|  | Entretien 
        avec Philippe Jaccottet
 par 
        Mathilde Vischer, 
        poétesse, traductrice, universitaire suisse
 Grignan, le 27 septembre 2000
 Cette année est marquée par le 75ème anniversaire 
        de Philippe Jaccottet, dont l'uvre de poète et de traducteur, 
        qui s'inscrit dans l'exigence constante d'une parole cherchant à 
        atteindre la plus grande justesse possible, jouit d'une reconnaissance 
        toujours croissante.
 Le poète nous a fait l'honneur de nous recevoir, en septembre dernier, 
        dans sa charmante maison au pied du château de Grignan, pour nous 
        révéler le regard qu'il porte aujourd'hui sur sa vie et 
        son uvre.
 
  Photo de Mathilde Vischer
 
 Comment réagissez-vous à la reconnaissance qui vous est 
        accordée, à la consécration de votre travail d'écrivain?
 Quelle est votre prise de position face à cette consécration, 
        et surtout face au nombre important de travaux universitaires écrits 
        sur votre uvre, par rapport à la confidentialité de 
        votre poésie, et à la modestie revendiquée tout au 
        long de votre parcours poétique ?
 Tout écrivain peut être heureux d'entendre un écho 
        à ce qu'il a fait, même s'il ne visait pas à cela 
        d'abord. Comme on sait, je suis plutôt quelqu'un qui doute de lui-même 
        et de ce qu'il écrit. Ces échos, en effet croissants avec 
        les années, sont un réconfort momentané, dans la 
        mesure où je retombe très vite dans mes doutes. Malgré 
        tout, cet accueil est revigorant et même émouvant. Concernant 
        les travaux universitaires, j'ajouterais que, étant de ceux qui 
        n'aiment pas trop les commentaires et les analyses, je suis parfois gêné 
        envers ceux qui passent tant de temps à étudier mes livres 
        de ne pas pouvoir ensuite les lire et les juger comme ils le souhaiteraient, 
        et comme ce serait un geste de remerciement normal. Je me souviens que 
        Rilke prétendait n'avoir jamais lu ce qui s'écrivait sur 
        son uvre. Je ne suis pas sûr que ce soit absolument vrai, 
        mais je pense en effet qu'il se tenait à peu près à 
        ce principe, et qu'il survolait les livres qui lui étaient consacrés. 
        Le danger de toute consécration, plus particulièrement lorsqu'il 
        s'agit d'études poussées ou approfondies, est celui de vous 
        faire sortir de votre uvre et de vous-même, et de vous faire 
        vous regarder de l'extérieur. C'est un danger qui peut même 
        aller jusqu'à paralyser le travail personnel, c'est pourquoi je 
        me tiens à distance. Si je lis ou feuillette ces études, 
        c'est un peu distraitement, et avec l'intention d'oublier le plus vite 
        possible - ce qui m'est d'autant plus facile que j'oublie de plus 
        en plus vite tout, le bon et le mauvais. C'est un danger réel qu'il 
        faut affronter avec le sourire, ce n'est pas un tourment.
 Certaines 
        remarques provenant d'entretiens assez récents, et une attention 
        portée sur la justification des choix de vos dernières publications, 
        donnent parfois l'impression qu'une liberté nouvelle vous a été 
        donnée, par rapport à l'auto-censure qui vous est naturelle, 
        et qui semble s'être un peu assouplie. Cette reconnaissance de votre 
        uvre, toujours plus nette, a-t-elle contribué à cela 
        ? Vous a-t-elle aidé à publier et republier des textes personnels 
        du passé, comme les Observations 
        et autres notes anciennes en 1998, et à republier Requiem, 
        que vous ne citiez plus dans les bibliographies ?Oui, je pense que cela peut avoir joué un rôle, mais je crois 
        plutôt que c'est un souci dû à l'âge. J'ai eu 
        besoin de revoir certaines choses, de faire en quelque sorte un bilan, 
        et j'ai surtout voulu ne pas laisser aux autres le soin de publier, par 
        la suite, des textes qui seraient restés inédits. Je connais 
        l'avidité des universitaires, ils ont parfois une dévotion 
        pour le moindre petit billet ! Je me souviens de Gilbert Guisan recueillant 
        avec moi les papiers de Gustave Roud à Carrouge, et ne voulant 
        jeter pas même une facture de restaurant. Je préfère 
        choisir moi-même ce qui me semble mériter encore d'être 
        publié.
 
