III EUGÈNE DELACROIX


MM. Eugène Delacroix et Ingres se partagent la faveur et la haine publiques. Depuis longtemps l’opinion a fait un cercle autour d’eux comme autour de deux lutteurs. Sans donner notre acquiescement à cet amour commun et puéril de l’antithèse, il nous faut commencer par l’examen de ces deux maîtres français, puisque autour d’eux, au-dessous d’eux, se sont groupées et échelonnées presque toutes les individualités qui composent notre personnel artistique.

En face des trente-cinq tableaux de M. Delacroix, la première idée qui s’empare du spectateur est l’idée d’une vie bien remplie, d’un amour opiniâtre, incessant de l’art. Quel est le meilleur tableau ? on ne saurait le trouver ; le plus intéressant ? on hésite. On croit découvrir par-ci par-là des échantillons de progrès ; mais si de certains tableaux plus récents témoignent que certaines importantes qualités ont été poussées à outrance, l’esprit impartial perçoit avec confusion que dès ses premières productions, dès sa jeunesse (Dante et Virgile aux enfers est de 1822), M. Delacroix fut grand. Quelquefois il a été plus délicat, quelquefois plus singulier, quelquefois plus peintre, mais toujours il a été grand.

Devant une destinée si noblement, si heureusement remplie, une destinée bénie par la nature et menée à bonne fin par la plus admirable volonté, je sens flotter incessamment dans mon esprit les vers du grand poëte :


Il naît sous le soleil de nobles créatures
Unissant ici-bas tout ce qu’on peut rêver :
Corps de fer, cœurs de flamme, admirables natures !

Dieu semble les produire afin de se prouver ;
Il prend pour les pétrir une argile plus douce,
Et souvent passe un siècle à les parachever.

Il met, comme un sculpteur, l’empreinte de son pouce
Sur leurs fronts rayonnants de la gloire des cieux,
Et l’ardente auréole en gerbes d’or y pousse.

Ces hommes-là s’en vont calmes et radieux,
Sans quitter un instant leur pose solennelle,
Avec l’œil immobile, et le maintien des dieux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ne leur donnez qu’un jour, ou donnez-leur cent ans,
L’orage ou le repos, la palette ou le glaive :
Ils mèneront à bout leurs dessins éclatants.

Leur existence étrange est le réel du rêve !
Ils exécuteront votre plan idéal,
Comme un maître savant le croquis d’un élève.

Vos désirs inconnus, sous l’arceau triomphal,
Dont votre esprit en songe arrondissait la voûte,
Passent assis en croupe au dos de leur cheval.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
De ceux-là chaque peuple en compte cinq ou six,
Cinq ou six tout au plus, dans les siècles prospères.
Types toujours vivants dont on fait des récits.

Théophile Gautier appelle cela une Compensation. M. Delacroix ne pouvait-il pas, à lui seul, combler les vides d’un siècle ?

Jamais artiste ne fut plus attaqué, plus ridiculisé, plus entravé. Mais que nous font les hésitations des gouvernements (je parle d’autrefois), les criailleries de quelques salons bourgeois, les dissertations haineuses de quelques académies d’estaminet et le pédantisme des joueurs de dominos ? La preuve est faite, la question est à jamais vidée, le résultat est là, visible, immense, flamboyant.

M. Delacroix a traité tous les genres ; son imagination et son savoir se sont promenés dans toutes les parties du domaine pittoresque. Il a fait (avec quel amour, avec quelle délicatesse !) de charmants petits tableaux, pleins d’intimité et de profondeur ; il a illustré les murailles de nos palais, il a rempli nos musées de vastes compositions.

Cette année, il a profité très-légitimement de l’occasion de montrer une partie assez considérable du travail de sa vie, et de nous faire, pour ainsi dire, reviser les pièces du procès. Cette collection a été choisie avec beaucoup de tact, de manière à nous fournir des échantillons concluants et variés de son esprit et de son talent.

