Chasseur de fantômes

ENTRETIEN AVEC ELEANOR WACHTEL


ELEANOR WACHTEL : Avec Les Émigrants, ouvrage remarquable sur la mémoire, l'exil et la mort, c'est un requiem que Sebald écrit à l'intention de toute une génération. L'écriture est lyrique, le ton élégiaque. Ces histoires disent l'absence et l'expatriation, la perte et le suicide, les Allemands et les juifs ; l'écriture est incantatoire, obsédante et néanmoins pudique. Les Émigrants est diversement qualifié de roman ou de quatuor narratif, ou il est tout simplement jugé inclassable. En quels termes décririez-vous cet ouvrage ?

W G. SEBALD : C'est une forme de réalisme fictionnel. Je pense que ce genre est plus répandu sur le continent que dans le monde anglo-saxon dans la mesure où le dialogue y est très peu présent. Tout est vu et relaté sous des angles différents, de façon oblique, comme à travers des prismes. En ce sens, cet ouvrage ne se conforme pas aux canons de la fiction traditionnelle. Il n'y a pas d'intrusion de l'auteur dans la narration. Et il y a diverses autres particularités de cet ordre qui tendent à faire entrer le livre dans un genre spécifique. Mais quel genre exactement, je ne sais pas comment on pourrait appeler cela.

E. W. : Il y a dans ces quatre récits au cours desquels vous retracez la trajectoire de quatre personnages un certain nombre d'échos et de correspondances et pourtant l'écriture est pleine de retenue. Pourquoi avez-vous choisi de lier ces quatre existences ?

W. G. S. : Parce que les trajectoires sont remarquablement semblables. Toutes ces histoires gravitent autour du suicide, ou pour être plus précis, du suicide à un âge avancé, phénomène qui, s'il est relativement rare, est suffisamment fréquent en tant que manifestation de ce que nous appelons le syndrome du survivant.
Pour avoir été témoin de ce qui était arrivé à Jean Améry, Primo Levi, Paul Celan, Tadeusz Borowski et quelques autres qui n'ont pas réussi à échapper aux ombres projetées sur leur vie par la Shoah et qui ont fini par succomber au poids de la mémoire, ce symptôme particulier ne m'était pas étranger, quoique d'une manière abstraite. C'est quelque chose qui a tendance à se produire assez tard dans la vie de ces gens, après leur départ à la retraite, comme si brusquement une sorte de béance s'ouvrait devant eux. Les obligations de la vie professionnelle passent à l'arrière-plan et puis, vous savez, d'un seul coup, vous avez du temps pour réfléchir. Comme je m'intéressais, entre autres, à Jean Améry dans les années 1989-1990, parce qu'il se trouvait être originaire d'une région très proche de celle dans laquelle j'ai grandi, je me suis rendu compte que je connaissais quatre personnes qui rentraient à peu de chose près dans cette catégorie. Et c'est à ce moment-là que ces vies sont devenues l'objet de mes préoccupations, que j'ai commencé à mener des investigations, que j'ai entrepris de voyager pour essayer de retrouver tous les documents existants et que j'ai fini par ressentir le besoin de retranscrire tout ceci.
Les histoires telles qu'elles apparaissent dans le livre suivent d'assez près les grandes lignes, l'itinéraire de ces quatre vies telles qu'elles se sont déroulées vraiment. Les changements que j'ai apportés, par exemple le fait de prolonger certains axes, d'abréger certaines étapes, d'ajouter ou enlever quelque chose ici et là - tous ces changements sont secondaires, ce sont davantage des changements de forme que des changements de fond. Dans les trois premières histoires, il y a une adéquation presque parfaite entre ces vies et la vie des gens que j'ai connus. Dans le cas de la quatrième histoire, j'ai utilisé deux modèles : un peintre qui est toujours vivant et travaille en Angleterre et quelqu'un qui a été mon logeur lorsque je suis arrivé à Manchester. Et parce que cet homme est toujours vivant, je ne voulais pas qu'il apparaisse, en quelque sorte, sous une forme non déguisée dans quelque chose qui est avant tout un travail de fiction documentaire, j'ai donc introduit un second modèle pour que ce soit moins flagrant. Mais ces gens que je connaissais très bien sont passés dans la vie par les mêmes étapes.


E. W. : Vous écrivez à un moment : "Il me semble encore aujourd'hui que les morts reviennent ou bien que nous sommes sur le point de nous fondre en eux." Cette idée semble vous préoccuper.

W. G. S. : Oui, bien que je ne sache pas exactement pourquoi, si ce n'est que la mort est entrée très tôt dans ma vie. J'ai grandi dans un tout petit village, très haut perché dans les Alpes, à environ mille mètres au-dessus du niveau de la mer. Et dans les années qui ont suivi la guerre, c'était, à bien des égards, un endroit assez arriéré. Par exemple, vous ne pouviez pas enterrer les morts en hiver parce que le sol était gelé et qu'il était impossible de creuser une tombe. Alors, vous les laissiez dans l'appentis un mois ou deux, le temps que le dégel arrive. Vous grandissiez en sachant que la mort est là, toute proche et si une mort survenait, c'était à la maison, au beau milieu de la maison, et c'était dans la salle à manger que le défunt souffrait les affres de l'agonie, et puis jusqu'à ce qu'il soit enterré, il faisait encore partie de la famille pendant trois, voire quatre jours. Ce qui veut dire que, très jeune, contrairement à ce qui se passe pour la plupart des gens aujourd'hui, j'ai été confronté à la morts et aux mourants. J'ai toujours la vague impression que, bien sûr, ces gens n'ont pas vraiment disparu, qu'ils sont toujours là quelque part à rôder autour de nous et qu'ils continuent à nous rendre de courtes visites. Et pour moi, les photographies sont une des incarnations des disparus, particulièrement les photographies les plus anciennes de ceux qui nous ont quittés. Quoi qu'il en soit, à travers ces images, ils ont véritablement pour moi une sorte de présence spectrale. Et cela m'a toujours intrigué. Cela n'a rien à voir avec un phénomène qui relèverait du mystique ou du mystérieux. C'est juste le vestige d'une manière archaïque de voir les choses.
Prenez la Corse, par exemple... Maintenant bien sûr, les choses ont changé, mais il n'y a pas si longtemps que cela, il y a encore une vingtaine d'années, la présence des morts parmi les vivants était incontestable dans la culture corse. On ne pouvait pas les ignorer, on les voyait toujours là au coin de la rue, on les voyait arriver dans une maison un soir de fête pour demander un quignon de pain ou on les voyait descendre la grand-rue en défilant au son des fifres et des tambourins. Dans des cultures plus ataviques dont il y a eu quelques poches en Europe jusque, disons, dans les années I960, il y a toujours des traces de la présence de ces disparus. Et dans les années qui ont suivi la guerre, il y avait, à n'en pas douter, des contrées alpines où c'était aussi le cas. Aujourd'hui, tout cela a disparu, naturellement. Mais d'une manière ou d'une autre cela est resté gravé dans mon esprit et je pense que c'est peut-être de là que vient cette préoccupation.


