II INGRES


Cette Exposition française est à la fois si vaste et généralement composée de morceaux si connus, déjà suffisamment déflorés par la curiosité parisienne, que la critique doit chercher plutôt à pénétrer intimement le tempérament de chaque artiste et les mobiles qui le font agir qu’à analyser, à raconter chaque œuvre minutieusement.

Quand David, cet astre froid, et Guérin et Girodet, ses satellites historiques, espèces d’abstracteurs de quintessence dans leur genre, se levèrent sur l’horizon de l’art, il se fit une grande révolution. Sans analyser ici le but qu’ils poursuivirent, sans en vérifier la légitimité, sans examiner s’ils ne l’ont pas outrepassé, constatons simplement qu’ils avaient un but, un grand but de réaction contre de trop vives et de trop aimables frivolités que je ne veux pas non plus apprécier ni caractériser ; — que ce but ils le visèrent avec persévérance, et qu’ils marchèrent à la lumière de leur soleil artificiel avec une franchise, une décision et un ensemble dignes de véritables hommes de parti. Quand l’âpre idée s’adoucit et se fit caressante sous le pinceau de Gros, elle était déjà perdue.

Je me rappelle fort distinctement le respect prodigieux qui environnait au temps de notre enfance toutes ces figures, fantastiques sans le vouloir, tous ces spectres académiques ; et moi-même je ne pouvais contempler sans une espèce de terreur religieuse tous ces grands flandrins hétéroclites, tous ces beaux hommes minces et solennels, toutes ces femmes bégueulement chastes, classiquement voluptueuses, les uns sauvant leur pudeur sous des sabres antiques, les autres derrière des draperies pédantesquement transparentes. Tout ce monde, véritablement hors nature, s’agitait, ou plutôt posait sous une lumière verdâtre, traduction bizarre du vrai soleil. Mais ces maîtres, trop célébrés jadis, trop méprisés aujourd’hui, eurent le grand mérite, si l’on ne veut pas trop se préoccuper de leurs procédés et de leurs systèmes bizarres, de ramener le caractère français vers le goût de l’héroïsme. Cette contemplation perpétuelle de l’histoire grecque et romaine ne pouvait, après tout, qu’avoir une influence stoïcienne salutaire ; mais ils ne furent pas toujours aussi Grecs et Romains qu’ils voulurent le paraître. David, il est vrai, ne cessa jamais d’être héroïque, l’inflexible David, le révélateur despote. Quant à Guérin et Girodet, il ne serait pas difficile de découvrir en eux, d’ailleurs très-préoccupés, comme le prophète, de l’esprit de mélodrame, quelques légers grains corrupteurs, quelques sinistres et amusants symptômes du futur Romantisme. Ne vous semble-t-il pas que cette Didon, avec sa toilette si précieuse et si théâtrale, langoureusement étalée au soleil couchant, comme une créole aux nerfs détendus, a plus de parenté avec les premières visions de Chateaubriand qu’avec les conceptions de Virgile, et que son œil humide, noyé dans les vapeurs du keepsake, annonce presque certaines Parisiennes de Balzac ? L’Atala de Girodet est, quoi qu’en pensent certains farceurs qui seront tout à l’heure bien vieux, un drame de beaucoup supérieur à une foule de fadaises modernes innommables.

Mais aujourd’hui nous sommes en face d’un homme d’une immense, d’une incontestable renommée, et dont l’œuvre est bien autrement difficile à comprendre et à expliquer. J’ai osé tout à l’heure, à propos de ces malheureux peintres illustres, prononcer irrespectueusement le mot : hétéroclites. On ne peut donc pas trouver mauvais que, pour expliquer la sensation de certains tempéraments artistiques mis en contact avec les œuvres de M. Ingres, je dise qu’ils se sentent en face d’un hétéroclitisme bien plus mystérieux et complexe que celui des maîtres de l’école républicaine et impériale, où cependant il a pris son point de départ.

