux techniciens, ils reprochent aux deux femmes leur refus de partager leurs repas ou leurs soirées avec les membres de l’équipe technique. En guise de représailles, ils accrochent chaque jour sur la caméra des slogans provocateurs et misogynes comme « Cléopâtre avait besoin du M.L.F. comme d’un trou dans la tête. » L’hostilité du réalisateur et des techniciens sur le plateau se dirige essentiellement contre Delphine Seyrig, que Losey accuse d’avoir manipulé Fonda en amont du tournage, mais qui n’a, surtout, pas le même poids économique dans le projet que sa consœur : « Toujours très courageux, il a préféré s’en prendre à moi plutôt qu’à Jane sur qui reposait tout le film et qui, d’un coup de fil à son avocat, pouvait repartir du jour au lendemain si elle le voulait. » Mais elle est également isolée car son attitude est également jugée plus agressive et véhémente que celle de Fonda, moins conforme à la relation d’intimité attendue entre un réalisateur et son actrice.

Ce n’est pourtant pas la première fois que Joseph Losey a des relations de travail difficiles avec ses comédiennes : ses collaborations avec Monica Vitti ou Virna Lisi ont également été houleuses et il a travaillé à plusieurs reprises avec des actrices à la réputation orageuse comme Elizabeth Taylor. Mais, si les caprices et colères des stars féminines sont attendus et plus ou moins tolérés sur le plateau, leurs prises d’initiative artistiques posent problème y compris, ironiquement, dans le cadre d’un projet dont les interprètes ont été choisies en partie pour leurs convictions féministes. L’exemple de Maison de poupée illustre comment la hiérarchie professionnelle traditionnelle qui subordonne l’interprète au metteur en scène se double souvent d’une domination genrée qui place les actrices en position de minorité sur le plateau et limite leur implication dans les décisions créatives. Pire, la légitimité de l’auteur comme seule instance créatrice du film sert à masquer ou minorer les implications politiques de ces hiérarchies. Les articles parus pendant le tournage et au moment de la sortie du film prennent majoritairement parti pour Losey, qui discrédite les revendications des deux actrices — et notamment leur interprétation féministe de la pièce — et souligne leur manque de professionnalisme sur le plateau. Ces critiques d’ordre professionnel et personnel, formulées par un auteur consacré et notoirement engagé à gauche tel que Losey, parce qu’elles sont utilisées par la presse pour faire, par extension, le procès du féminisme des deux stars.

À compter de la deuxième moitié des années 1970, sans doute échaudée par de telles expériences, Delphine Seyrig commence à privilégier les collaborations avec des réalisatrices, à la fois parce qu’elle a le sentiment qu’elles lui proposent des personnages de femmes plus réalistes et complexes mais aussi, comme nous l’avons vu en introduction, parce que qu’elles lui permettent d’occuper une position plus importante dans le processus créatif. Elle noue avec certaines d’entre elles des collaborations durables : Chantal Akerman, Marguerite Duras, Liliane de Kermadec ou Ulrike Ottinger la solliciteront à plusieurs reprises au fil des années 1970 et 1980. Cela ne signifie pas pour autant que leur entente soit automatique ou que sa méthode de travail et ses velléités d’intervention dans le processus créatif de leurs films soient accueillies sans difficulté. Le documentaire que Sami Frey, son compagnon, tourne en vidéo sur le tournage de Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman, témoigne ainsi de la façon dont l’actrice tente d’imposer sa méthode de travail dans un cadre de tournage plus rigide que chez Resnais, et dans lequel une liberté moins grande est accordée aux initiatives de l’interprète. Mais il montre aussi comment les divergences n’empêchent pas le dialogue entre les deux femmes.”

Extrait de "Formes et limites de l’intervention active de l’actrice dans le processus de création cinématographique : l’exemple de Delphine Seyrig", par Alexandre Moussa, Création Collective au Cinéma, n°4, 2021


Voix au chapitre a programmé Ibsen en juin 2022
http://www.voixauchapitre.com/archives/2021/ibsen.htm