 J'aimerais que, afin de nous permettre de saisir le regard que vous 
        portez sur votre vie d'homme et d'écrivain aujourd'hui, vous évoquiez 
        les lieux qui ont été importants pour vous : dans quelle 
        mesure les lieux où vous avez vécu ou voyagé ont-ils 
        marqué votre écriture (ceux de l'enfance, de la Suisse, 
        Paris, Grignan, l'Italie, la Grèce) ?
 Je crois que les livres répondent à cela d'une manière 
        assez frappante en ce qui concerne Grignan. Ce lieu a été 
        de manière inattendue la source de beaucoup de livres, ou plutôt, 
        car c'est ce qui importe, la source de l'expérience qui a nourri 
        ces livres et qui a été tout à fait déterminante. 
        Ce lieu-là est donc évidemment le lieu avant tous les autres. 
        Pour ce qui est des voyages, j'ai toujours eu le sentiment d'en parler 
        de manière un peu plus superficielle ou un peu moins nécessaire, 
        parce que je n'avais pas baigné longtemps dans ces lieux. Concernant 
        l'enfance, il faudrait peut-être faire intervenir des analyses plus 
        extérieures à moi. Contrairement à beaucoup d'autres, 
        je ne me suis pas souvent retourné vers mon enfance ; il me semblait 
        que j'avais autre chose à faire, cela ne m'intéressait pas. 
        Pour ce qui est du travail poétique, j'ai l'impression que cela 
        n'a pas eu une importance considérable. Au fond, je pense que mes 
        yeux se sont vraiment ouverts quand je suis arrivé ici et qu'auparavant, 
        les lieux étaient moins déterminants. Cela dit, en reconnaissant 
        que l'Italie a compté beaucoup, non seulement le pays et ses lieux, 
        mais aussi la littérature, les gens, les amis. L'Italie est ma 
        troisième patrie après la Suisse et la France. La Grèce 
        a eu également une grande importance lorsque j'y ai voyagé, 
        beaucoup plus par exemple que l'Allemagne où je suis peu allé 
        et dont l'apport est plus spécifiquement littéraire.
 
 Y a-t-il des lieux imaginaires, rêvés ou perdus, qui vous 
        habitent de manière significative ?
 Je ne crois pas. Je constate que je ne suis capable d'écrire que 
        sur du concret et sur du vécu. En dehors de la part que je fais 
        aux rêves dans les notes, je ne suis guère capable d'imagination.
 
