« Quelle importance ont les lecteurs à tes yeux ?
Si je publie un livre, c'est uniquement pour qu'il soit lu : c'est la seule chose qui m'intéresse. Je mets donc en œuvre toutes les stratégies à ma portée pour capter l'attention, stimuler la curiosité, faire en sorte que la page soit le plus dense possible et que la tourner soit aussi léger que possible. Au début du récit, je privilégie toujours une longue plage d'un ton froid qui laisse en même temps transparaître un magma d'une chaleur insupportable. Je veux que les lectrices et les lecteurs sachent dès les premières lignes à quoi s'en tenir.
Je ne crois pas qu'il faille prendre le lecteur par la main comme un consommateur quelconque, car il ne l'est pas. La littérature qui devance les goûts du lecteur est une littérature dépravée. Je préfère paradoxalement décevoir les attentes habituelles et en susciter de nouvelles. Un récit est réellement vivant non parce que l'auteur est photogénique ou que les critiques en disent du bien, mais parce que, au long d'un certain nombre de pages, il n'oublie jamais les lecteurs, puisque c'est à eux qu'il revient d'allumer la mèche des mots. Je ne renonce à rien de ce qui peut donner du plaisir au lecteur, même à ce qui est tenu pour vieux, déjà vu, vulgaire. Comme je le disais, c'est la vérité littéraire qui rend toute chose neuve et subtile ; ce qui compte dans un texte bref, long ou infini, ce sont la richesse, la complexité, le charme de la trame narrative. Dès lors qu'un roman possède ces qualités-là – et aucun tour de passe-passe marketing ne peut les lui donner –, il n'a besoin de rien d'autre, il peut suivre sa route en entraînant derrière lui les lecteurs, et éventuellement jusque dans la direction opposée, l'antiroman.
 »

« Tu veux dire que, tandis que les médias s'empressent de combler de leurs ragots le vide que tu laisses, les lecteurs le font, eux, de façon plus juste, en lisant et en trouvant ce qui est utile dans le texte ?
Oui. Mais je veux dire également que, si cela est vrai, la tâche de celui qui écrit s'enrichit d'autant plus. S'il y a, dans les rites sociaux et médiatiques, un vide que je nomme par convention Elena Ferrante, alors moi, Elena Ferrante, je peux et dois faire en sorte - j'y suis contrainte par ma curiosité de narratrice, par ma soif de me mettre à l'épreuve - que ce vide se comble par et dans le texte. De quelle façon ? En fournissant au lecteur les éléments lui permettant de me différencier du moi de la narratrice que j'appelle Elena Greco, et de me percevoir cependant vraie et présente dans ce que je parviens à raconter, dans la façon même dont j'assemble les mots pour que ceux-ci soient vivants et authentiques. L'auteure, qui en dehors du texte n'existe pas, se livre à l'intérieur du texte, se greffe consciemment à l'histoire, s'employant à y être plus vraie qu'elle ne réussirait à l'être sur les photos d'un magazine, lors d'une présentation en librairie, dans un festival de littérature, une émission de télé ou une remise de prix littéraire. Le lecteur passionné mérite qu'on lui donne les moyens de puiser aussi la physionomie de l'auteure à chaque parole, faute grammaticale ou nœud syntaxique du texte, exactement comme il le fait pour les personnages, un paysage, un sentiment, une action lente ou rapide. De cette façon, l'écriture devient encore plus centrale, tant pour celui qui la produit (il faut se livrer au lecteur avec la plus grande honnêteté) que pour celui qui en jouit. Cela représente bien plus, me semble-t-il, que de signer des autographes dans une librairie en barbouillant les exemplaires de phrases de circonstance. »

Extrait d'un entretien d'Elena Ferrante avec ses éditeurs, paru dans Books, n° 77, juin 2016