Trois exemples de variations
explicites ou non, concernant Bouvard et Pécuchet

Brewsie & Willie de Gertrude Stein, Payot et Rivages, 1990 (première publication : 1946)

Le retour de Bouvard et Pécuchet de Frédéric Berthet, éd. Belfond, coll. "Remake", 2014 (première publication : 1996)

La sexualité normande comme ma poche : récit à caractère provincial et pornographique de Jean-Yves Cendrey, éd. L'arbre vengeur, 2018

Le mode avion de Laurent Nunez, Actes Sud, 2021

 
  Brewsie & Willie, Gertrude Stein, Payot et Rivages, 1990
 

« Brewsie & Willie est le tout dernier livre de Gertrude Stein. Il a été publié à New York par Random House le 22 juillet 1946, et cinq jours plus tard, le 27 juillet, Gertrude Stein est morte à l'hôpital américain de Neuilly. Une de ses toutes dernières joies, racontera Alice Toklas à leurs amis, sera d'avoir reçu d'Amérique les deux premiers exemplaires du livre et d'avoir pu les montrer à ses visiteurs. Ainsi le dernier message de cette expatriée à vie aura-t-il été adressé à ses compatriotes pour leur dire : "J'ai toujours été patriote, j'ai toujours été à ma façon, un ancien combattant de la guerre de Sécession", et pour finir sur une de ces vérités simples, essentielles, qu'elle juge bonnes à dire et à redire "Nous sommes américains."
C'est d'ailleurs, pour elle, la première chose qui différencie les soldats de "cette guerre-ci", les G.I., des soldats de "l'autre guerre"...
L'année même où Gertrude Stein écrivait Brewsie & Willie, Beckett, cet autre expatrié, écrivait lui aussi un dialogue polyphonique qu'on pouvait jouer à jouer sur scène (comme ce fut le cas de Brewsie & Willie en 1952) : Mercier et Carnier. On découvre aussi dans ce livre de Gertrude Stein, si admirable dans le jeu des dialogues contrastés, de surprenantes réminiscences de Bouvard et Pécuchet de Flaubert une même cocasserie, un même bavardage, une même naïveté. » (Marie-Claire Pasquier)

  DÉBUT DU LIVRE :
Tu sais Willie, dit Brewsie, je nous trouve drôles, tous, vraiment, avec ces histoires de fraternisation. Pour l'armée allemande d'occupation en France, il n'y a pas eu besoin de règlements anti-fraternisation, parce que même si les Allemands faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour fraterniser, il n'y a pas une Française qui aurait accepté de les regarder, de leur parler, ou de faire attention à eux. Alors quelquefois je me pose la question, si le pire devait arriver et que notre pays soit envahi et occupé, est-ce que les femmes de chez nous feraient comme les Françaises, ou est-ce qu'elles feraient comme les Allemandes ?
Willie : J'aurais aucune envie de voir les Américaines faire comme les Françaises.
Brewsie : Alors tu voudrais qu'elles fassent comme les Allemandes, qu'elles couchent avec l'envahisseur ?
Willie : Dégage, Brewsie, tu veux. Y a pas une Américaine qui accepterait de coucher avec un étranger.
Brewsie : Mais les Allemandes qui le font, tu les admires. Alors les Américaines, qu'est-ce que tu préférerais qu'elles fassent ?
Willie : Je sais bien en tout cas ce que je ne veux pas qu'elles fassent, je ne veux pas qu'elles fassent comme toutes ces putains d'étrangères.
Brewsie : Mais nos pères et nos mères, eux aussi c'était tous des putains d'étrangers.
Willie : Dégage, Brewsie, tu veux. En tout cas, moi je vais coucher avec toutes les filles allemandes qui ne diront pas non et tu verras, y en a pas une qui dira non.
Brewsie : Pas une qui dira non, d'accord, mais quand même, si le pire devait arriver et que notre pays soit vaincu et occupé ? Hein, réponds-moi.
Willie : Mais notre pays ne sera jamais vaincu et occupé, c'est tout ce que j'ai à dire.
Brewsie : Dans une guerre, on ne sait jamais.
Willie : C'est pour ça que si on me demande mon avis, il n'y aura plus jamais de guerre.
Brewsie : Et si on ne te demande pas ton avis ?
Willie : Je m'arrangerai pour qu'on me le demande, et il n'y aura plus jamais de guerre.
Brewsie : C'est ce qu'ils avaient dit, déjà, la dernière fois, n'empêche qu'on est là.
Willie : J'ai jamais dit le contraire, je le sais bien, tu parles qu'on est là, je vais même coucher avec toutes les filles allemandes qui ne diront pas non, et y en a pas une qui dira non, c'est ça, mon vieux, la fraternisation, elles disent oui, et on fraternise.
Brewsie : Ecoute-moi, Willie.
Willie : Je ne fais que ça, je passe mon temps à t'écouter, tu n'arrêtes pas de parler, et moi j'arrête pas de t'écouter.
Brewsie : Ça se peut, Willie. N'empêche, écoute-moi un peu.
   
