Partie 1 "La pénitente", chapitre 1, extrait


Ma première nuit de garde, qui créa un précédent pour les mois suivants, cinq ou six filles négligèrent allègrement de remplir le registre et, plus hardiment encore, rentrèrent après le couvre-feu de 23 heures, raccompagnées gloussantes et titubantes par leurs petits amis ; pour donner le change, j’éteignis les lumières du salon afin que Mme Thayer ne se doute de rien et suppose tout le monde rentré pour la nuit ; en fait, assise sur les marches du vestibule près de la porte d’entrée, je tentai désespérément de lire, dans la pénombre, cinquante pages de L’Éthique de Spinoza pour mon cours de philosophie européenne du lendemain matin. Dix fois je relus sans comprendre J’entends par cause de soi, ce dont la nature ne peut être conçue sinon comme existante. Je n’avais aucune idée de ce que je devais faire : et si certaines de mes sœurs Kappa ne rentraient pas de la nuit ? Et si quelque chose leur « arrivait » ? Je comprenais que la faute m’en reviendrait en partie ; j’aurais accepté cette faute ; d’une certaine façon, j’étais plus coupable que les absentes, car j’avais omis de les signaler à Mme Thayer, dont je minais du même coup l’autorité. Mais les filles revinrent. À 1 h 15, à 1 h 40, à 2 h 05, et la dernière à 2 h 20, sans presser la sonnette (ce qui aurait instantanément réveillé Mme Thayer) mais en tapant discrètement contre la fenêtre à petits carreaux à côté de la porte, car elles semblaient savoir que je serais là, aussi muette et accommodante qu’une servante. Celle qui rentra la dernière était une étudiante de quatrième année, glamour et populaire, qui s’appelait Mercy (abréviation de Mercedes), une responsable de la sororité dont j’admirais la beauté impertinente, le rire contagieux et la « personnalité ». Elle fut ramenée, tenant à peine sur ses jambes, par un joueur de football américain de la fraternité Deke avec qui elle était « badgée » ; ce grand costaud blond me regarda en clignant des yeux comme un brave bœuf ahuri lorsque j’ouvris la porte sans bruit : « S... sympa. » Les cheveux blonds de Mercy étaient emmêlés, son maquillage recherché un barbouillage ; on aurait dit qu’elle s’était habillée à la va-vite dans le noir, ou qu’on l’avait habillée à la va-vite dans le noir ; elle puait le parfum, la bière, le vomi. Alors qu’elle gravissait l’escalier d’un pas mal assuré, elle trébucha et jura en pouffant : « Merde ! » Je la rattrapai, parce que je montais sur ses talons, et j’osai toucher son corps moite et brûlant ; elle se rétracta au contact de mes doigts froids et, avec une dignité hébétée, la voix pâteuse et le ton méprisant, elle dit : « Toi... t’es qui d’abord? J’veux pas de tes sales pattes sur moi ! »

Est-ce alors que j'ai commencé à m'en aller en lambeaux ?

Joyce Carol OATES
Je vous emmène, Livre de poche, p. 28-29


Voix au chapitre a programmé Joyce Carol Oates le 16 octobre 2020
http://www.voixauchapitre.com/archives/2020/oates.htm