Avant d’entrer plus décidément en matière, je tiens à constater une impression première sentie par beaucoup de personnes, et qu’elles se rappelleront inévitablement, sitôt qu’elles seront entrées dans le sanctuaire attribué aux œuvres de M. Ingres. Cette impression, difficile à caractériser, qui tient, dans des proportions inconnues, du malaise, de l’ennui et de la peur, fait penser vaguement, involontairement, aux défaillances causées par l’air raréfié, par l’atmosphère d’un laboratoire de chimie, ou par la conscience d’un milieu fantasmatique, je dirai plutôt d’un milieu qui imite le fantasmatique ; d’une population automatique et qui troublerait nos sens par sa trop visible et palpable extranéité. Ce n’est plus là ce respect enfantin dont je parlais tout à l’heure, qui nous saisit devant les Sabines, devant le Marat dans sa baignoire, devant le Déluge, devant le mélodramatique Brutus. C’est une sensation puissante, il est vrai, — pourquoi nier la puissance de M. Ingres ? — mais d’un ordre inférieur, d’un ordre quasi maladif. C’est presque une sensation négative, si cela pouvait se dire. En effet, il faut l’avouer tout de suite, le célèbre peintre, révolutionnaire à sa manière, a des mérites, des charmes même tellement incontestables et dont j’analyserai tout à l’heure la source, qu’il serait puéril de ne pas constater ici une lacune, une privation, un amoindrissement dans le jeu des facultés spirituelles. L’imagination qui soutenait ces grands maîtres, dévoyés dans leur gymnastique académique, l’imagination, cette reine des facultés, a disparu.

Plus d’imagination, partant plus de mouvement. Je ne pousserai pas l’irrévérence et la mauvaise volonté jusqu’à dire que c’est chez M. Ingres une résignation ; je devine assez son caractère pour croire plutôt que c’est de sa part une immolation héroïque, un sacrifice sur l’autel des facultés qu’il considère sincèrement comme plus grandioses et plus importantes.

C’est en quoi il se rapproche, quelque énorme que paraisse ce paradoxe, d’un jeune peintre dont les débuts remarquables se sont produits récemment avec l’allure d’une insurrection. M. Courbet, lui aussi, est un puissant ouvrier, une sauvage et patiente volonté ; et les résultats qu’il a obtenus, résultats qui ont déjà pour quelques esprits plus de charme que ceux du grand maître de la tradition raphaélesque, à cause sans doute de leur solidité positive et de leur amoureux cynisme, ont, comme ces derniers, ceci de singulier qu’ils manifestent un esprit de sectaire, un massacreur de facultés. La politique, la littérature produisent, elles aussi, de ces vigoureux tempéraments, de ces protestants, de ces anti-surnaturalistes, dont la seule légitimation est un esprit de réaction quelquefois salutaire. La providence qui préside aux affaires de la peinture leur donne pour complices tous ceux que l’idée adverse prédominante avait lassés ou opprimés. Mais la différence est que le sacrifice héroïque que M. Ingres fait en l’honneur de la tradition et de l’idée du beau raphaélesque, M. Courbet l’accomplit au profit de la nature extérieure, positive, immédiate. Dans leur guerre à l’imagination, ils obéissent à des mobiles différents ; et deux fanatismes inverses les conduisent à la même immolation.

Maintenant, pour reprendre le cours régulier de notre analyse, quel est le but de M. Ingres ? Ce n’est pas, à coup sûr, la traduction des sentiments, des passions, des variantes de ces passions et de ces sentiments ; ce n’est pas non plus la représentation de grandes scènes historiques (malgré ses beautés italiennes, trop italiennes, le tableau du Saint Symphorien, italianisé jusqu’à l’empilement des figures, ne révèle certainement pas la sublimité d’une victime chrétienne, ni la bestialité féroce et indifférente à la fois des païens conservateurs). Que cherche donc, que rêve donc M. Ingres ? Qu’est-il venu dire en ce monde ? Quel appendice nouveau apporte-t-il à l’évangile de la peinture ?