 Concernant votre uvre, pour les proses et pour les poèmes, 
        comment définiriez-vous le passage entre votre perception d'un 
        lieu, ce qui vous a fait signe, et l'écriture ; entre le paysage 
        réel et l'écriture du paysage ?
 C'est toute l'aventure de mes livres à partir de La 
        Promenade sous les arbres, et donc des livres que j'ai écrits 
        ici, et qui représentent presque la moitié de l'ensemble. 
        Il y a d'un côté les poèmes proprement poèmes, 
        et de l'autre cette succession de livres qui ressassent au fond un peu 
        toujours la même chose, mais qui le ressassent parce que l'expérience 
        même a été revécue souvent, et s'est trouvée 
        être pour moi tout à fait centrale. Dans ces proses, à 
        partir d'une rencontre que je pourrais dire généralement 
        "illuminante", j'ai essayé de cerner avec les mots ces 
        moments vécus comme de petites épiphanies, souvent très 
        modestes, mais qui m'ont paru receler une sorte de parole tout à 
        fait essentielle. Ces moments étaient ceux de promenades sans but, 
        sans intention littéraire bien évidemment, qui me mettaient 
        en contact immédiat avec le monde naturel. J'étais étonné 
        par l'intensité de l'émotion que cela produisait en moi, 
        au début tout à fait surprenante, puis ensuite un peu moins 
        puisque que cela se répétait. Mon écriture se singularise 
        d'ailleurs peut-être par le creusement de cette expérience, 
        à la fois pour la dire et pour la faire rayonner. Il me paraît 
        essentiel de faire rayonner ce qui vous a été donné, 
        pour des raisons profondément et essentiellement humaines, notamment 
        pour contrer le nihilisme. Par conséquent, il est devenu pour moi 
        absolument indispensable de dire cette expérience et - parce que 
        je ne suis pas quelqu'un d'extatique mais plutôt de pondéré 
        et de réfléchi -, d'essayer de comprendre ce que tout cela 
        signifiait, de déterminer s'il était vraiment légitime 
        d'accorder tant d'importance à la rencontre d'une fleur ou d'une 
        prairie. On peut davantage parler de travail pour les proses que pour 
        les poèmes, dans la mesure où ces derniers sont donnés 
        généralement d'un seul élan, en chants très 
        brefs ou plus longs et plus embarrassés, mais qui se déroulent 
        d'un bout à l'autre, avec une continuité portée par 
        l'émotion. Dans les proses, la part de la réflexion, de 
        la recherche du mot juste, de la retouche est avouée, elle fait 
        même partie du texte. Le travail de ces proses était donc 
        d'essayer de cerner exactement ce qui m'était arrivé, ce 
        que j'avais vu, de le dire le mieux possible. Je continue à m'apercevoir 
        que c'est extrêmement difficile. Cependant, ce n'est pas une recherche 
        sur les mots, un travail d'élaboration purement littéraire 
        à la manière de Flaubert, qui résout la question. 
        Au contraire, je me dis parfois que la difficulté de faire passer 
        dans les mots cet émerveillement est mieux résolue quand 
        l'image, la métaphore, une cadence aussi bien, m'est donnée 
        presque toute seule, lorsque je me laisse aller à la rêverie. 
        Il ne s'agit évidemment pas non plus de résoudre cela en 
        trouvant la clé de ce que cette expérience signifie, mais 
        bien de chercher le mot pour la dire de manière à ce que 
        je ne sois pas trop insatisfait du résultat, et à ce que 
        j'aie l'impression que quelque chose d'essentiel passe dans ces pages.
 
 Vous lire, vous entendre, voir le lieu où vous habitez donne 
        le sentiment que vous vivez dans une grande "justesse", c'est-à-dire 
        dans une harmonie entre votre être intérieur et votre manière 
        de vivre. En effet, votre réflexion sur la justesse poétique 
        dépasse, à bien des égards, le seul domaine de l'écrit. 
        Vous décriviez, dans une observation datant de 1952, à quel 
        point il était important, pour que votre voix vous paraisse "juste", 
        qu'elle repose sur une perception, un sentiment ou un événement 
        qui l'ait été également dans la vie.
 Avez-vous l'impression d'avoir pu maintenir cette exigence ?
 Cela a été plus que jamais une préoccupation et une 
        nécessité, bien entendu difficile à maintenir. La 
        vie vous empêche souvent d'être dans la justesse, il arrive 
        qu'elle contredise ce besoin utopique, mais l'utopie reste une orientation. 
        Il est vrai que justesse de vie et justesse de parole sont inséparables 
        pour moi. Il me semble que je sens, quand je me relis, là où 
        cela dérape, où cela cesse d'être juste, même 
        si c'est quelque chose de mystérieux. Il y a pour chaque expérience 
        à décrire des mots qui sont plus vrais que d'autres, même 
        si ce processus, pour l'ensemble de l'expérience, appartient à 
        quelque chose qui est d'un ordre existentiel, et peut-être même 
        inconscient. S'il y a correction ensuite, dans chaque cas, le mot qui 
        dit la chose doit correspondre le mieux possible à la chose vécue.
 