E. W. : Vous insérez de nombreuses photographies dans votre texte, photographies des gens, des lieux, des panoramas urbains ou des paysages, elles ont une grande force d'évocation, elles sont même obsédantes. Dans le récit, elles semblent servir de déclencheurs à une recherche. Vous regardez une photographie, vous feuilletez un album, quelqu'un vous montre quelque chose et cela vous conduit sur une piste.

W. G. S. : Eh bien, les photographies proviennent de différentes sources et elles ont aussi des objectifs différents. Mais c'est vrai, la plupart viennent de ces albums que les gens de la petite-bourgeoisie faisaient dans les années 1930 et 1940. Et ce sont des documents authentiques. On peut dire que quatre-vingt-dix pour cent des images présentes dans cet ouvrage sont authentiques, j'entends par là qu'elles ne proviennent pas d'autres sources utilisées dans le but de raconter l'histoire.
Je dirais qu'elles ont deux raisons d'être dans ce texte. La première, et la plus évidente, c'est qu'elles sont là pour accréditer la véracité du récit - nous sommes tous plus enclins à croire les images que les mots. Quand vous montrez une photo pour attester de l'existence de quelque chose, alors les gens ont tendance à se dire que, eh bien, oui, ce devait être comme ça. Et il est certain que dans Les Émigrants même les photos, si invraisemblables qu'elles soient, auraient tendance à illustrer ce phénomène. Regardez par exemple cette photographie du grand-oncle du narrateur en costume arabe, c'est une photographie authentique prise pendant son séjour à Jérusalem en 1913. Elle n'a pas été falsifiée, elle n'est pas là par hasard, ce n'est pas non plus une photo qui a été ajoutée a posteriori. De cette façon, les photographies permettent au narrateur de conférer une sorte de légitimité à l'histoire qu'il raconte. Je pense que cela a toujours été une préoccupation dans la fiction réaliste et cet ouvrage est une forme de fiction réaliste. Au XIXe siècle, du moins dans la tradition allemande, l'auteur se donnait toujours beaucoup de mal pour dire, c'est là que j'ai trouvé ce manuscrit, oui, caché là au-dessus d'un placard dans telle ou telle ville, dans telle ou telle maison et ainsi de suite, tout cela pour donner à son approche tout entière un semblant de légitimité.
L'autre fonction que je vois est peut-être celle d'arrêter le temps. La fiction est une forme artistique qui suit une temporalité, qui tend vers une fin, qui travaille sur un gradient négatif et il est très, très difficile dans cette forme particulière de récit d'arrêter la fuite du temps. Et, comme nous le savons tous, c'est bien ce qui nous plaît dans certaines formes d'art plastique - vous êtes dans un musée et vous contemplez l'une de ces merveilleuses toiles qui datent du XVIe ou du XVIIIe siècle. Vous êtes transporté hors du temps et si vous êtes capable de vous abstraire de la temporalité, c'est, d'une certaine façon, une forme de rédemption. Les photographies ont aussi ce pouvoir, elles agissent comme des retenues, des barrages qui endiguent le flot. Je crois que c'est quelque chose de positif, le fait de ralentir la lecture, en quelque sorte.


E. W. : Un critique dit de vous que vous êtes un chasseur de fantômes. Est-ce que c'est ainsi que vous vous voyez ?

W. G. S. : Oui, tout à fait. Je pense que c'est un terme assez approprié. Cela n'a rien de morbide, juste cette impression étrange que, d'une certaine façon, la vie de personnes qui peuvent ne plus être parmi nous - et il peut s'agir de membres de ma famille, de gens que j'ai vaguement connus, d'écrivains disparus ou de peintres du XVIe siècle -, cette vie prend une dimension singulière pour moi, simplement à travers le fait que je suis susceptible de m'intéresser à eux. Et quand vous vous intéressez à quelqu'un, vous y mettez une quantité impressionnante d'énergie et d'affectivité et vous commencez à occuper le territoire de cette personne, avec plus ou moins de réussite. Vous investissez une autre existence par le truchement d'une identification affective. Et peu importe que cela soit très éloigné dans le temps. De toute façon, cela semble assez immatériel. Et même si vous ne disposez que de quelques fragments disparates sur tel peintre du XVIe siècle, si vous lui portez suffisamment d'intérêt, cela vous permet malgré tout de donner corps à cette existence ou bien de l'extraire du passé pour la transporter dans un présent immédiat, en quelque sorte.
L'un de mes tout premiers écrits fut un long poème en prose [D'après nature], le sujet en était Matthias Grünewald, un peintre du début du XVIe siècle dont, hormis ses peintures, nous ne savons quasiment rien. Et c'est ce vide, cette ignorance et le peu de faits dont nous disposons qui ont suffi pour que je m'introduise dans son territoire, que je regarde autour de moi et que, au bout d'un certain temps, je me sente comme chez moi. Cela m'intéresse beaucoup plus que le présent... Pour moi, aller à Rio de Janeiro ou à Sydney est quelque chose d'inconcevable. Vous ne réussiriez pas à m'y entraîner. Le simple fait d'être là aujourd'hui en Amérique me paraît extrêmement étrange.


E. W. : L'un de vos personnages dans Les Émigrants est Paul Bereyter, qui fut votre instituteur. Qu'est-ce qui vous a incité à aller "au-delà de la récollection des souvenirs très chers que [vous aviez] de lui, à tenter de percer son histoire" ?