  Le retour de Bouvard et Pécuchet, Frédéric Berthet, éd. Belfond, coll. "Remake", 2014
 

Paru au Rocher en 1996, Le retour de Bouvard et Pécuchet n’était plus disponible depuis plusieurs années. Il s’inscrit parfaitement dans la collection Remake et l’inaugure au mieux.

À sa mort, en 1880, Gustave Flaubert laissait inachevés Bouvard & Pécuchet. On a donc imaginé qu’une centaine d’années plus tard, ceux-ci étaient, un instant, de retour.

Ainsi Frédéric Berthet présentait-il en 1996 Le Retour de Bouvard & Pécuchet, cinquième et dernier de ses livres publiés en l’espace de dix ans. Cette réédition accompagnée des notes de l’auteur, inédites à ce jour, se propose d’ouvrir une nouvelle perspective. Et, dans ce cas précis, quel meilleur révélateur d’expérience que le, va-et-vient de l’écriture, d’une oeuvre à l’autre ? Bouvard et Pécuchet furent les acteurs d’une farce encyclopédique sans limites. En habits de circonstance, ils traversent ici et sans ambages la scène des années 1980. Un hommage au style de Flaubert comme à l’actualité de son oeuvre, sur le mode des contes drolatiques d’autrefois, candides et enfantins.

  DÉBUT DU LIVRE :
Dans le silence, les lourdes portes du siècle et, avec elles, celles plus lourdes encore du second millénaire frémirent sur leurs gonds.
La masse de bronze, d'acier, d'ivoire oscilla légèrement. Puis un minuscule mécanisme se mit en marche, d'imperceptibles roues dentées tournèrent d'un millimètre, et les portes entreprirent, avec une infinie lenteur, de se refermer.
Il y eut alors un faible grincement, qui réveilla Bouvard et Pécuchet d'un très profond sommeil - qu'ils prirent, tout uniment, pour une longue sieste.
- Eh bien, dit Bouvard, en regardant autour de lui.
- À ton avis ? demanda Pécuchet.
Ils étaient assis sur le banc de pierre, au fond du jardin, en été. Le clocher de l'église frappa cinq coups.
- Nous devons avoir trop déjeuné.
- Sans doute les fruits au kirsch.
Pécuchet se plaignit de courbatures, d'une raideur dans la nuque.
Bouvard claqua sa langue plusieurs fois contre son palais.
- Nous nous laissons aller.
- La vie en Normandie nous aura amollis, reconnut Pécuchet qui esquissa, des bras, divers mouvements de gymnastique, une technique d'origine suédoise, perfectionnée en Allemagne avant la Seconde Guerre mondiale, puis répandue sous plusieurs noms, et selon diverses écoles, aux États-Unis.
   
  La sexualité normande comme ma poche : récit à caractère provincial et pornographique, Jean-Yves Cendrey, éd. L'arbre vengeur, illustrations d'Alban Caumont, 2018
 

Pendant qu’un vent à décorner les bœufs met dans tous ses étals le marché de la charmante petite ville normande de Corneilles, on s’émeut chez les placides frères Destouffes. Au cœur de leur inexpugnable maison de brique souffle en effet une brise de lubricité qu’on peine à expliquer : car en pleine lecture un peu pentue de Bouvard et Pécuchet, Paul-Olivier a découvert qu’inopinément il bandait.
Flaubert serait-il devenu un puissant aphrodisiaque pour cet homme jusqu’alors peu exigeant en la matière ?
Passé le choc de cette révélation, notre célibataire forcené, entraînant derrière lui un frère peu aguerri, va entreprendre la tardive quête de sa vie, celle du plaisir effréné, du sexe à tout prix, de l’érection sans isoloir. Une bamboche qui n’est pas sans risque…
Pervertissant le classique inachevé du grand écrivain, Jean-Yves Cendrey, dont on retrouve dans ce premier texte posthume la gouaille débridée et la langue rageuse, nous offre une hilarante partie fine littéraire, hommage au bovarysme version masculine. Un texte hors paire !