Voici Dante et Virgile, ce tableau d’un jeune homme, qui fut une révolution, et dont on a longtemps attribué faussement une figure à Géricault (le torse de l’homme renversé). Parmi les grands tableaux, il est permis d’hésiter entre la Justice de Trajan et la Prise de Constantinople par les Croisés. La Justice de Trajan est un tableau si prodigieusement lumineux, si aéré, si rempli de tumulte et de pompe ! L’empereur est si beau, la foule, tortillée autour des colonnes ou circulant avec le cortège, si tumultueuse, la veuve éplorée, si dramatique ! Ce tableau est celui qui fut illustré jadis par les petites plaisanteries de M. Karr, l’homme au bon sens de travers, sur le cheval rose ; comme s’il n’existait pas des chevaux légèrement rosés, et comme si, en tout cas, le peintre n’avait pas le droit d’en faire.

Mais le tableau des Croisés est si profondément pénétrant, abstraction faite du sujet, par son harmonie orageuse et lugubre ! Quel ciel et quelle mer ! Tout y est tumultueux et tranquille, comme la suite d’un grand événement. La ville, échelonnée derrière les Croisés qui viennent de la traverser, s’allonge avec une prestigieuse vérité. Et toujours ces drapeaux miroitants, ondoyants, faisant se dérouler et claquer leurs plis lumineux dans l’atmosphère transparente ! Toujours la foule agissante, inquiète, le tumulte des armes, la pompe des vêtements, la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie ! Ces deux tableaux sont d’une beauté essentiellement shakspearienne. Car nul, après Shakspeare, n’excelle comme Delacroix à fondre dans une unité mystérieuse le drame et la rêverie.

Le public retrouvera tous ces tableaux d’orageuse mémoire qui furent des insurrections, des luttes et des triomphes : le Doge Marino Faliero (salon de 1827. — Il est curieux de remarquer que Justinien composant ses lois et le Christ au jardin des Oliviers sont de la même année), l’Evêque de Liège, cette admirable traduction de Walter Scott, pleine de foule, d’agitation et de lumière, les Massacres de Scio, le Prisonnier de Chillon, le Tasse en prison, la Noce juive, les Convulsionnaires de Tanger, etc., etc. Mais comment définir cet ordre de tableaux charmants, tels que Hamlet, dans la scène du crâne, et les Adieux de Roméo et Juliette, si profondément pénétrants et attachants, que l’œil qui a trempé son regard dans leurs petits mondes mélancoliques ne peut plus les fuir, que l’esprit ne peut plus les éviter ?

Et le tableau quitté nous tourmente et nous suit.

Ce n’est pas là le Hamlet tel que nous l’a fait voir Rouvière, tout récemment encore et avec tant d’éclat, âcre, malheureux et violent, poussant l’inquiétude jusqu’à la turbulence. C’est bien la bizarrerie romantique du grand tragédien ; mais Delacroix, plus fidèle peut-être, nous a montré un Hamlet tout délicat et pâlot, aux mains blanches et féminines, une nature exquise, mais molle, légèrement indécise, avec un œil presque atone.

Voici la fameuse tête de la Madeleine renversée, au sourire bizarre et mystérieux, et si surnaturellement belle qu’on ne sait si elle est auréolée par la mort, ou embellie par les pâmoisons de l’amour divin.

À propos des Adieux de Roméo et Juliette, j’ai une remarque à faire que je crois fort importante. J’ai tant entendu plaisanter de la laideur des femmes de Delacroix, sans pouvoir comprendre ce genre de plaisanterie, que je saisis l’occasion pour protester contre ce préjugé. M. Victor Hugo le partageait, à ce qu’on m’a dit. Il déplorait, — c’était dans les beaux temps du Romantisme, — que celui à qui l’opinion publique faisait une gloire parallèle à la sienne commît de si monstrueuses erreurs à l’endroit de la beauté. Il lui est arrivé d’appeler les femmes de Delacroix des grenouilles. Mais M. Victor Hugo est un grand poëte sculptural qui a l’œil fermé à la spiritualité.