W. G. S. : Quand j'avais sept ou huit ans, nous avons quitté le village où nous habitions pour aller nous installer dans la petite ville voisine et c'est là que je suis allé à l'école primaire, dans la classe de cet instituteur. Donc dans cette ville où j'ai passé une dizaine d'années, juste après la guerre, entre l'âge de huit ans et l'âge de dix-huit ans, personne n'a jamais évoqué le fait que cet homme avait été persécuté pendant des années ; en 1935, il avait été chassé de son poste, puis il était revenu après 1945 pour renouer avec la trace de cet événement enfoui. Tout le monde était au courant de l'affaire. C'était une grosse bourgade de huit mille habitants - tout le monde savait tout sur tout le monde mais " personne ne disait rien. À commencer par Paul Bereyter qui, lui non plus, n'a jamais rien dit, et c'est cela qui est le plus surprenant dans toute cette histoire. Et donc, il est clair que, enfant, j'étais en adoration devant cet homme - je l'admirais énormément - j'ai tenu à découvrir la vérité à son sujet. Et à ce niveau-là, au premier degré, on pourrait dire qu'il s'agit de journalisme d'investigation. Une fois que vous tenez un fil, vous n'avez qu'une envie, c'est de le suivre et de le dérouler pour voir quelles sont les couleurs du motif. Et plus cela devient difficile - comme cela a été le cas, parce que les gens qui avaient connu cet homme n'étaient pas prêts à m'en parler - plus vous êtes intrigué, plus vous êtes sûr que quelque chose est enfoui là. Et moins vous avez envie d'abandonner.

E. W. : Pourquoi refusaient-ils de vous parler ? Quarante, cinquante ans s'étaient écoulés...

W. G. S. : Oui. Mais, vous savez, la conspiration du silence dure encore. C'est quelque chose qu'on a du mal à imaginer quand on n'est pas allemand. Je suis encore perplexe quand je pense que, pendant mon enfance et même quand j'ai commencé, d'une certaine manière, à être capable de penser par moi-même, à l'adolescence, quinze ans s'étaient à peine écoulés depuis la guerre. Si, en partant de 1997, je me livre à un petit retour en arrière de seize ou dix-sept ans, c'est-à-dire jusqu'à 1980, j'ai l'impression que c'était hier. Et pour mes parents ou mes professeurs, cela a dû être la même chose dans les années 1960, ils ont dû avoir l'impression que toutes ces années épouvantables entre 1941 et 1946-1947, c'était hier. Et quand vous vous dites que vous avez traversé une période historique aussi épouvantable, que vous y avez été impliqué de la façon la plus horrible qui soit, vous vous attendez à ce qu'il y ait une volonté d'en parler. Mais je pense que cette conspiration du silence... elle s'est imposée d'elle-même, en quelque sorte. Et elle a perduré, je pense, même entre époux. Je n'arrive pas à imaginer mes parents, par exemple, parler un jour de cela entre eux. C'était juste un domaine tabou dans lequel on ne pénétrait pas. Je crois que ces domaines tabous autogénérés sont toujours les plus résistants.

E. W. : Parce que Bereyter était un quart juif, il n'a pas eu le droit d'enseigner, il a été rejeté par ses concitoyens, il est allé vivre à l'étranger. Mais en 1939 il est tout de même revenu en Allemagne. Pourquoi ?

W. G. S. : Je pense qu'il y a de bonnes raisons à cela, si vous reconstituez le véritable scénario. À l'époque, il devait avoir vingt-deux, vingt-trois ans. Dans le texte, il y a une photographie qui le montre avec cette famille un dimanche après-midi, dans les environs de Besançon, là où il avait obtenu un emploi de précepteur dans une famille aisée après avoir été chassé de son poste. Il a l'air extrêmement maigre, presque émacié sur cette photo-là. On devine, simplement à partir de ce document, à quel point cette expérience a dû être douloureuse pour lui. Maintenant, imaginez-vous ce qu'était la France à la fin des années 1930, et les jeunes - et il en faisait partie -, un jeune Allemand, un instituteur un quart juif qui partageait quotidiennement les repas de ses employeurs, qui avait fait la classe aux enfants le matin, écoutait les conversations autour de cette table, des conversations interminables comme c'était souvent le cas en France... À cette époque, le déjeuner durait bien deux ou trois heures et cela laissait beaucoup de temps au pater familias pour exposer ses opinions politiques. Et dans la petite-bourgeoisie française, je pense que la tendance générale dans ces années-là était nettement à droite, autrement dit, on souscrivait bien souvent à tous les messages en provenance d'Allemagne vi& les informations, la radio, les journaux : c'est comme ça que vous faites, c'est ce que nous devrions faire. Donc en se rendant en France, d'une certaine manière, il n'a pas échappé à tout cela. De façon ironique, tout cela revient sur le devant de la scène ces dernières semaines et ces derniers mois. Dans le New York Times d'aujourd'hui, il y a un article sur le procès de Maurice Papon à Bordeaux. Et tout cela est, pour ainsi dire, relié à cette histoire précise.
Donc je crois qu'il a dû éprouver un sentiment de malaise aigu en France. Et naturellement, à la fin de l'été 1939, on commençait à se rendre compte que la situation allait, disons, vite devenir très critique. Alors il est peut-être rentré en Allemagne tout simplement parce que c'était l'endroit qu'il connaissait le mieux. Et aussi, je pense, comme le texte le dit clairement à une ou deux reprises, parce qu'il était tout à fait dans le moule allemand, ce jeune instituteur. Un peu comme le jeune Wittgenstein quand il est parti faire la classe aux petits paysans en Autriche septentrionale, il était l'incarnation même du Wandervogel (ce mouvement de jeunesse allemand), c'était un idéaliste intransigeant, il faisait preuve d'un grand zèle éducatif, etc. Et, en ce sens, son retour en Allemagne n'est pas si surprenant que cela.
Ce qui est étrange, bien sûr, c'est qu'alors il a été enrôlé dans l'armée allemande - en tant que trois quarts d'aryen, vous en aviez le droit, vous pouviez servir dans l'armée -, il a survécu à toute la guerre et il est retourné s'installer dans cette ville où il avait commencé sa carrière d'instituteur. C'est cela qui, à mon avis, est le plus étrange dans la vie de cet homme : son retour en Allemagne en 1945, le fait de refouler ses sentiments et de garder le silence sur toutes ces atrocités.