  EXTRAITS (le héros est maraîcher)
Il fallait en revanche une singulière raison pour qu'à pareille heure Paul-Olivier traînât au salon plutôt que d'arpenter le jardin, d'émonder les rosiers, de tourner le compost, de couvrir de châssis les épinards.
Si aujourd'hui il se laissait arrêter par le vent, c'est qu'il relevait d'une ablation des amygdales et devait ménager sa gorge fraîchement charcutée.
Le chirurgien l'avait prévenu : À votre âge... vous allez déguster !
Effectivement il en bavait, pleurant les monstres amygdales dont il avait su s'accommoder une bonne cinquantaine d'années, avant qu'on les soupçonnât de menacer le cœur par le frein qu'elles mettaient à la respiration.
Mais il souffrait l'esprit tranquille, sachant ses espaliers bien assujettis, ses artichauts paillés et ses endives en cave, laissant le vent se prendre bêtement dans les haies et s'épuiser à s'en défaire.
Paul-Olivier lisait.
Il n'avait pas entre les mains un ouvrage de jardinage mais de littérature, Bouvard et Pécuchet, dont il ne savait trop comment il s'était laissé vanter la drôlerie.
Elle était censée tenir aux mésaventures de deux jardiniers en herbe.
Ainsi, et depuis déjà deux hivers - chez d'aucuns, la lecture est comparable à une écrasante somnolence entrecoupée d'ahurissements fugaces -, il sacrifiait chichement à Flaubert ses auteurs favoris, les Pailleux, Dr Valnet et autres Vilmorin.
Les compères du roman, l'un veuf et l'autre célibataire (comme l'étaient eux-mêmes, tiens tiens, Pierre-Philippe et Paul-Olivier Destouffe), avaient certes eu beau quitter Paris (avec les félicitations de Paul-Olivier), se retirer à la campagne et élire pour séjour le Calvados voisin (il n'est qu'à un jet de pépin de pomme de Corneilles, et Paul-Olivier, né bas-normand, applaudissait ce choix), l'ouvrage décevait notre convalescent autant qu'il est possible.
Quand il ne l'ennuyait pas, il l'exaspérait prodigieusement.
Mais comme Paul-Olivier n'était pas homme à abdiquer - non plus au milieu d'une page d'inepties que d'un carré de patates assaillies par une armée de doryphores qu'il cueillait un à un à main nue sans oublier d'en écraser les œufs safran entre ses ongles après avoir retourné chaque feuille et raclé l'envers de beaucoup -, il irait au bout, qui par chance était proche, celui d'un livre inachevé.
La mort, en effet, bienfaitrice des petits lecteurs présomptueux, avait opportunément versé dans l'oreille de Flaubert le poison d'une hémorragie cérébrale, jugeant qu'il s'était assez traîné sur le papier en ahanant et tirant la langue comme un bœuf de labour : "J'ai des abcès de style et la phrase me démange sans aboutir".
Selon Zola, le cher "vieux" avait chu "d'un coup, sans une parole" au creux du sillon qu'il creusait alors dans la glaiseuse bêtise de ses contemporains, dans "l'ignorance, les idées toutes faites, les dogmes, les mascarades des religions."
Mais "quand on a descendu le cercueil dans le caveau, ce cercueil trop grand, ce cercueil de géant, n'a jamais pu entrer... la tête en bas ne voulait ni remonter ni descendre davantage... C'était atroce... Enfin, des voix ont murmuré : 'Assez, assez, attendez, plus tard...' Nous sommes partis, abandonnant là notre 'vieux', entré de biais dans la terre." Scène " atroce " certes, mais non moins comique et assez vraisemblablement du goût de Flaubert, elle aurait pu sans peine... entrer dans Bouvard et Pécuchet, livre bancal, suspendu puis posthume, mal reçu, et d'ordinaire mal aimé depuis.
Ce que Paul-Olivier supporta peu en premier lieu, ce furent l'incompétence et les initiatives suicidaires des deux apprentis jardiniers.
Elles lui inspirèrent des plaintes, le firent pester à haute voix, grogner aux gros nigauds les conseils d'un homme de l'art.
Ce qu'il supportait encore moins bien depuis des chapitres et des chapitres, c'était qu'il ne fût plus question de jardinage mais, entre autres, de chimie, de muséologie, de grammaire, de spiritisme, de phrénologie, activités qu'il jugeait ou peu sérieuses ou funestes.
Rue Gros-Sergent, face aux grilles impeccablement laquées d'un noir éclatant qui défendaient la propriété Destouffe, son jardin modèle, ses dépendances rêvées et sa haute demeure de briques récemment sablées et rejointoyées, la sortie des classes maternelles avait un vilain petit air de massacre des Innocents.
L'air d'être victimes à la fois du coup de sang d'un Hérode local et de l'éternel désintérêt du bon dieu envers l'humanité souffrante, les pauvres mômes se prenaient les baffes d'une tourmente à tout va.
Sous un ciel marron brassé par des tourbillons du gris le plus sinistre, le vieux Corneilles pliait à s'en déchirer les chevilles, les chevilles des pans de bois que l'on voit aux maisons séculaires.
De pleines cages de volailles abattues par piles étaient brassées et soulevées, emportées pour aller déquiller élèves, parents d'élèves, nounous, pédophiles, explosant parmi eux en des bouquets de crêtes rouges, de pattes jaunes, de duvet bleu.
Des mères au physique de bonbonne à gaz lestées de deux chiards massifs tenaient à peine la route.
Une gamine de quatre ans, du mieux qu'elle pouvait, soutenait son père chancelant, percuté de plein fouet par une balconnière aveugle et ses kilos de terreau.
Ce monde-là pataugeait dans des flaques d'œufs, une bouillie de poussins écrabouillés, une mare de camembert coulant.
Abusivement appelé arbre de la liberté tant il était peu chéri, un platane moribond dans son rond de ciment, meurtri par les coups de pare-chocs, attaqué par la pisse de chien, creux à force de mutilations et là-dessus secoué comme un prunier se fendit en deux et s'abattit pour moitié sur une 2 CV qui, mal préparée à ce crash test n'y résista pas, ses passagers apparemment non plus (mais ne les enterrons pas trop vite).
On vit même un coq s'embrocher sur le paratonnerre de l'église, moins par esprit d'imitation que par impuissance.
Tout au contraire, dans la forte demeure de briques des frères Destouffe, rien ne bougeait.
Lové au creux de la bergère, Bouvard et Pécuchet retourné sur les cuisses, les mains sous les seins, les lèvres molles, la paupière tombante, Paul-Olivier ne craignait même pas de comprendre ce qu'il lui arrivait : il bandait.
Oh ! il avait toujours plutôt correctement bandé, et bandait chaque fois que les circonstances l'exigeaient, mais cela faisait des décennies qu'il n'avait pas eu d'érection inopinée.
Il ne faisait d'ailleurs pas que bander, il avait assez envie de foutre, et s'en trouvait surpris, agréablement.
Pour tout dire, il avait un peu foutu à vingt ans, vaguement foutu plus tard la femme de Pierre-Philippe, du vivant de celle-ci (précision qui peut paraître inutile, sauf à ceux qui savent la tradition nécrophilique du pays d'Auge, les frasques de la scandaleuse Sainte Austreberthe et de ce pendard de Trou du Gobelin), avant donc que l'infortunée mal baisée (soyons clairs) ne mourût entre les bras (...)
 