 Vous avez dit, dans un entretien datant d'il y a quelques années, 
        que vous écriviez de plus en plus de choses positives. Pouvez-vous 
        dire ce qui a permis cette évolution (découlerait-elle d'une 
        plus grande confiance en vous, d'une plus grande sérénité 
        intérieure, indépendamment des événements 
        du monde extérieur) ?
 Il est toujours dangereux de dire cela, parce qu'on peut être vraiment 
        démenti ensuite, par des événements douloureux quels 
        qu'ils soient, extérieurs à soi ou dans la vie privée, 
        et c'est là qu'on risque ensuite de devoir se contredire. Aujourd'hui, 
        je serais très prudent sur ce point. J'ai eu en effet, à 
        un moment donné, l'impression d'une plus grande légèreté 
        ou d'une plus grande sérénité, mais ce n'est plus 
        tout à fait le cas. Par la force des choses, on est confronté 
        au deuil de plus en plus souvent à mon âge, et ces belles 
        demi-certitudes ne peuvent être qu'ébranlées. L'obligation 
        d'écrire des choses plus noires qui viennent contredire cet espoir 
        ou cette tentative de clarté plus assurée s'impose à 
        nouveau. Il me semble toutefois important de ne pas se complaire dans 
        la noirceur, ce qui est aujourd'hui un mal extrêmement répandu. 
        Dans la littérature surtout, il me semble que si l'on a des choses 
        lumineuses à dire, on a le devoir de les dire plus que jamais. 
        C'est un problème moral. Mais bien entendu, toujours avec la réserve 
        que cette clarté ne doit pas être fabriquée pour répondre 
        à une espérance ou à un besoin polémique de 
        ne pas être comme les autres. Là aussi, la question de la 
        justesse se pose.
 
 Un livre récent paru sur vous s'intitule Philippe 
        Jaccottet, le pari de l'inactuel. Il est vrai que l'exigence d'humilité 
        qui accompagne votre démarche poétique, votre attachement 
        aux éléments fragiles du monde, visant à approcher 
        ce secret caché dans les éléments naturels, vont 
        à l'encontre d'une époque où l'arrogance et les certitudes, 
        dans le milieu littéraire particulièrement, semblent dominer.
 Quelle lecture faites-vous de ce titre ?
 C'est une très bonne étude, dont j'ai suivi le travail de 
        près car je connais bien son auteur. Je pense qu'il a voulu aller 
        contre le sentiment premier que l'on peut avoir quand on lit ces livres, 
        en particulier ceux consacrés au paysage, d'une inactualité 
        dans le sens où je n'aborde que très rarement des problèmes 
        politiques ou une réflexion sur l'époque, et que je n'ai 
        pas été influencé par certains mouvements contemporains. 
        Je le comprends comme une défense de mes livres contre ceux qui 
        pourraient les considérer comme effectivement et gravement inactuels. 
        Cela dit, je n'ai jamais fait le pari de quoi que ce soit, j'ai écrit 
        ce que je pouvais, comme je pouvais. Il faut toujours nuancer ces affirmations-là, 
        il y a tellement peu d'intention dans mon travail, cela depuis le début. 
        J'ai répondu par des mots à ce qui se passait d'essentiel 
        dans la vie de tous les jours de manière personnelle.
 
 Pensez-vous que le fait de vivre en dehors des grands centres vous a permis 
        en quelque sorte de vous protéger de certaines influences ?
 Il y a certes des courants par lesquels je ne risquais pas d'être 
        touché, parce qu'ils m'étaient par trop étrangers, 
        mais il est vrai qu'à Paris, comme je suis quelqu'un d'incertain, 
        j'étais plus qu'un autre exposé au risque d'être désemparé 
        par la force d'affirmation de certains. En racontant cela, j'ai nettement 
        le souvenir de mes rencontres avec Francis Ponge, qui était si 
        différent de moi, mais avec qui j'ai eu une vraie amitié 
        pendant des années. Il est vrai que je risquais d'être paralysé 
        par un homme comme lui, avec une autorité et une extrême 
        assurance de sa poétique, si bien qu'en venant ici je me mettais 
        à une distance salutaire de ces influences. Par conséquent, 
        je crois avoir pris la bonne distance à cet égard. J'aime 
        employer la métaphore de la bougie : si on est un soleil, notre 
        rayonnement s'impose, mais si on a l'impression de répandre uniquement 
        la lumière d'une bougie, il vaut mieux se protéger un peu, 
        au risque que le moindre souffle nous éteigne.
 