E. W. : Et puis, bien plus tard, après avoir pris sa retraite, Paul Bereyter est allé en Suisse. Mais il a conservé un appartement dans cette ville, alors même qu'il haïssait ces gens.

W. G. S. : Oui, tout à fait.


E. W. : Est-ce que vous comprenez pourquoi ?

W. G. S. : Eh bien, cela fait précisément partie de ces situations sans issue, vous ne croyez pas ? C'est bien connu des psychologues. Tout ce que vous désirez, c'est quitter vos parents mais vous êtes incapable de vous y résoudre parce que vous craignez qu'ils ne vous méprisent si vous les abandonnez. On est dans ce genre de schéma. Ce que je veux dire, c'est que quoi que vous fassiez ce sera mal. Et je pense que ces apories pèsent d'un poids plus ou moins important dans la vie de presque tout le monde. Bien sûr, c'est une situation particulièrement dévastatrice si c'est avec la nation qui vous a fait souffrir que vous avez ce lien. Mais un grand nombre d'histoires juives allemandes relèvent exactement de ce schéma.


E. W. : Une amie de Bereyter évoque "les dimensions contradictoires de nos aspirations".

W. G. S. : Oui. L'histoire de l'assimilation juive allemande, qui remonte à la fin du XVIIIe siècle, est remplie de ce genre d'ambivalences. Des noms juifs -comme Schiller et Lessing en sont une bonne illustration : les juifs adoptaient ces patronymes parce que c'étaient les noms d'écrivains qu'ils admiraient, en qui ils voyaient des champions des Lumières et de la tolérance. Il y avait une très, très forte identification entre la population juive en Allemagne et la population des gentils. Et tout particulièrement entre la population juive et le pays, la topographie du pays, cela se manifestait à travers leur patronyme. Ils s'appelaient Frankfurter ou Hamburger ou Wiener. Ils s'étaient, en quelque sorte, identifiés à ces lieux. Et cela a dû être extrêmement difficile pour eux d'abandonner tout cela et d'oublier.
Ce qui m'intéresse surtout, c'est l'histoire sociale et culturelle et, sous une forme ou une autre, le chapitre des relations entre la minorité juive en Allemagne et le reste de la population est l'un des chapitres les plus centraux et les plus importants de l'histoire culturelle allemande depuis le XVIIIe siècle. Et si vous avez envie de comprendre, comme cela a été mon cas très tôt, l'environnement culturel dans lequel vous grandissez, avec toutes ses faiblesses, toutes ses tares, alors, vous ne pouvez pas faire l'impasse sur cette question. J'ai déjà évoqué l'existence de cette conspiration du silence dans ma ville natale, entre autres. Et bien sûr, quand je suis entré à l'université à l'âge de dix-neuf ans, j'ai cru que, là, les choses pourraient être différentes. Mais non, ça ne l'était pas, pas du tout. La conspiration du silence a perduré dans les universités allemandes jusqu'à la fin des années 1960.
À l'époque, bien sûr, précisément au moment où j'ai commencé à être en âge de réfléchir par moi-même, avaient lieu les grands procès pour crimes de guerre : le procès d'Auschwitz à Francfort, qui a duré des mois, celui de Treblinka, à Düsseldorf, et quelques autres du même genre ; et pour les gens de ma génération, c'était la première fois que ce problème apparaissait au grand jour. C'était dans les journaux tous les jours, il y avait de longs comptes rendus des auditions. Donc, il n'y avait pas d'autre solution que de faire face. Il y avait des témoignages de ce qui s'était passé, des témoignages qui ne laissaient aucun doute. Et pourtant, en même temps, vous étiez là, dans votre cours à l'université à étudier une œuvre de fiction romantique, E. T. A. Hoffmann ou un autre, sans que jamais il ne soit fait la moindre allusion au véritable arrière-plan historique, aux conditions sociales, aux problèmes psychologiques résultant de ces conditions sociales et ainsi de suite. Ce que je veux dire, c'est que, ce que nous faisions à l'université, c'était de la pure philologie, rien d'autre, et cela ne nous renseignait guère sur ce que nous voulions savoir. En tout cas pour moi, il en a toujours été ainsi. Je crois que tous les enfants savent cela - si on vous cache quelque chose, vous cherchez encore plus à savoir. Et il est certain qu'à partir de l'âge de dix-huit ou dix-neuf ans j'ai toujours cherché, dirons-nous, à en savoir plus sur ces événements.


E. W. : Une grande partie de votre famille a choisi d'émigrer en Amérique, mais, vous, vous avez finalement choisi l'Angleterre. Pour quelles raisons ?

W. G. S. : C'est un accident de l'histoire. Enfant, je rêvais d'aller en Amérique parce que, à cette époque, l'Amérique était le pays idéal. Mais, plus tard, je suis passé par, disons, cette phase d'antiaméricanisme par laquelle on passait inévitablement quand on grandissait en Europe dans les années 1960, où tout le monde était très antiaméricain, et cela a dû me guérir de mon envie d'y partir. Quand j'avais une vingtaine d'années - c'est à peu près le moment où j'ai quitté l'Europe continentale - je n'avais pas d'idée claire sur l'endroit où je voulais aller. Et Manchester, où j'ai fini par atterrir, est le résultat du hasard. Je cherchais un petit boulot qui me permettrait de gagner un peu d'argent tout en continuant mes études. Je savais qu'il y avait des postes de lecteur dans les universités britanniques, j'ai postulé plusieurs postes et j'ai reçu une réponse positive de Manchester. Alors, j'ai fait mes valises et je suis parti en me disant que je resterais un an ou deux, peut-être trois, jusqu'à ce que je termine mon doctorat. Et puis, finalement, je suis resté dans ce pays parce que, après tout, même aujourd'hui, c'est un pays très agréable à vivre.


E. W. : Pourtant, à un moment, après vos études à Manchester, vous avez dit avoir essayé de vivre en Suisse et aussi à Munich, et cela n'a pas marché. Pourquoi ?