Je suis fâché que le Sardanapale n’ait pas reparu cette année. On y aurait vu de très-belles femmes, claires, lumineuses, roses, autant qu’il m’en souvient du moins. Sardanapale lui-même était beau comme une femme. Généralement les femmes de Delacroix peuvent se diviser en deux classes : les unes, faciles à comprendre, souvent mythologiques, sont nécessairement belles (la Nymphe couchée et vue de dos, dans le plafond de la galerie d’Apollon). Elles sont riches, très-fortes, plantureuses, abondantes, et jouissent d’une transparence de chair merveilleuse et de chevelures admirables.

Quant aux autres, quelquefois des femmes historiques (la Cléopâtre regardant l’aspic), plus souvent des femmes de caprice, de tableaux de genre, tantôt des Marguerite, tantôt des Ophélia, des Desdémone, des Sainte Vierge même, des Madeleine, je les appellerais volontiers des femmes d’intimité. On dirait qu’elles portent dans les yeux un secret douloureux, impossible à enfouir dans les profondeurs de la dissimulation. Leur pâleur est comme une révélation des batailles intérieures. Qu’elles se distinguent par le charme du crime ou par l’odeur de la sainteté, que leurs gestes soient alanguis ou violents, ces femmes malades du cœur ou de l’esprit ont dans les yeux le plombé de la fièvre ou la nitescence anormale et bizarre de leur mal, dans le regard, l’intensité du surnaturalisme.

Mais toujours, et quand même, ce sont des femmes distinguées, essentiellement distinguées ; et enfin, pour tout dire en un seul mot, M. Delacroix me paraît être l’artiste le mieux doué pour exprimer la femme moderne, surtout la femme moderne dans sa manifestation héroïque, dans le sens infernal ou divin. Ces femmes ont même la beauté physique moderne, l’air de rêverie, mais la gorge abondante, avec une poitrine un peu étroite, le bassin ample, et des bras et des jambes charmants.

Les tableaux nouveaux et inconnus du public sont les Deux Foscari, la Famille arabe, la Chasse aux Lions, une Tête de vieille femme (un portrait par M. Delacroix est une rareté). Ces différentes peintures servent à constater la prodigieuse certitude à laquelle le maître est arrivé. La Chasse aux Lions est une véritable explosion de couleur (que ce mot soit pris dans le bon sens). Jamais couleurs plus belles, plus intenses, ne pénétrèrent jusqu’à l’âme par le canal des yeux.

Par le premier et rapide coup d’œil jeté sur l’ensemble de ces tableaux, et par leur examen minutieux et attentif, sont constatées plusieurs vérités irréfutables. D’abord il faut remarquer, et c’est très-important, que, vu à une distance trop grande pour analyser ou même comprendre le sujet, un tableau de Delacroix a déjà produit sur l’âme une impression riche, heureuse ou mélancolique. On dirait que cette peinture, comme les sorciers et les magnétiseurs, projette sa pensée à distance. Ce singulier phénomène tient à la puissance du coloriste, à l’accord parfait des tons, et à l’harmonie (préétablie dans le cerveau du peintre) entre la couleur et le sujet. Il semble que cette couleur, qu’on me pardonne ces subterfuges de langage pour exprimer des idées fort délicates, pense par elle-même, indépendamment des objets qu’elle habille. Puis ces admirables accords de sa couleur font souvent rêver d’harmonie et de mélodie, et l’impression qu’on emporte de ses tableaux est souvent quasi musicale. Un poëte a essayé d’exprimer ces sensations subtiles dans des vers dont la sincérité peut faire passer la bizarrerie :

Delacroix, lac de sang, hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent comme un soupir étouffé de Weber [1].


Lac de sang : le rouge ; — hanté des mauvais anges : surnaturalisme ; — un bois toujours vert : le vert, complémentaire du rouge ; — un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux ; — les fanfares et Weber : idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur.