Je croirais volontiers que son idéal est une espèce d’idéal fait moitié de santé, moitié de calme, presque d’indifférence, quelque chose d’analogue à l’idéal antique, auquel il a ajouté les curiosités et les minuties de l’art moderne. C’est cet accouplement qui donne souvent à ses œuvres leur charme bizarre. Épris ainsi d’un idéal qui mêle dans un adultère agaçant la solidité calme de Raphaël avec les recherches de la petite-maîtresse, M. Ingres devait surtout réussir dans les portraits ; et c’est en effet dans ce genre qu’il a trouvé ses plus grands, ses plus légitimes succès. Mais il n’est point un de ces peintres à l’heure, un de ces fabricants banals de portraits auxquels un homme vulgaire peut aller, la bourse à la main, demander la reproduction de sa malséante personne. M. Ingres choisit ses modèles, et il choisit, il faut le reconnaître, avec un tact merveilleux, les modèles les plus propres à faire valoir son genre de talent. Les belles femmes, les natures riches, les santés calmes et florissantes, voilà son triomphe et sa joie !

Ici cependant se présente une question discutée cent fois, et sur laquelle il est toujours bon de revenir. Quelle est la qualité du dessin de M. Ingres ? Est-il d’une qualité supérieure ? Est-il absolument intelligent ? Je serai compris de tous les gens qui ont comparé entre elles les manières de dessiner des principaux maîtres en disant que le dessin de M. Ingres est le dessin d’un homme à système. Il croit que la nature doit être corrigée, amendée ; que la tricherie heureuse, agréable, faite en vue du plaisir des yeux, est non seulement un droit, mais un devoir. On avait dit jusqu’ici que la nature devait être interprétée, traduite dans son ensemble et avec toute sa logique ; mais dans les œuvres du maître en question il y a souvent dol, ruse, violence, quelquefois tricherie et croc-en-jambe. Voici une armée de doigts trop uniformément allongés en fuseaux et dont les extrémités étroites oppriment les ongles, que Lavater, à l’inspection de cette poitrine large, de cet avant-bras musculeux, de cet ensemble un peu viril, aurait jugés devoir être carrés, symptôme d’un esprit porté aux occupations masculines, à la symétrie et aux ordonnances de l’art. Voici des figures délicates et des épaules simplement élégantes associées à des bras trop robustes, trop pleins d’une succulence raphaélique. Mais Raphaël aimait les gros bras, il fallait avant tout obéir et plaire au maître. Ici nous trouverons un nombril qui s’égare vers les côtes, là un sein qui pointe trop vers l’aisselle ; ici, — chose moins excusable (car généralement ces différentes tricheries ont une excuse plus ou moins plausible et toujours facilement devinable dans le goût immodéré du style), — ici, dis-je, nous sommes tout à fait déconcertés par une jambe sans nom, toute maigre, sans muscles, sans formes, et sans pli au jarret (Jupiter et Antiope.)

Remarquons aussi qu’emporté par cette préoccupation presque maladive du style, le peintre supprime souvent le modelé ou l’amoindrit jusqu’à l’invisible, espérant ainsi donner plus de valeur au contour, si bien que ses figures ont l’air de patrons d’une forme très-correcte, gonflés d’une matière molle et non vivante, étrangère à l’organisme humain. Il arrive quelquefois que l’œil tombe sur des morceaux charmants, irréprochablement vivants ; mais cette méchante pensée traverse alors l’esprit, que ce n’est pas M. Ingres qui a cherché la nature, mais la nature qui a violé le peintre, et que cette haute et puissante dame l’a dompté par son ascendant irrésistible.

D’après tout ce qui précède, on comprendra facilement que M. Ingres peut être considéré comme un homme doué de hautes qualités, un amateur éloquent de la beauté, mais dénué de ce tempérament énergique qui fait la fatalité du génie. Ses préoccupations dominantes sont le goût de l’antique et le respect de l’école. Il a, en somme, l’admiration assez facile, le caractère assez éclectique, comme tous les hommes qui manquent de fatalité. Aussi le voyons-nous errer d’archaïsme en archaïsme ; Titien (Pie VII tenant chapelle), les émailleurs de la Renaissance (Vénus Anadyomène), Poussin et Carrache (Vénus et Antiope), Raphaël (Saint Symphorien), les primitifs Allemands (tous les petits tableaux du genre imagier et anecdotique), les curiosités et le bariolage persan et chinois (la Petite Odalisque) ; se disputent ses préférences. L’amour et l’influence de l’antiquité se sentent partout ; mais M. Ingres me paraît souvent être à l’antiquité ce que le bon ton, dans ses caprices transitoires, est aux bonnes manières naturelles qui viennent de la dignité et de la charité de l’individu.