 Quelle est l'importance de la peinture et de la musique, ces deux arts 
        dont vous parlez fréquemment dans les réflexions et les 
        textes critiques, dans les périodes créatrices intenses 
        ?
 La musique a toujours été présente, sans doute du 
        fait que je suis issu d'un pays où l'on en fait beaucoup. Elle 
        n'a cessé de m'accompagner depuis l'adolescence. Dans le domaine 
        de l'art, la musique reste ce qui s'oppose le plus intensément 
        et le plus victorieusement au désespoir de toute sorte. Je ne suis 
        pas le premier à le dire, même un nihiliste comme Cioran 
        l'a noté. C'est d'une certaine manière l'art le plus global 
        et le plus détaché, qui fait partie de ces ressources permettant 
        de ne pas perdre pied, car il y a des périodes où tout vous 
        ferait perdre pied. Plus d'une fois, d'une manière immédiate 
        en écoutant certaines uvres, je me dis que l'on ne peut pas 
        désespérer totalement de l'homme s'il a été 
        capable de créer cela. Mais je ne crois pas que cela ait influencé 
        ma façon d'écrire, ni qu'il y ait un lien à établir 
        entre les périodes de travail et les autres. Il y a une musique 
        dans la poésie qui est une autre espèce de musique. J'ai 
        une fois au moins écrit à partir de la musique, dans l'hommage 
        à Purcell, qui essaie de dire ce sentiment d'être porté 
        très haut au-dessus du sol par la musique, et ainsi de traduire 
        de la même façon que j'avais traduit des rencontres avec 
        des êtres ou avec la nature, la rencontre avec une uvre d'art. 
        J'étais moins sensible à la peinture quand j'étais 
        très jeune, je l'ai découverte plus tard, surtout dans la 
        vie commune avec ma femme, qui est peintre. Le fait d'être confronté 
        quotidiennement à des paysages a peut-être également 
        accentué cet intérêt pour la peinture. Comme pour 
        la musique, l'éclairage sur le monde donné par les grandes 
        uvres de la peinture, des origines à aujourd'hui, fait partie 
        des ressources de l'être. Mais si mes proses des paysages ressemblaient 
        trop à des tableaux, cela me gênerait. J'espère qu'il 
        y a, dans ce travail, quelque chose qui soit plus spécifiquement 
        de l'ordre des mots. Il est vrai cependant qu'en considérant l'uvre 
        de Cézanne, que j'ai toujours admiré, et en particulier 
        les aquarelles de la fin de sa vie, je me dis qu'il a dû, à 
        sa manière à lui, éprouver quelque chose du même 
        ordre que ce que j'éprouve face aux paysages. Cette peinture ne 
        se limite pas à ce qui est visible, elle est comme envahie de plus 
        en plus par une sorte de lumière qui ronge les couleurs et les 
        formes de manière extraordinaire. Ce que je ressens face à 
        ces tableaux est très proche de ce que je pourrais souhaiter avoir 
        réussi avec les mots.
 
 Quelles sont vos lectures aujourd'hui, lisez-vous les mêmes auteurs 
        qu'auparavant ? Quelle est la part de vos lectures d'auteurs contemporains 
        ?
 Je lis beaucoup moins d'uvres nouvelles depuis assez longtemps déjà. 
        Dans les années 1968, j'ai arrêté de faire de la critique, 
        tout d'abord parce que j'avais peut-être moins besoin d'ajouter 
        ce modeste complément à mes droits de traducteur, ensuite 
        parce que je commençais à être moins sensible à 
        ce qui paraissait, et de plus en plus étranger à certaines 
        orientations. Les années suivantes, je n'ai publié que quelques 
        articles ou hommages beaucoup plus épars. Je suis peut-être 
        devenu ainsi un peu moins curieux de ce qui se fait aujourd'hui. Cela 
        ne veut pas dire que je ne lis plus d'auteurs contemporains, mais n'ayant 
        plus la nécessité d'avoir une vue d'ensemble, mes choix 
        se font plus au hasard des rencontres et des découvertes. Je pourrais 
        citer par exemple le poète portugais Nuno Judice, que j'ai découvert 
        lors d'une lecture donnée en Espagne et qui m'a beaucoup touché. 
        L'âge fait aussi que l'on devient plus avare de ce temps qui reste 
        à vivre. Si l'on veut écrire encore un peu, étant 
        donné que l'on écrit plus mal et plus lentement, le temps 
        de loisir pour la lecture s'en trouve diminué. J'ai aussi envie 
        de relire des choses qui m'ont beaucoup ému autrefois, ou de découvrir 
        certaines grandes uvres que je n'ai jamais lues, par exemple Les 
        Fiancés de Manzoni, que je viens enfin de découvrir. 
        J'ai relu également presque toute la poésie française 
        du XXème siècle, dont je me suis si souvent nourri, pour 
        me faire une petite anthologie subjective, au départ par amusement 
        ; elle a ensuite intéressé un éditeur et sera probablement 
        publiée. Parmi les poètes contemporains, ce sont souvent 
        des poètes étrangers qui me touchent et m'émeuvent 
        le plus.
 