Du dessin de Delacroix, si absurdement, si niaisement critiqué, que faut-il dire, si ce n’est qu’il est des vérités élémentaires complètement méconnues ; qu’un bon dessin n’est pas une ligne dure, cruelle, despotique, immobile, enfermant une figure comme une camisole de force ; que le dessin doit être comme la nature, vivant et agité ; que la simplification dans le dessin est une monstruosité, comme la tragédie dans le monde dramatique ; que la nature nous présente une série infinie de lignes courbes, fuyantes, brisées, suivant une loi de génération impeccable, où le parallélisme est toujours indécis et sinueux, où les concavités et les convexités se correspondent et se poursuivent ; que M. Delacroix satisfait admirablement à toutes ces conditions et que, quand même son dessin laisserait percer quelquefois des défaillances ou des outrances, il a au moins cet immense mérite d’être une protestation perpétuelle et efficace contre la barbare invasion de la ligne droite, cette ligne tragique et systématique, dont actuellement les ravages sont déjà immenses dans la peinture et dans la sculpture ?

Une autre qualité, très-grande, très-vaste, du talent de M. Delacroix, et qui fait de lui le peintre aimé des poëtes, c’est qu’il est essentiellement littéraire. Non seulement sa peinture a parcouru, toujours avec succès, le champ des hautes littératures, non seulement elle a traduit, elle a fréquenté Arioste, Byron, Dante, Walter Scott, Shakspeare, mais elle sait révéler des idées d’un ordre plus élevé, plus fines, plus profondes que la plupart des peintures modernes. Et remarquez bien que ce n’est jamais par la grimace, par la minutie, par la tricherie de moyens, que M. Delacroix arrive à ce prodigieux résultat ; mais par l’ensemble, par l’accord profond, complet, entre sa couleur, son sujet, son dessin, et par la dramatique gesticulation de ses figures.

Edgar Poe dit, je ne sais plus où, que le résultat de l’opium pour les sens est de revêtir la nature entière d’un intérêt surnaturel qui donne à chaque objet un sens plus profond, plus volontaire, plus despotique. Sans avoir recours à l’opium, qui n’a connu ces admirables heures, véritables fêtes du cerveau, où les sens plus attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, où le ciel d’un azur plus transparent s’enfonce comme un abîme plus infini, où les sons tintent musicalement, où les couleurs parlent, où les parfums racontent des mondes d’idées ? Eh bien, la peinture de Delacroix me paraît la traduction de ces beaux jours de l’esprit. Elle est revêtue d’intensité et sa splendeur est privilégiée. Comme la nature perçue par des nerfs ultra-sensibles, elle révèle le surnaturalisme.

Que sera M. Delacroix pour la postérité ? Que dira de lui cette redresseuse de torts ? Il est déjà facile, au point de sa carrière où il est parvenu, de l’affirmer sans trouver trop de contradicteurs. Elle dira, comme nous, qu’il fut un accord unique des facultés les plus étonnantes ; qu’il eut comme Rembrandt le sens de l’intimité et la magie profonde, l’esprit de combinaison et de décoration comme Rubens et Lebrun, la couleur féerique comme Véronèse, etc. ; mais qu’il eut aussi une qualité sui generis, indéfinissable et définissant la partie mélancolique et ardente du siècle, quelque chose de tout à fait nouveau, qui a fait de lui un artiste unique, sans générateur, sans précédent, probablement sans successeur, un anneau si précieux qu’il n’en est point de rechange, et qu’en le supprimant, si une pareille chose était possible, on supprimerait un monde d’idées et de sensations, on ferait une lacune trop grande dans la chaîne historique.

[1] Cf. dans Les Fleurs du Mal "Les Phares".

Charles BAUDELAIRE
Exposition universelle 1855
Curiosités esthétiques, 1868


Voix au chapitre a programmé BAUDELAIRE en décembre 2021
http://www.voixauchapitre.com/archives/2021/baudelaire.htm