NABOKOV EST PRÉSENT DANS CHACUN DES 4 RÉCITS DES ÉMIGRANTS

La présence de Vladimir Nabokov atteste de l'importance de l'écrivain russe dans l'univers de W.G. Sebald :
- c'est un spécialiste renconnu des papillons, un lépideptorologiste, ayant eu des responsabilités dans l’organisation de la collection de papillons du Museum of Comparative Zoology de l’Université de Harvard.
- il fit aussi la cruelle expérience de l'exil en raison de la révolution survenue dans son pays, la Russie
- il est également célèbre pour ses expériences narratives : comme dans Lolita et on narrateur "peu fiable" Humbert Humbert (unreliable narrator). Le problème de l'authenticité se retrouve dans son autobiographie Autres rivages (Speak, memory) : cette autobiographie, dont Nabokov lui-même a dit qu'elle était le produit d'une métamorphose, est dans Les Émigrants l'objet d'une lecture à l'origine de l'amitié entre Paul Bereyter et Lucy Landau, qui, témoin des dernières années de la vie de Paul, garde le testament autobiographique de son ami.
Le jeu sur l'authenticité et la fiction, caractéristique de Sebald.
Il est présent dans chacun des quatre récits :

DR HENRY SELWYN
"À plusieurs reprises nous vîmes aussi Edward armé de jumelles de campagne et d'une boîte à herboriser, ou bien le Dr Selwyn en bermuda, avec une sacoche en bandoulière et un filet à papillons. L'un de ces clichés rappelait jusque dans les détails une photo de Nabokov prise dans les montagnes dominant Gstaad, que j'avais découpée quelques jours auparavant dans une revue suisse."
PHOTO (p. 24, Actes Sud Babel)

(Il s'agit de la reproduction d'une photo appartenant à la famille et qui prise par le fils de Nabokov, Dimitri, en août 1971 non loin de Gstaad en Suisse. Or le temps raconté à Prior's Gate dans Les Émigrants se déroule entre septembre 1970 et mai 1971, remarque Christine Savaton, dans sa thèse.)

PAUL BEREYTER

"Cette confidence fut suivie d'un long silence, que Mme Landau interrompit pour ajouter qu'elle était assise sur un banc de la promenade des Cordeliers à lire l'autobiographie de Nabokov quand Paul, après être déjà passé deux fois devant elle, l'avait abordée avec une politesse frisant l'extravagance pour lui parler de sa lecture et partant de là, l'avait entretenue durant tout l'après-midi et aussi dans les semaines qui suivirent en un français quelque peu suranné mais absolument correct." 56

AMBROS ADELWARTH

"Ce qui est sûr en revanche, c'est que quelques jours après avoir définitivement quitté son pays natal, Ambros, à quatorze ans tout au plus, sans doute grâce au charme et au calme qui émanaient de sa personne, a été pris au service d'étage comme apprenti garçon du Grand Hôtel Éden à Montreux. Il me semble en tout cas que c'était l'Éden, dit tante Fini, car dans un album de cartes postales laissé par l'oncle Adelwarth, on peut voir sur l'un des tout premiers feuillets cet hôtel de renommée internationale avec ses stores baissés sur la façade éclairée par le soleil de l'après-midi."(p. 93)


Vladimir Nabokov devant le Montreux-Palace
Nabokov vécut effectivement de 1961 à 1977 (l'année de sa mort) à l'hôtel à Montreux.

MAX FERBER

"Ce monde à la fois proche et repoussé à une distance inaccessible, dit Ferber, l'avait attiré avec une telle force qu'il avait craint de devoir s'y précipiter, et l'aurait sans doute fait si, tout à coup - like someone who's popped out of the bloody ground -, ne s'était trouvé devant lui un homme d'une soixantaine d'années tenant un grand filet à papillons de gaze blanche et qui, dans un anglais aussi élégant qu'en définitive impossible à identifier, l'avait prévenu qu'il était temps de songer à redescendre si l'on voulait encore arriver à Montreux pour le dîner. En revanche, Ferber dit ne pas se rappeler s'il avait effectué la descente en compagnie de l'homme au filet à papillons. Le retour du Grammont s'était complètement effacé de sa mémoire, de même que les derniers jours passés au Palace et le retour en Angleterre. La raison exacte et l'ampleur de cette tache d'amnésie étaient restées une énigme, malgré les intenses efforts qu'il avait prodigués pour essayer de se souvenir. Quand il tentait de se transporter à l'époque en question, Ferber se revoyait dans son atelier, attelé pendant près d'un an, quelques brèves interruptions mises à part, à la difficile réalisation du Man with a Butterfly Net, portrait sans visage qu'il considérait comme l'une de ses œuvres parmi les plus ratées, étant donné qu'à son avis il n'existait aucun point de repère, fut-il approximatif, pour rendre compte de l'étrangeté de la vision à la base de son tableau." (p. 205)