 Dans l'une des Observations 
        et autres notes anciennes datant de 1956, vous avez exprimé 
        votre amour de la vie par ce magnifique oxymore : Je crois que mon désir 
        serait tout bêtement d'être éternellement mortel... 
        Ce qui est le plus bel hommage que l'on puisse rendre à la vie.
 Qu'en est-il aujourd'hui ?
 Afin d'être clair là-dessus et moins grandiloquent, comme 
        il n'y a rien moins de sûr que d'être éternel, ce que 
        l'on peut dire après tant d'années, c'est qu'il y a effectivement 
        des instants, et ce sont peut-être ceux-là qui fomentent 
        le poème, où on a l'impression d'être sorti du temps 
        - même sans qu'il s'agisse d'une extase ou d'un élan 
        mystique -, de la prison du corps, où on a l'impression de 
        toucher les limites de l'espace. C'est probablement un des enjeux de la 
        poésie que de donner ce sentiment, à cette correction près 
        que, à tout moment, on se dit que c'est une illusion. Même 
        si c'est une illusion, elle aura été nourrissante. Et elle 
        est peut-être tellement nourrissante qu'elle ne peut pas être 
        tout à fait une illusion.
 
 Dans votre texte Si nous sommes en vie, vaquons à notre affaire, 
        paru dans le premier numéro de la revue Sorgue consacré 
        au retrait dans la création poétique, vous exprimez un sentiment 
        nouveau face à l'écoulement du temps, comme une perception 
        du monde réel qui serait devenue plus nette, plus immédiate, 
        et plus intense. Vous terminez ainsi : Il se peut donc que jamais je ne 
        me sois senti aussi réel dans un monde lui-même aussi réel 
        que maintenant - alors que l'inconnu approche, inéluctable.
 Ce sentiment d'appartenance au monde, d'adéquation entre vous-même 
        et ce qui vous entoure, pensez-vous qu'il corresponde quelque peu à 
        ce que vous recherchez dans l'écriture ?
 Il est vrai que j'ai ressenti, ces dernières années, une 
        intensité plus grande, due à une situation plus tendue. 
        C'est une chose tellement perceptible dans les derniers poèmes 
        de Hölderlin, avant qu'il ne sombre dans la folie, même si 
        dans son cas ce n'est pas l'angoisse de la fin. C'est d'ailleurs cette 
        tension qui rend ses poèmes si modernes à nos yeux. Dans 
        l'un des poèmes qu'il a écrits juste avant d'avoir ses premières 
        crises d'égarement, il dit que le parfum du citron lui est presque 
        douloureux, et décrit comme une venue brutale du monde concret, 
        du monde extérieur jusqu'à lui, qui est très rare 
        dans la poésie de cette époque. Il se trouve que j'ai fait 
        une expérience proche. A de certains moments en effet, ces dernières 
        années, tout a pris plus de relief et d'intensité : comme 
        si, sur un fond noir, les couleurs ressortaient mieux.
 
 Pensez-vous que ce sentiment de totalité, même s'il est 
        mêlé à la crainte de cet inconnu qui approche, puisse 
        vous conduire à ne plus avoir besoin du langage, à vous 
        libérer (dans un sens neutre) de la nécessité d'écrire 
        ?
 Rien n'est jamais acquis, ce ne sont que des moments car, dans le grand 
        âge où je me trouve, on est vite condamné à 
        retomber dans le spectral, et on a plus souvent le sentiment d'une distance 
        accrue et d'un affaiblissement de la réalité. Ce n'est pas 
        une chose acquise, cela n'a donc peut-être pas de conséquences 
        très importantes sur l'écriture, en tout cas pas au point 
        de vous faire renoncer à écrire. Comme le suggère 
        le titre d'un petit recueil d'articles, Tout 
        n'est pas dit, rien n'est jamais dit jusqu'au bout tant que l'on 
        a encore des capacités intellectuelles. Mais pour quelqu'un qui 
        acquiert par exemple tardivement une foi religieuse quelle qu'elle soit, 
        il doit être possible de se taire, parce qu'il y a accomplissement 
        de quelque chose. Cela s'est vu, mais ce n'est pas mon cas.
 
