|  | Tous les 
        soirs, à dix heures et demie, une de mes belles-filles me monte 
        mon repas qui est toujours le même : du pain, une assiettée 
        dolives, un verre de vin.C'est, chaque soir, et bien qu'il se renouvelle ponctuellement, un moment 
        singulier et, de toutes ses qualités, celle de se répéter 
        périodiquement comme le passage des constellations est bien la 
        plus lumineuse et la plus bienveillante. Ma chambre, à part un 
        mur latéral couvert de livres, est presque vide ; la table, la 
        chaise, le lit, les candélabres qui portent les bougies ressortent, 
        sombres, sur les murs blancs. L'assiette blanche où se mêlent 
        les olives vertes et noires qui luisent un peu, fraîches sorties 
        du bocal où on les tient à la cuisine, et le verre à 
        pied d'où le vin, couleur de miel fin, laisse échapper son 
        odeur terrestre et âpre, reflètent de diverses façons 
        la lumière des bougies qui, dans l'air tranquille, semblent reconquérir 
        à tout instant leur hauteur et leur immobilité ; le gros 
        pain de ménage qui repose sur une autre assiette est irréfutable 
        et dense, et son retour quotidien, joint à celui du vin et des 
        olives, dote chaque présent où il réapparaît, 
        comme un discret miracle, d'une auréole d'éternité. 
        Posant ma plume, je porte les olives à ma bouche, lentement, l'une 
        après l'autre, et, crachant les noyaux dans le creux de ma main, 
        je les dépose avec soin sur le bord de l'assiette. Au sortir de 
        la bouche ils sont encore tièdes de la chaleur que leur communique 
        l'intérieur de mon corps. Comme je fais alterner, par simple habitude, 
        les olives vertes aux noires, les deux saveurs, l'une sur l'autre, m'apportent 
        l'image, régulière, de raies vertes et noires qui passent, 
        parallèles, de la bouche au souvenir. Et la première gorgée 
        de vin, dont la saveur est identique à celle de la veille et à 
        celles de tous les soirs qui l'ont précédée, me donne, 
        de par sa constance, à présent que je suis un vieillard, 
        une de mes premières certitudes. C'est une des rares qui soient, 
        mais si fragile qu'elle n'a pas valeur de preuve. À dire vrai, 
        davantage que certitude, ce serait plutôt comme l'indice d'une chose 
        impossible, mais véritable, un ordre interne propre au monde et 
        très proche de notre expérience de l'impression d'éternité 
        qui semble être, pour d'autres, l'attribut supérieur, mais 
        n'est en fait qu'un signe modeste de ce monde, la rognure qui se met à 
        notre portée afin que nos sens, mesquins, la puissent percevoir. 
        C'est un moment lumineux qui passe, rapide, chaque soir à l'heure 
        du repas, et qui ensuite, pendant tout un moment, me laisse comme assoupi. 
        Il est aussi parfaitement inutile, car il ne peut faire échec, 
        dans le cours des journées monotones, à la nuit qui les 
        gouverne et qui nous mène, comme par caprice, à l'abattoir. 
        Et cependant ce sont ces moments-là qui soutiennent chaque soir 
        la main qui attrape la plume et qui lui font tracer, au nom de ceux qui 
        sont définitivement perdus, ces signes qui, incertains, cherchent 
        leur durée.
 José 
        Juan Saer, L'ancêtre 
        Le Tripode, p. 126
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