George Eliot , cartographe des vies ordinaires (1819-1880)

De part et d’autre de la Manche, la Britannique George Eliot s’impose par ses romans empreints de réalisme et de morale, tandis que la Française George Sand défend avec vaillance l’égalité femmes-hommes.

En Grande-Bretagne, suite à une série de réformes parlementaires entre 1832 et 1867, des pans entiers de la société accèdent à la représentation politique, notamment les communautés rurales et la classe ouvrière des petites villes de province. Les romans de George Eliot (née Mary Ann Evans, 1819-1880) s’attachent à cartographier le vécu quotidien de ce nouvel électorat, jusque-là peu étudié et sous-représenté dans la littérature de l’époque. La démarche est celle d’une sociologue qui pose un diagnostic sur un monde en mutation. Elle s’intéresse également à sonder les recoins intérieurs de la conscience humaine.

Le réalisme de George Eliot est aussi un acte politique. Proposer à ses lecteurs « un récit fidèle des hommes et des choses » (Adam Bede, 1859) revient à être ouvert au monde tel qu’il est, et non tel qu’on voudrait qu’il soit. Ce n’est pas pour autant un réalisme « naïf ». Dans ces romans, le narrateur se montre conscient des artifices de la fiction et de ces métaphores dans lesquelles « nous tous, graves ou légers, nous emmêlons nos pensées » (Middlemarch, 1871).

Le style érudit, affirmé, et la prose ondoyante de cette linguiste et traductrice de Baruch Spinoza trouvent plus tard un écho chez des écrivains comme Henry James ou Marcel Proust. Hormis son dernier roman, Daniel Deronda (1876), son univers fictif n'est cependant pas celui des grands bourgeois ou des aristocrates, mais celui des paysans, des commerçants et de leurs épouses. De leurs vies ordinaires, elle s'efforce de faire ressortir la grandeur, parfois tragique.

Le réalisme de George Eliot n'est pas seulement social et littéraire, mais avant tout moral. Son roman «multiplexe » nous fait voir le monde de multiples points de vue. Il fait disparaître le dogmatisme et nourrit la « sympathie », notion clé de la pensée eliotienne. Son œuvre développe en effet chez le lecteur une « attention portée à ce qui est en dehors de (nous), ce qu'on peut appeler la matière première du sentiment moral » (The Natural History of German Life, 1856). Le roman est un antidote puissant au péché suprême de l'égoïsme, dans la mesure où il favorise le décentrement de soi.

Décriée à la fin du 19e siècle pour un moralisme perçu comme austère, George Eliot peut être considérée aujourd'hui comme une des précurseuses de l'actuelle éthique du care, grâce à l'accent qu'elle met sur l'interdépendance des êtres humains et leurs interactions avec l'environnement. Elle est une des premières écrivaines à adopter le lexique et les théories darwiniennes. Elle conçoit la société comme un réseau d'éléments interconnectés, qui s'influencent mutuellement pour apporter des changements et évoluer lentement. À cet égard, son radicalisme est celui d'une réformatrice plutôt que d'une révolutionnaire.

Maria Tang

Grands Dossiers de Sciences humaines,
« Les grandes penseuses »,
n° 71, juin-juillet-août, 2023


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