 La mort est très présente dans votre uvre. Dans 
        votre premier recueil, Requiem, vous l'évoquez avant tout 
        comme événement historique (la réaction à 
        la mort de jeunes maquisards du Vercors assassinés par les Allemands, 
        vers 1945-46) ; dans Leçons 
        et Chants d'en bas, vous l'évoquez de manière très 
        personnelle, suite à la disparition de personnes proches, dans 
        vos derniers recueils et dans les 
        Semaisons, elle apparaît à travers des réflexions 
        témoignant d'une conscience aiguë du temps qui passe. Quel 
        est pour vous le rôle de l'écriture face à la mort 
        ?
 Lors d'une lecture à Mantoue, il y a peu de temps, j'aurais voulu 
        supprimer le dernier vers de l'un des poèmes écrit à 
        l'âge de trente ans, où je parle du vieillissement, et qui 
        me fait sourire à présent. Je reproche également 
        au Requiem 
        d'avoir été écrit à partir d'une relation 
        trop indirecte avec la mort, de simples photographies d'otages. J'avais 
        le droit d'être bouleversé par des photographies, mais c'était 
        encore très extérieur. Il est évident que j'attache 
        plus de prix aux textes que j'ai écrits ensuite, dans lesquels 
        je crois avoir essayé d'être assez juste envers ce qui était 
        si difficile à regarder, et de l'avoir fait assez honnêtement. 
        Les derniers textes me concernent plus directement, et je crois que la 
        crainte la plus grande est celle de la dégradation physique et 
        intellectuelle à laquelle on est confronté chez des proches, 
        plus que la mort même. Dans chaque cas, car le problème est 
        le même aussi bien pour les sujets douloureux que pour les autres, 
        l'écriture devrait pouvoir permettre d'exprimer les choses le plus 
        exactement possible. En les exprimant, il s'agit d'une certaine manière 
        aussi de les maîtriser. Tant qu'on peut encore écrire, c'est 
        que l'on n'a pas été terrassé, c'est une façon 
        de se battre, d'être encore vivant au bon sens du mot, et de ne 
        pas rendre les armes.
 
 Écrire, vous le dites à plusieurs reprises, c'est aussi 
        traduire. Comment avez-vous vécu - vous avez à présent 
        renoncé à la traduction - cette double activité de 
        traducteur et de poète ?
 De manière différente selon les époques et les traductions. 
        Dans mon travail de traducteur, il y a le gagne-pain, c'est-à-dire, 
        pour simplifier, les romans, et la poésie. Dans le premier domaine, 
        j'ai eu la chance de pouvoir traduire souvent des uvres qui me passionnaient, 
        ou pour lesquelles j'avais une grande admiration. Même si j'avais 
        des affinités avec l'auteur ou les thèmes, il s'agissait 
        d'uvres qui étaient étrangères à mon 
        travail personnel. Je pouvais donc facilement mettre une cloison étanche 
        entre les heures passées à la traduction, et celles passées 
        au travail personnel. Je crois que l'un ne déteignait pas sur l'autre, 
        n'envahissait pas trop l'autre, du moins je m'y efforçais. J'ai 
        eu, naturellement, des moments de révolte, de lassitude, parce 
        que cela me prenait beaucoup de temps et de forces. Mais je n'ai pas d'amertume 
        à cet égard, car il n'y avait pas de gêne pour mon 
        propre travail et le résultat en a valu la peine. L'autre part, 
        celle des poèmes, est beaucoup moins importante quantitativement. 
        Comme chacun sait, cela ne rapporte presque rien, je l'ai donc fait par 
        désir de faire connaître certains poètes, ou parfois 
        parce qu'on me l'avait demandé. Ungaretti, par exemple, a beaucoup 
        insisté pour que je le traduise. En traduisant de la poésie, 
        j'ai retrouvé le danger que je croyais avoir écarté 
        en m'éloignant de Paris, celui des influences. En traduisant des 
        uvres qui étaient peut-être plus accomplies que les 
        miennes, il y avait le risque d'en être imprégné au 
        point d'y perdre un peu de ma singularité. Il se peut aussi que 
        cela ait été un apport positif, dans le cas de Rilke par 
        exemple, qui était ma passion d'adolescent et qui m'a accompagné 
        pendant des années, parce qu'il y avait une évidente affinité 
        de nature. Après avoir traduit l'Odyssée, 
        qui était une commande, j'ai eu l'impression que la technique que 
        j'avais choisie prosodiquement pour traduire le poème pouvait m'être 
        utile dans ma propre prosodie ensuite.
 
