Les ruses d'auteur

Restée seule, il me fallait échapper à mon environnement, comme en prison. Là-bas, j’avais appris à lire avec une force proche de la folie. Une fois dehors, je m’étais aperçue que je ne pouvais plus lire n’importe quels livres, car je voyais clair en eux : les petites ruses, les accroches, le décor diligemment planté au début, la pesante menace d’une fin tragique et puis la façon dont, à la toute dernière page, l’auteur tirait le tapis de tristesse sous les pieds du lecteur en sauvant un personnage chéri. J’avais besoin que l’écriture soit d’une densité minérale. Qu’elle procède d’une intention authentique et non d’une fabrication cynique. J’étais devenue allergique aux manipulations. C’est pourquoi, au-delà de sa langue répétitive, Elena Ferrante (que j’adore aujourd’hui) m’agaçait par son recours systématique au cliffhanger, ce suspense en clin d’œil appuyé au lecteur. J’ai parfois envie de pleurer quand j’identifie à la fois du talent et du talent galvaudé. La vie de l’auteur ou de l’autrice hante forcément l’histoire. Il est arrivé que la force du don soit telle que je me laisse emporter par certains romans, comme Tendre est la nuit. Ou l’œuvre de Jean Rhys. Le talent galvaudé irradie parfois d’une généreuse humilité. Aujourd’hui, je veux lire des livres qui me fassent oublier la lutte entre l’élégante précision cellulaire du bébé et le cours entropique de toute chair humaine vers le désordre de la mort. Des livres qui me fassent oublier qu’une fois ramenés aux éléments qui nous composent, nous valons 1 dollar 43.

Mais l’histoire que j’ai lue au crématorium racontait la fête d’anniversaire d’une très vieille femme. C’était une nouvelle de Clarice Lispector qui, inévitablement, se terminait par ces mots : la mort était son mystère.

Ça m’a plu. Après la description détaillée de la fête – le gâteau, les enfants déterminés, la tache de Coca-Cola sur la nappe –, après le mépris rafraîchissant de la vieille dame pour sa famille : la mort était son mystère.

Louise Erdrich, La Sentence
Albin Michel, 2023,  p. 188