"Un voyage au cœur du souvenir", Georges Arthur Goldschmidt

La Quinzaine littéraire, 1er février 1999

C'est un même témoin qui fait le récit de quatre vies différentes. D’une manière ou d’une autre, il a été plus ou moins directement en contact avec ces exilés. Tous les quatre ont été du fait de leur origine juive contraints de quitter l’Allemagne ou la Lituanie natales. L’un, le Dr Seiwyn est devenu un médecin britannique célèbre, un autre instituteur, le troisième maître d'hôtel, valet et confident en Amérique, avant d’hériter de son maître et le dernier peintre à Manchester. Sebald donne de cette ville abandonnée et vide une vision précise, on y trouve des notations comme celle-ci sur « les cargos de dimensions colossales » qui dans les années de l’après-guerre empruntent le chenal qui relie le port à la mer. « Lentement ils traçaient leur route, et quand ils s'acheminaient vers le port, ils glissaient entre les maisons, bien plus hautes que les toits d'ardoises noires qui les entouraient. »

Chacun de ces déracinés exerce son métier à la perfection, mais dirait-on décalé, songeur ou navré, sans cesse en proie à cette mémoire qu’ils tentent d’écarter d’eux. Les récits tels qu’ils sont construits, on appelle cela en allemand « Rahmenerzählung » (récits à cadre), mettent les quatre personnages en scène, successivement, à travers ce qu’en rapporte une tierce personne, le « je » dont on ne sait pas grand-chose, mais qui prend consistance au fil des pages.

A ces personnages, comme en survol au-dessus d’eux-mêmes, correspondent les lieux abandonnés où le narrateur les retrouve, sanatorium en bois qui s’écroule dans la campagne à l’ouest de New York, clinique délabrée dans le sud de l’Angleterre. Le récit est un voyage de paysage en paysage. Les descriptions sont si évocatrices des configurations géographiques, qu’elles font se dérouler devant les yeux du lecteur leur matérialité même, telle que l’imaginaire la suscite. Mais ce sont aussi ces trajets qui font voir et permettent de « saisir » les personnages : ce maître d’hôtel précis et mystérieux et qui ensuite chargé de son maître avait pour tâche « de veiller sur lui comme sur un enfant endormi ». Il l’accompagne de New York à Istanbul en passant par Deauville. La description de Deauville en automne, du Grand Hôtel des Roches ou de l’Hôtel Normandy ramène aux atmosphères proustiennes auxquelles on pense, tout au long de ce livre, mais c’est un Proust par-delà la destruction qu’il préfigure.

L’instituteur, le maître d’hôtel, le médecin ou le peintre, tous sont des êtres à jamais marqués par l’exil, ils existent comme sur la pointe des pieds, mais toujours presque en dépit d’eux-mêmes, au cœur de la réalité professionnelle et quotidienne. Ils ont tous en commun cette sorte de déperdition d’eux-mêmes, cet intervalle de mémoire, l’insurmontable exil.

S’il y a peu de livres magnifiques, celui-ci en est un, il l’est par la dimension des êtres humains, quatre personnages blessés au plus profond d’eux-mêmes, il l’est par la beauté des descriptions, il l’est par la langue souveraine et nostalgique. Le traducteur a parfaitement su rendre la sobre justesse et l'émotion du style de Sebald.

Le second récit, c’est l’histoire de Paul Bereyter qui est comme une incarnation de tous les exilés : « A tout instant, au milieu du cours, pendant la récréation ou encore en promenade, il arrivait qu'il restât absent, debout ou assis, à l'écart, comme si en apparence, toujours enjoué et de bonne humeur, il était en vérité le désespoir fait homme. »

La solitude de ces personnages en apparence pris par le flot de la vie et les circonstances donne un accent de mélancolie particulier à ce livre, comme si tout ce qui s’y déroule était comme une pellicule à la surface de tout un entassement d’événements et d’atmosphères, de lieux, ou d’éclairages, mais eux-mêmes traversés, sans cesse, par la lancinante absence du pays et de la famille perdus.

« La monstruosité de la souffrance qui émanant des personnages représentés, recouvre ta nature entière pour ensuite refluer des paysages éteints et pénétrer les figurations humaines de la mort, cette monstruosité se mettait à présent en mouvement montant et descendant en moi, exactement comme les oscillations des marées. » dit le peintre Max Ferber qui pour une fois quitte son hangar de Manchester pour aller voir à Colmar le retable de Grünewald.

Il en est de même pour le maître d’hôtel Ambros Adelwarth ou le médecin : tous font apparaître, imprécis d’abord, puis de plus en plus palpable leur inguérissable blessure d’enfance dont l’origine, le crime nazi est d’ailleurs à peine effleuré, à peine mentionnée.

Ce livre est aussi un parcours à travers la civilisation européenne de l’avant-guerre et de l’immédiat après dont il restitue le climat, les petits gestes quotidiens et les objets, de sorte que l’œil du lecteur voit se déployer devant lui de façon cinématographique tout un monde dans sa réalité sensorielle. Cet aspect visuel est souligné encore par les photographies qui illustrent l’ouvrage : elles correspondent aux récits et se rapportent aux personnages dont on restitue la biographie, elles sont extraites d’albums de famille et s’intègrent au texte dont elles soulignent l’espace de mémoire.

C’est par écrans successifs que le passé émerge comme un horizon qui tour à tour fait surgir des éclairages, des tonalités, des lieux et des circonstances qui font à la fois voir le personnage dont il est question et ce qui l’entourait à un moment donné de sa vie et précisent aussi la silhouette du narrateur.

Ce qui donne au livre son caractère poignant et concret, c’est que aussi différents qu’ils soient, les quatre personnages qui en font la matière partagent la même relation au monde à travers l’exil originel dont il est pourtant à peine question. Ainsi, lorsque plusieurs années après sa première visite, le narrateur rend visite au peintre de Manchester, entretemps devenu célèbre, celui-ci lui confie le récit que sa mère a écrit à son intention sur son enfance à elle, on y voit à quel point les Juifs étaient fondus, intégrés aux villages de l’Allemagne centrale, à quel point ils en faisaient partie, on songe à Hermann Hesse ou Jakob Picard. On plonge ainsi au plus profond de l’irrémédiable catastrophe allemande.

Les Emigrants est empreint d’une poésie d’autant plus évocatrice qu’à tout instant le lecteur voit sa propre imagination dérouler devant lui ce qui est raconté et le mêler à sa propre mémoire, si bien qu’il finit parfois par se demander si le passé de ces exilés n’est pas aussi le sien.

G.W.SEBALD
LES ÉMIGRANTS (Die Ausgewanderlen)
récits trad. de l'allemand par Patrick Charbonneau Actes Sud éd., 278 p., 128 F


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