C’est surtout dans l’Apothéose de l’Empereur Napoléon Ier, tableau venu de l’Hôtel de ville, que M. Ingres a laissé voir son goût pour les Etrusques. Cependant les Etrusques, grands simplificateurs, n’ont pas poussé la simplification jusqu’à ne pas atteler les chevaux aux chariots. Ces chevaux surnaturels (en quoi sont-ils, ces chevaux qui semblent d’une matière polie, solide, comme le cheval de bois qui prit la ville de Troie ?) possèdent-ils donc la force de l’aimant pour entraîner le char derrière eux sans traits et sans harnais ? De l’empereur Napoléon j’aurais bien envie de dire que je n’ai point retrouvé en lui cette beauté épique et destinale dont le dotent généralement ses contemporains et ses historiens ; qu’il m’est pénible de ne pas voir conserver le caractère extérieur et légendaire des grands hommes, et que le peuple, d’accord avec moi en ceci, ne conçoit guère son héros de prédilection que dans les costumes officiels des cérémonies ou sous cette historique capote gris de fer, qui, n’en déplaise aux amateurs forcenés du style, ne déparerait nullement une apothéose moderne.

Mais on pourrait faire à cette œuvre un reproche plus grave. Le caractère principal d’une apothéose doit être le sentiment surnaturel, la puissance d’ascension vers les régions supérieures, un entraînement, un vol irrésistible vers le ciel, but de toutes les aspirations humaines et habitacle classique de tous les grands hommes. Or, cette apothéose ou plutôt cet attelage tombe, tombe avec une vitesse proportionnée à sa pesanteur. Les chevaux entraînent le char vers la terre. Le tout, comme un ballon sans gaz, qui aurait gardé tout son lest, va inévitablement se briser sur la surface de la planète.

Quant à la Jeanne d’Arc qui se dénonce par une pédanterie outrée de moyens, je n’ose en parler. Quelque peu de sympathie que j’aie montré pour M. Ingres au gré de ses fanatiques, je préfère croire que le talent le plus élevé conserve toujours des droits à l’erreur. Ici, comme dans l’Apothéose, absence totale de sentiment et de surnaturalisme. Où donc est-elle, cette noble pucelle, qui, selon la promesse de ce bon M. Délécluze, devait se venger et nous venger des polissonneries de Voltaire ? Pour me résumer, je crois qu’abstraction faite de son érudition, de son goût intolérant et presque libertin de la beauté, la faculté qui a fait de M. Ingres ce qu’il est, le puissant, l’indiscutable, l’incontrôlable dominateur, c’est la volonté, ou plutôt un immense abus de la volonté. En somme, ce qu’il est, il le fut dès le principe. Grâce à cette énergie qui est en lui, il restera tel jusqu’à la fin. Comme il n’a pas progressé, il ne vieillira pas. Ses admirateurs trop passionnés seront toujours ce qu’ils furent, amoureux jusqu’à l’aveuglement ; et rien ne sera changé en France, pas même la manie de prendre à un grand artiste des qualités bizarres qui ne peuvent être qu’à lui, et d’imiter l’inimitable.

Mille circonstances, heureuses d’ailleurs, ont concouru à la solidification de cette puissante renommée. Aux gens du monde M. Ingres s’imposait par un emphatique amour de l’antiquité et de la tradition. Aux excentriques, aux blasés, à mille esprits délicats toujours en quête de nouveautés, même de nouveautés amères, il plaisait par la bizarrerie. Mais ce qui fut bon, ou tout au moins séduisant en lui, eut un effet déplorable dans la foule des imitateurs ; c’est ce que j’aurai plus d’une fois l’occasion de démontrer.

Charles BAUDELAIRE
Exposition universelle 1855
Curiosités esthétiques, 1868


Voix au chapitre a programmé BAUDELAIRE en décembre 2021
http://www.voixauchapitre.com/archives/2021/baudelaire.htm