L'ampoule de nouveau soufflée, et qui cette fois tarde à se rallumer, obligeant Pierre-Philippe à quitter son confortable encastrement, à s'incliner vers l'avant pour présenter Bouvard et Pécuchet à la fenêtre.
" ...le visage encore convulsé dans un spasme de plaisir. Elle souriait, étendue sur le dos. Le bâillement de sa camisole laissait à découvert sa gorge enfantine, marbrée de plaques rouges par les caresses du bossu... "
Un spasme, ce serait beaucoup dire, mais une sorte de hoquet renvoya Paul-Olivier au fond de la bergère.
- Quel grand livre ! Ah le fameux bouquin !
Jamais, ni Le Potager d'un curieux, ni Le Livre des bonnes herbes, ni même Les Secrets du vieux jardinier ne l'avaient à ce point conquis.
Il passa une main sous la ceinture de son pantalon, l'élastique du slip.
Il trouva le prépuce gluant, le gland encore bouffi.
Voilà qui était confondant !
Il retira sa main, se colla deux doigts sous le nez, huma, et ne douta plus d'avoir affaire avec Flaubert à un très grand.
S'attrapant la braguette, il constata qu'il rebandait déjà, animé d'une puissante envie de lire.
C'était plus fort que tout !

  Derniers mots du livre : (...) elles ne portaient pas de culotte, il les gronda très fort, les jeta à terre, les troussa, puis entreprit d'en sodomiser une, qui par un heureux hasard se trouva être son frère.
 