W. G. S. : L'épisode suisse s'est déroulé à Saint-Gall, une petite ville située dans la partie alémanique. J'enseignais dans une école privée, dirigée par une espèce de mafioso (vous voyez), qui, tous les mois, recevait beaucoup plus d'argent de ses élèves, d'un seul élève, qu'il ne payait ses professeurs. Toute l'organisation était bizarre, et dès le premier jour j'ai su que je ne resterais pas plus de neuf mois et c'est ce qui s'est passé. Et puis, en Suisse allemande - même si c'est encore une très belle région -, vous rencontrez un nombre impressionnant de gens qui cherchent à sc mêler de ce qui ne les regarde pas. Si vous jardinez le dimanche, ils vont aller vous dénoncer au commissariat pour dire, il fait son jardin le dimanche. Je refuse tout simplement de vivre dans un tel climat.
L'année que j'ai passée à Munich et dans les environs, je travaillais pour le Goethe Institut, un institut culturel allemand très connu. J'avais soutenu ma thèse en Angleterre, je cherchais à faire carrière et j'ai pensé que je pourrais faire ça. Mais je me suis rendu compte que représenter publiquement l'Allemagne à l'étranger, même indirectement, cela impliquait de faire trop de ronds de jambe. Quand j'ai vécu cela de plus près, j'ai senti que ce n'était pas un poste à ma convenance et que je ferais mieux de retourner en Angleterre et de vivre à l'écart, dans mon trou, pour ainsi dire.


E. W. : Caché, dans votre trou ?

W. G. S. : Eh bien, là où je vis maintenant, c'est vraiment en pleine cambrousse ! C'est un petit village près de Norwich dans l'Est de l'Angleterre. Et je me sens vraiment mieux là que n'importe où ailleurs au centre des choses. Dans la mesure du possible, j'évite d'être au centre des choses, je préfère de beaucoup être sur les marges.

E. W. : Quels sont vos liens avec l'Allemagne aujourd'hui ?

W. G. S. : Eh bien, je sais que c'est mon pays. Même après toutes ces années. J'en suis parti il y a maintenant... cela doit faire plus de trente ans. C'est plus de temps que je n'y ai vécu. Même si, bien sûr, je ne suis pas originaire du centre du pays, je viens du Sud de l'Allemagne - la maison de mon grand-père était quasiment à la frontière autrichienne. Je ne peux pas dire que j'ai connu l'Allemagne. Quand j'en suis parti, je connaissais tout juste la région dans laquelle j'avais grandi, je connaissais Fribourg et j'étais allé à Munich une ou deux fois. Vous savez, au début des années I960 et même jusqu'au milieu de cette décennie, on ne voyageait pas beaucoup. C'est pour cela que je connaissais à peine l'Allemagne. Je n'étais jamais allé à Francfort ni à Hambourg. Je n'avais jamais visité le Nord ou le centre du pays, Hanovre, Berlin m'étaient totalement inconnus. Donc, en un sens, ce n'est pas mon pays. Mais à cause de son histoire particulière et à cause de ce mauvais tournant que l'histoire a pris au cours de ce siècle ou, pour être plus précis, depuis environ 1780, à cause de cela, je crois qu'on ne peut pas abdiquer et dire, bon, ça n'a rien à voir avec moi. J'ai hérité de ce fardeau et il faut que je le porte, que cela me plaise ou non.


E. W. : Mais vous continuez à écrire en allemand.

W. G. S. : Et je continue à écrire en allemand, oui. Il y a très peu de romanciers qui écrivent dans deux langues, même des gens comme Nabokov qui maîtrisent parfaitement plusieurs langues. Une fois que Nabokov est passé du russe à l'anglais, il y est resté. Il a " encore utilisé le russe pour des traductions. Mais, pour autant que je sache, il n'a plus écrit en russe après avoir franchi ce cap. Passer d'une langue à l'autre, comme le fait Nabokov, est très, très risqué et c'est un travail harassant. Et jusqu'à présent, je me suis refusé à prendre une telle décision. Il n'y a pas beaucoup d'écrivains qui, à ma connaissance, ont eu à résoudre un problème de ce genre. Il y a Elias Canetti, qui a vécu des dizaines d'années à Londres avant de retourner à Zurich ; il parlait parfaitement l'anglais mais n'a jamais écrit une seule ligne en anglais, du moins autant que je sache. Je crois que c'est très difficile d'atteindre un niveau de compétence suffisant pour être capable d'écrire dans une langue étrangère. Vous pouvez baragouiner, cela ne veut pas dire que vous êtes capable de bien écrire. C'est une tout autre affaire.


E. W. : Puisque vous évoquez Vladimir Nabokov, il y a, dans Les Émigrants, des allusions à un homme qui tient un filet à papillons, le garçon au filet à papillons, Nabokov en personne. Pourquoi cette présence qui vient hanter le livre ?

W. G. S. : Je crois que l'idée m'en est venue quand j'ai eu envie d'écrire l'histoire de ce peintre. Cette histoire particulière, comme vous le savez, contient, entre autres, sous la forme d'un récit enchâssé, les souvenirs de jeunesse de la mère du peintre. Ces souvenirs sont en grande partie authentiques, ils s'appuient sur des matériaux authentiques. J'avais en ma possession les notes fragmentaires que cette clame avait écrites entre le moment où son fils a émigré en Angleterre et le moment où elle-même a été déportée ; elle a eu environ dix-huit mois pour écrire ces notes. Comme vous le savez d'après le texte, cette famille avait vécu à Steinach, un petit village de Bavière septentrionale, en Basse-Franconie, puis, aux environs de 1900, la famille avait déménagé pour s'installer dans la ville la plus proche, la station thermale de Bad Kissingen. Et dans l'autobiographie de Nabokov, Autres rivages, qui est, à mon avis, un livre merveilleux, il y a un épisode où il raconte que sa famille est allée plusieurs fois à Bad Kissingen pendant cette même période. Alors la tentation était grande de faire se rencontrer ces deux exilés à leur insu dans l'histoire. Et je savais aussi - et ceci est basé sur des faits, ce n'est pas quelque chose que j'ai adapté artificiellement a posteriori - que mon grand-oncle Ambros Adelwarth s'était, de son propre chef, fait interner dans un asile à Ithaca, précisément là où Nabokov a enseigné pendant longtemps. Et où, on le sait par ses écrits, il passait ses moments de loisir un filet à papillons à la main. Donc cela semblait une très, très étrange coïncidence que deux endroits à propos desquels j'allais devoir écrire soient aussi des lieux fréquentés par Nabokov. Bien sûr, je connaissais aussi très bien, depuis mon séjour en Suisse romande, les environs du lac Léman, de Montreux, Vevey, Bâle-Ville et Lausanne. Je connaissais ces lieux de façon très intime. J'ignorais tout de Nabokov, bien sûr, quand j'étais étudiant là-bas ; je n'en étais pas encore là à l'époque. J'ignorais qu'il vivait là et même si je l'avais su je n'aurais pas osé lui rendre visite, vous vous doutez bien. Mais je connaissais tout ce territoire et je connaissais ces téléphériques qui vous emmènent au sommet de la montagne dont il parle. Et donc, il me semblait que je n'avais pas d'autre choix que d'en parler et, encore une fois, c'était l'occasion de créer une atmosphère lourde de mystère, dotée d'une qualité spectrale, de faire apparaître cette présence fantomatique qui, même évanescente, confère une certaine intensité, impossible à atteindre par d'autres procédés.