 Est-ce que le fait de tenter avant tout de vous effacer derrière 
        la voix d'un autre poète vous a permis de vous "protéger", 
        de préserver votre voix propre ?
 Je n'ai pas tenté de m'effacer : je ne pouvais pas faire autrement. 
        Il y a des traducteurs qui ont un génie de la création ou 
        de la réinvention, aux dépens d'une certaine littéralité. 
        Je ne pouvais choisir que l'autre voie, qui est naturellement en partie 
        illusoire. Affirmer que j'entendais la voix de l'autre dans la langue 
        étrangère était un peu risqué, dans la mesure 
        où je ne connais aucune langue étrangère assez intimement 
        pour affirmer cela. C'est donc peut-être moi qui, en m'effaçant, 
        me mettais en avant. Je me suis rendu compte, en relisant de mes traductions, 
        qu'elles me ressemblaient peut-être en fin de compte un peu trop, 
        dans une certaine grisaille que me reprochait P.-L. Matthey. Après 
        tout, ce n'est pas faux non plus. J'ai toujours été proche 
        de la manière de traduire de Henri Thomas, qui a traduit, entre 
        autres, les Sonnets de Shakespeare, et auquel on pourrait peut-être 
        reprocher d'avoir tiré Shakespeare vers un ton un peu plus gris 
        ou plus prosaïque. P.-L. Matthey, dans sa traduction des Sonnets, 
        ajoute au contraire des métaphores qui n'y sont pas ! La soumission 
        au texte original est donc en partie illusoire. Un travail passionnant 
        à faire dans ce domaine serait la confrontation des traductions 
        françaises des Sonnets. Elles sont nombreuses, ces poèmes 
        sont parmi les plus beaux du monde, et ils ne font pas partie des moins 
        traduisibles.
 
 Dans quelle mesure le fait d'avoir traduit tout l'uvre de Robert 
        Musil a-t-il modifié votre regard sur le monde ?
 Je pense que - sans je m'en sois douté au début, puisque 
        j'ai découvert L'Homme 
        sans qualités très jeune - certaines affinités 
        nous lient, toutes proportions gardées bien sûr. En ce sens 
        que Musil est un sceptique, qu'il est partagé entre sa fascination 
        pour la science, la rationalité et la poésie, et même 
        la mystique. Cette confrontation somme toute jamais résolue explique 
        sans doute l'inachèvement du livre, car Musil était un être 
        vraiment divisé, écartelé et paralysé par 
        cet écartèlement. Même si je ne vis pas une telle 
        division intérieure, la lecture de cette uvre m'a conforté 
        dans un certain relativisme à l'égard de tout totalitarisme, 
        religieux ou politique, et a raffermi certaines de mes intuitions. Il 
        y a tout de même dans son uvre, à certains égards 
        très aride, cette part essentielle qu'est l'expérience de 
        l'"autre état", si proche de l'état poétique. 
        J'ai été conforté par la constatation que cet homme, 
        si fasciné par les sciences, ait pu garder en lui cette corde plus 
        vibrante et plus mystérieuse qui à mon sens fait la principale 
        richesse de son uvre. Si elle se réduisait à une satire, 
        si brillante soit-elle, elle en serait très appauvrie.
 
 Entretien 
        paru sur le site suisse culturactif
  
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