 

 

Le mode avion, Laurent Nunez, Actes Sud, 2021

L’épopée tragicomique d’Étienne Choulier et de Stefán Meinhof – soit la vie et l’œuvre de deux linguistes anachorètes guettant l’éclair de génie et se jalousant jusqu’à un duel funeste. Deux aventuriers modernes de la langue française, qui se font la promesse d’en révéler les trésors insoupçonnés, et d’offrir à la postérité de nouvelles théories du langage, aussi inattendues qu’inoubliables.

Choulier et Meinhof étaient de jeunes professeurs de grammaire, discrets, charmants, ambitieux et doués : mais par-delà le goût de l’apprentissage, la volupté de l’étude, la passion de la transmission, tous ces beaux et nobles sentiments dont leurs proches les félicitaient – et qu’ils ne ressentaient vraisemblablement pas –, ils auraient aimé découvrir quelque chose, apposer leurs deux noms sur un nouveau continent mental, déterrer un trésor philologique, construire un beau système philosophique, présenter au monde, enfin !, une théorie incroyablement neuve.

L. N.

 

 

DÉBUT DU LIVRE :

PREMIÈRE PARTIE
Les gestes barrières

1. La statue sur le rond-point

J'ai ma petite théorie sur les statues. Plus elles sont imposantes et moins elles en imposent. Plus leur volume est remarquable et moins on les remarque. Et puis qui prendrait du plaisir à contempler ce qui l'écrase? En passant devant ces colosses qui n'offrent que de l'ombre, notre regard frôle le marbre ou glisse sur le bronze. Nos épaules se haussent.
On les voit mais on s'en fout.
Je l'ai vérifié cent fois à Paris, dans tous les parcs, sur toutes les places ; mais c'est pareil à Fontan. Près de la pharmacie que tenait ma grand-mère, sur un de ces ronds-points inutiles et fleuris, se dresse ainsi une énorme statue noire. À mon avis, elle fait bien cinq ou six mètres. Comptez deux mètres de plus pour le piédestal. Je l'ignorais pendant presque vingt ans, mais elle représente Étienne Choulier, "homme de sciences qui a honoré Fontan de sa présence, de 1937 à 1955", s'il faut croire la plaque commémorative. En tout cas - comme ma théorie e prévoyait -, cela faisait des années que Choulier, gros comme une montgolfière, me regardait passer, fier, voire hautain, mais le regard calme, froid, disons même triste. (Je parle de lui, et un peu de moi.) La moustache anglaise, le nez très droit, les épaules basses. (Je parle de lui seul.) Il y a quinze jours, pour la première fois de ma vie, je l'ai regardé avec attention : son buste est penché démesurément. On dirait que sa jambe droite, en avant, lui sert d'appui. Sa jambe gauche, plus libre, a le talon levé: l'impression donnée est qu'il court ou qu'il se précipite, d'autant qu'il tient du bout des doigts une liasse de papiers. J'ai traversé la route pour voir cela de plus près ; et le vieux Pascal m'a surpris dans mes rêveries. "Tu t'intéresses à Choulier maintenant ? Je dis toujours que c'est le patron du village! C'est en tout cas notre saint à nous, les intellos, grâce aux deux théorèmes qu'il a trouvés quand il vivait au mas Chinon." Comme il a été mon instituteur (il y a longtemps), Pascal cherche toujours à m'impressionner… Pour moi, le mas Chinon n'a jamais été qu'un gros tas de ruines près de l'étang d'Escande, à la sortie du village… C'est là qu'un été, adolescent, j'ai embrassé une fille pour la première fois. Et quelqu'un d'important vivait donc parmi ces débris ? Pascal sourit en hochant la tête. "Personne n'a fait attention à Choulier lorsqu'il s'est installé chez nous ; c'était lui-même un ours.
Mais quand ses trouvailles ont été validée quand ses trouvailles ont été validées par l'Académie, et avec tout ce qu'il y a eu dans les journaux, à la télé, tu te doutes bien qu'une partie de sa gloire est retombée sur le village." Je comprends mieux : le mas s'écroulait, alors on a élevé une statue. Pascal me dit qu'ensuite le maire a même créé une bourse Choulier, pour récompenser les meilleurs élèves de Fontan. Je ne l'ai jamais eue, ni aucun de mes amis. Mais je ne suis pas rancunier (enfin un peu, comme tout le monde), et comme je suis au chômage, que cette statue trône devant la pharmacie de ma grand-mère, et que j'ai remarqué qu'on ne la remarquait pas, j'ai décidé d'enquêter sur ce fameux Étienne Choulier. Vous allez voir : j'ai très bien fait.
 

Voix au chapitre a programmé Flaubert en octobre 2021
http://www.voixauchapitre.com/archives/2020/flaubert.htm