E. W. : Il me semble qu'un critique y voit un signe de joie et un autre un signe annonciateur de mort.

W. G. S. : C'est l'un et l'autre, bien sûr. Les gens veulent toujours que les éléments symboliques d'un texte soient univoques. Mais bien sûr ce n'est pas comme cela que les symboles fonctionnent. S'ils sont bien choisis, ils sont habituellement polysémiques. Ils sont là simplement pour vous signaler qu'il y a à cet endroit quelque chose d'important mais ce que c'est et ce que cela signifie, c'est une tout autre histoire.
Je crois que, dans un texte de ce type, il fallait essayer de trouver des façons d'exprimer des sensations exacerbées, sous la forme de symboles qui ne sont peut-être pas évidents. Comme les chemins de fer, assurément. Le train a joué un rôle très, très important, comme chacun sait, dans tout le processus de la déportation. Si vous prenez Shoah, le film de Claude Lanzmann, qui est, à mon avis, l'un des documents les plus impressionnants du point de vue de la logistique des transports ; il y a des trains tout le temps, entre chaque épisode. Vous les voyez rouler, vous voyez les wagons, vous voyez les signaux et vous voyez les voies ferrées en Pologne, en République tchèque, en Autriche, en Italie, en Belgique. Toute l'organisation de la déportation s'appuyait sur la logistique du système ferroviaire. Et c'est ce que je fais remarquer à un moment quand j'évoque l'obsession de mon instituteur pour les trains. Donc, cela semblait quelque chose d'assez évident à faire. Naturellement, cela dépend toujours de la façon dont vous vous y prenez. Plus un symbole est évident dans un texte, plus il a l'air artificiel, alors, il faut essayer de faire cela de façon oblique pour que le lecteur puisse éventuellement ne pas le remarquer. Vous essayez juste de créer certains échos dans un texte et l'ensemble acquiert un sens qu'il n'aurait peut-être pas autrement. Et c'est la même chose avec d'autres images dans le texte : la voie ferrée, sans aucun doute, la fumée et aussi la poussière.


E. W. : Plus vos sujets avancent en âge, plus il leur est difficile d'échapper au souvenir. Et la plupart succombent, en un sens, en se repliant sur eux-mêmes ou en se suicidant. Pourquoi est-ce que l'évocation des souvenirs est si inéluctable et si destructrice ?

W. G. S. : C'est, je crois, une question de poids spécifique. Plus vous vieillissez, en un sens, et plus vous oubliez. C'est probablement vrai. D'énormes pans de votre vie s'évanouissent à jamais. Mais ce qui persiste dans votre esprit acquiert un fort degré d'intensité et pèse beaucoup plus lourd, comparativement. Et bien sûr, une fois que vous êtes lesté de ce genre de poids, il n'est pas exclu que cela vous entraîne au fond du gouffre. Les souvenirs de ce genre ont tendance à vous peser, émotionnellement parlant.


E. W. : Je pense à votre oncle Ambros pour qui se souvenir était une telle torture que, de son plein gré, il s'était soumis au traitement par électrochocs. Et, d'après son psychiatre, ce qu'il recherchait était une "dissolution de la personnalité, une perte progressive de la compréhension, un ralentissement de l'activité intellectuelle, une atonie et même l'enfermement dans un complet mutisme". Pourquoi un comportement si excessif ?

W. G. S. : C'est à bien des égards une histoire excessive. Ce qui est sous-entendu dans cette histoire, c'est qu'il y avait entre cet Ambros Adelwarth et le fils de son employeur, Cosmo Solomon, une relation qui allait bien au-delà du strictement professionnel, qu'ils étaient l'un pour l'autre, c'est le moins qu'on puisse dire, comme des frères, peut-être même comme des amants. Et cette histoire particulière, et la façon dont elle s'est déroulée pendant ces années extraordinaires qui ont précédé la Première Guerre mondiale, est allée " à contre-courant de l'histoire, elle a traversé les failles de l'histoire et il y avait en elle quelque chose qui - ressemblait à une illusion de rédemption. Et, en tant que lecteur, vous avez le droit d'imaginer - le texte ne vous le dit jamais et n'est jamais explicite, mais vous avez le droit d'imaginer - que ces deux jeunes gens, pendant leur séjour à Istanbul et au bord de la mer Morte, ont vécu des moments à leurs yeux idylliques. Et c'est le poids de ce souvenir qui finit par faire succomber Ambros. Vous savez, c'est cette vieille notion de Dante : rien n'est plus épouvantable que d'imaginer des périodes de bonheur depuis un environnement qui est celui de l'enfer.

E. W. : La plupart de vos personnages cherchent à annihiler toute capacité de réflexion et de souvenir. Y a-t-il une alternative ? Peut-on vivre d'une quelconque façon avec des souvenirs ? Max Ferber, l'un de vos personnages, déclare que, "parvenue à un certain stade, la douleur abolit les circonstances de son apparition, la conscience, et partant s'abolit d'elle-même. [...] Ce qui est certain, c'est que la souffrance morale, elle, est pratiquement infinie."