"C'est de nouveau une magnifique journée d'été. Je marche devant avec Fritz, Laura, très sceptique à l'égard de Fritz, suit avec l'altiste Hansen de Hambourg. Naturellement, je ne me souviens plus aujourd'hui de tout ce dont nous avons pu parler. Mais je me rappelle encore que les champs de part et d'autre du sentier étaient en fleurs, que j'étais heureuse et aussi, étrangement, qu'en lisière de la commune, là où se trouve le panneau Vers Bodenlaube, deux messieurs russes très distingués nous rattrapèrent, dont l'un, d'allure particulièrement majestueuse, était en train de faire une remontrance à un petit garçon de peut-être dix ans qui, trop occupé à chasser les papillons, s'était attardé au point qu'on avait dû l'attendre. La leçon n'avait guère eu l'effet escompté car en nous retournant un peu plus tard, nous vîmes le garçon courir loin dans la prairie en brandissant son filet. Hansen affirma avoir reconnu dans le plus âgé des deux messieurs distingués le président du premier Parlement russe, Muromzev, en villégiature à Kissingen." (p. 250)

"Fritz, au milieu de l'évocation délicate de notre excursion commune à Bodenlaube, s'interrompit soudainement pour me demander si je ne voulais pas devenir sa femme. Je ne sus que répondre et me contentai de hocher la tête, et bien que tout se brouillât autour de moi, je vis néanmoins avec la plus grande netteté, sautant avec son filet à papillons dans la prairie, le petit garçon russe que j'avais depuis bien longtemps oublié, de retour en messager du bonheur de cette journée d'été, qui maintenant allait laisser échapper sans tarder de sa collection les plus beaux apollons, vanesses, sphinx et machaons, en signe de ma libération définitive." (p. 251)


ELEANOR WACHTEL : Il y a, dans Les Émigrants, des allusions à un homme qui tient un filet à papillons, le garçon au filet à papillons, Nabokov en personne. Pourquoi cette présence qui vient hanter le livre ?

W. G. SEBALD : Je crois que l'idée m'en est venue quand j'ai eu envie d'écrire l'histoire de ce peintre. Cette histoire particulière, comme vous le savez, contient, entre autres, sous la forme d'un récit enchâssé, les souvenirs de jeunesse de la mère du peintre. Ces souvenirs sont en grande partie authentiques, ils s'appuient sur des matériaux authentiques. J'avais en ma possession les notes fragmentaires que cette clame avait écrites entre le moment où son fils a émigré en Angleterre et le moment où elle-même a été déportée ; elle a eu environ dix-huit mois pour écrire ces notes. Comme vous le savez d'après le texte, cette famille avait vécu à Steinach, un petit village de Bavière septentrionale, en Basse-Franconie, puis, aux environs de 1900, la famille avait déménagé pour s'installer dans la ville la plus proche, la station thermale de Bad Kissingen. Et dans l'autobiographie de Nabokov, Autres rivages, qui est, à mon avis, un livre merveilleux, il y a un épisode où il raconte que sa famille est allée plusieurs fois à Bad Kissingen pendant cette même période. Alors la tentation était grande de faire se rencontrer ces deux exilés à leur insu dans l'histoire. Et je savais aussi - et ceci est basé sur des faits, ce n'est pas quelque chose que j'ai adapté artificiellement a posteriori - que mon grand-oncle Ambros Adelwarth s'était, de son propre chef, fait interner dans un asile à Ithaca, précisément là où Nabokov a enseigné pendant longtemps. Et où, on le sait par ses écrits, il passait ses moments de loisir un filet à papillons à la main. Donc cela semblait une très, très étrange coïncidence que deux endroits à propos desquels j'allais devoir écrire soient aussi des lieux fréquentés par Nabokov. Bien sûr, je connaissais aussi très bien, depuis mon séjour en Suisse romande, les environs du lac Léman, de Montreux, Vevey, Bâle-Ville et Lausanne. Je connaissais ces lieux de façon très intime. J'ignorais tout de Nabokov, bien sûr, quand j'étais étudiant là-bas ; je n'en étais pas encore là à l'époque. J'ignorais qu'il vivait là et même si je l'avais su je n'aurais pas osé lui rendre visite, vous vous doutez bien. Mais je connaissais tout ce territoire et je connaissais ces téléphériques qui vous emmènent au sommet de la montagne dont il parle. Et donc, il me semblait que je n'avais pas d'autre choix que d'en parler et, encore une fois, c'était l'occasion de créer une atmosphère lourde de mystère, dotée d'une qualité spectrale, de faire apparaître cette présence fantomatique qui, même évanescente, confère une certaine intensité, impossible à atteindre par d'autres procédés.

Entretien avec Eleanor Wachtel, “Chasseur de fantômes”, L’Archéologue de la mémoire : conversations avec W.G. Sebald, trad. par Delphine Chartier et Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2009, p. 54-55.


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