W. G. S. : Oui, c'est cela. Il y a, dans le monde, beaucoup d'angoisse mentale, une partie est visible et nous essayons de faire avec. Mais cela va croissant. Je pense que la souffrance physique et la souffrance psychique ne cessent d'augmenter. Si vous pensez à la quantité d'analgésiques absorbés chaque année dans une ville comme New York, par exemple, vous pourriez en faire une montagne que vous pourriez descendre à skis, vous savez, toute cette aspirine, ces poudres. Bien sûr, nous ne voyons qu'une partie de cette douleur ; souvent les gens souffrent en silence ou en privé. Et il va sans dire que lorsqu'il s'agit de crises d'anxiété, seuls un très petit nombre de cas sont révélés au grand jour. Nous vivons, pour ainsi dire, dans l'ignorance ; ceux d'entre nous qui sont épargnés n'ont pas conscience du fait qu'il y a ces gigantesques hôpitaux psychiatriques partout dans le monde et qu'une part variable de la population est condamnée à errer pour toujours dans ces couloirs. C'est une caractéristique de notre espèce, en termes d'évolution, que d'être une espèce désespérée, pour un certain nombre de raisons. Parce que nous nous sommes fait un environnement qui n'est pas ce qu'il devrait être. Et nous sommes toujours complètement dépassés. Nous vivons exactement sur la ligne de fracture entre le monde de la nature dont nous sommes chassés, ou dont nous nous excluons nous-mêmes, et cet autre monde qui est généré par nos cellules nerveuses. Et donc, il est clair que cette ligne de fracture traverse notre constitution physique et psychique. Et c'est probablement à l'endroit où ces plaques tectoniques frottent l'une contre l'autre que résident les sources de douleur. La mémoire est l'un de ces phénomènes. C'est ce qui fait de nous des êtres dotés d'émotions, des psychozootiques ou autres dénominations. Et je ne pense pas qu'il y ait une quelconque façon d'y échapper. La seule chose que nous puissions faire et que la plupart des gens réussissent à faire, c'est de s'y soumettre. Et si vous pouvez faire cela en jouant, que sais-je, au baseball ou en regardant un match de football à la télévision, alors, c'est peut-être une bonne chose, je ne sais pas.


E. W. : Et vous, que faites-vous ?

W. G. S. : Je me promène avec mon chien. Mais ce n'est pas cela qui me tire d'affaire. D'ailleurs, en réalité, je n'ai pas très envie d'être tiré d'affaire. Il me semble qu'il nous faut essayer de faire face à tout cela, dans la mesure du possible.

E. W. : Déjà, quand il n'était qu'un jeune homme, votre oncle Ambros - vous citez son journal - écrivait que le souvenir lui apparaît comme "une forme de bêtise", et que cela vous donne "la tête lourde, on est pris de vertige, comme si le regard ne se portait pas en arrière pour s'enfoncer dans les couloirs du temps révolu, mais plongeait vers la terre du haut d'une de ces tours qui se perdent dans le ciel". Comment est-ce que cela fonctionne ?

W. G. S. : C'est un peu comme quand vous tenez des jumelles à l'envers... Je pense que tous les enfants, quand on leur donne des jumelles pour la première fois, font cette expérience. Vous regardez du bon côté et quoi que vous ayez pu regarder vous voyez cette chose devant vous, agrandie ; vous retournez les jumelles et bizarrement, bien que l'image soit plus éloignée, elle semble beaucoup plus précise. C'est comme si vous regardiez au fond d'un puits. Me plonger dans le passé m'a toujours donné cette sensation de vertige. C'est ce désir, presque, ou cette tentation de vous jeter dans le puits, de passer par-dessus le bord et de vous précipiter au fond. Le passé a quelque chose de terriblement attirant pour moi. Le futur ne m'intéresse que très peu. Je ne pense pas qu'il nous réserve beaucoup de bonnes choses. Mais au moins, avec le passé, vous pouvez avoir certaines illusions.

E. W. : Quelles sont vos illusions ?

W. G. S. : Vous avez tendance à penser que les gens qui vivaient en Nouvelle-Angleterre à la fin du XVIIIe siècle avaient une vie bien plus agréable que la vôtre aujourd'hui. Et puis si vous réfléchissez au fait qu'une femme avait huit enfants, quelle faisait toute la lessive dans un baquet, dans la cuisine sur un feu de bois, ce n'était peut-être pas aussi idyllique qu'on a tendance à se l'imaginer. Donc, bien sûr, quand vous vous tournez vers le passé, vous ne pouvez pas éviter une certaine dose d'aveuglement, même si vous le reconstruisez en termes de tragédie, parce que la tragédie est toujours un schéma ordonné et une tentative pour donner du sens à quelque chose, à une vie ou à une série de vies. C'est toujours, d'une certaine manière, une façon positive de regarder les choses. Alors que, en fait, ça aurait pu être une simple succession désordonnée qui ne fasse pas sens.

E. W. : Le quatrième personnage des Émigrants, le peintre de Manchester que vous appelez Max Ferber, croit avoir rencontré son destin quand il voit cette ville noire de suie avec toutes ses cheminées d'usine et il a l'impression qu'il est venu là "to serve under the chimney". Pourquoi est-il tellement attiré par la poussière ? Qu'est-ce que cela signifie pour lui ?

W. G. S. : Nous connaissons tous cette phrase de la Bible, ce corps est fait de poussière et il retournera en poussière, ce qui rend la signification de cette allégorie très claire. L'autre chose, c'est que la poussière est, d'une manière ou d'une autre, synonyme de silence. Et dans d'autres histoires de cet ouvrage, il y a diverses références à l'époussetage et à la propreté. Bien sûr, cela est, en un sens, une obsession allemande et juive que de maintenir les choses kascher et propres. C'est une des choses que ces deux peuples étroitement liés par beaucoup de points ont partagée. Et il y a cet épisode dans l'histoire d'Adelwarth où le narrateur se rend à Deauville et aperçoit une main de femme à travers un volet fermé, à peine entrouvert, au premier étage, et qui secoue un chiffon à poussière.
Il y a des gens qui éprouvent un sentiment de malaise dans des maisons propres, bien entretenues, dont on s'occupe constamment. Et je fais partie de ces gens-là. J'ai toujours eu du mal à être dans une maison où l'on maintient cette sorte d'ordre froid, cet ordre froid qui était caractéristique du salon bourgeois que l'on ouvrait une ou deux fois par an pour certaines occasions comme Noël peut-être, ou un anniversaire quelconque, où le piano à queue restait silencieux tout au long de l'année, où les meubles étaient même parfois recouverts de draps pour les protéger de la poussière et d'autres choses de ce genre. En revanche, si je pénètre dans une maison où on a laissé la poussière s'installer, je trouve cela plutôt réconfortant. Je me souviens très clairement que lorsque j'écrivais ce passage précis dont vous parlez j'avais rendu visite à un éditeur à Londres. Il vivait à Kensington. Il avait encore une affaire à régler lorsque je suis arrivé et son épouse m'a fait monter dans une sorte de bibliothèque tout en haut de cette très grande et très haute maison mitoyenne. La pièce était remplie de livres, et il y avait une seule chaise. Et il y avait de la poussière partout, elle s'était installée au fil des années, recouvrant tous ces livres, le tapis, le rebord de la fenêtre, et ce n'est qu'entre la porte et cette chaise où vous vous asseyiez pour lire qu'il y avait un chemin, comme un chemin dans la neige, vous savez, usé, où on voyait bien qu'il n'y avait plus de poussière parce que, de temps en temps, quelqu'un allait jusqu'à cette chaise, s'y asseyait pour lire. Et je n'ai jamais passé un quart d'heure plus serein que là, assis sur cette chaise. C'est cette expérience qui a fait naître en moi l'idée que la poussière a quelque chose de très, très paisible.


E. W. : L'une des techniques du peintre Max Ferber pour atteindre son objectif, qui est de créer de la poussière, consiste à peindre et repeindre la toile, à appliquer des couches de peinture puis à les enlever en les grattant, en frottant avant d'en appliquer de nouvelles et de les gratter pour les enlever. Et il y a un moment, quand vous évoquez l'écriture de ce livre, où vous semblez adopter - ou du moins vous retrouver dans une situation similaire : vous écrivez, vous raturez, vous effacez et vous vous interrogez sur l'écriture, sur cette entreprise discutable dites-vous.

W. G. S. : Oui, il y a quelque chose de suspect dans l'écriture parce que c'est indiscret. Vous vous immiscez dans la vie des gens, comme j'ai dû le faire quand j'essayais de me renseigner sur ces histoires, et vous ne savez pas si vous faites quelque chose de bien ou quelque chose de mal. C'est un cliché de dire que c'est bien de parler des traumatismes mais ce n'est pas toujours vrai. Particulièrement si vous en êtes l'instigateur, si vous faites parler les gens de leur passé, si vous les forcez à se souvenir, vous n'êtes pas certain que votre intrusion dans la vie de quelqu'un ne va pas déclencher des dommages collatéraux qui auraient pu être épargnés à cette personne. C'est un problème d'éthique. Et puis, bien sûr, il y a toute la question de l'écriture : vous inventez des choses, vous aplatissez certains éléments contradictoires que vous rencontrez. Toute l'entreprise est chargée de vanité, de motifs que vous ne comprenez même pas vous-même.
Cette forme de création littéraire n'est pas très ancienne pour moi mais j'ai toujours fait du "bricolage" d'une façon ou d'une autre. C'est quelque chose d'habituel. C'est très étroitement lié, autant que je sache, à une forme de névrose, à certains moments de votre vie, vous ne pouvez pas vous en passer, c'est impossible, et puis à d'autres moments, vous ne le faites pas et puis, de nouveau, vous éprouvez le besoin de le faire et vous le faites d'une manière obsessionnelle. D'une certaine façon, c'est un trouble du comportement. Bien sûr, il y a d'autres aspects plus positifs mais ceux-là sont bien connus. Ce qui est moins connu, c'est l'aspect le plus sombre.


E. W. : Je pense que, à un moment, quelqu'un dit, en se référant à un autre texte, que ce livre était déchirant mais que c'était un travail nécessaire. J'ai eu l'impression que c'était ce que vous faisiez ici, que c'était déchirant mais qu'il fallait le faire.

W. G. S. : Eh bien, je suis content d'apprendre que certaines personnes pensent cela. Je trouve cela rassurant jusqu'à un certain point mais cela ne va pas apaiser toutes les craintes que j'ai à ce propos. Et l'une des plus sérieuses au bout d'un certain temps, c'est, bien sûr, de faire face à tout ce "business" culturel qui vous entoure et dont il faut vous accommoder. Parce que quand vous commencez à écrire sérieusement, alors c'est un peu comme emprunter un chemin de traverse - vous vous retrouvez dans une sorte d'enclos, votre vie professionnelle, et vous commencez à faire des choses dont personne ne sait rien. Vous vous enfermez dans votre abri de jardin... Pour moi, quand j'écrivais mes premiers textes, c'était une histoire très, très personnelle. Je ne les ai lus à personne, je n'ai pas d'amis écrivains. Alors l'intimité que cela me garantissait était quelque chose que je chérissais énormément, ce n'est plus le cas aujourd'hui. Donc aujourd'hui, mon instinct me pousse à tout abandonner de nouveau jusqu'à ce qu'on m'ait oublié et alors peut-être pourrai-je retrouver cette position où je serai en mesure de travailler dans mon abri de jardin, sans être dérangé.


Entretien avec Eleanor Wachtel, “Chasseur de fantômes”, L’Archéologue de la mémoire : conversations avec W.G. Sebald, trad. par Delphine Chartier et Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2009, p. 39-64.

Une version de cet entretien, enregistré le 16 octobre 1997, a été diffusée le 18 avril 1998 par CBC Radio dans le cadre de l'émission Writers & Company, qui présente des rencontres approfondies avec les écrivains.

Eleanor Wachtel est elle-même écrivaine, lauréate de nombreux prix, travaille pour les medias. Elle vit à Toronto et présente à CBC Radio outre Writers & Company, The Arts Today, Wachtel on the Art.


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