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       "Être 
        la femme de Goethe", Jacques Franck, 
        La Libre Belgique, 15 janvier 2004  
      Goethe avait 
        trente-huit ans 
        lorsqu'il rencontra Christiane Vulpius, qui en avait vingt-trois. Ils 
        devinrent amants presque du jour au lendemain. S'ensuivirent dix-huit 
        ans d'union libre, dix ans de vie conjugale. Weimar s'en scandalisa à 
        double titre : en installant sa maîtresse chez lui, officiellement 
        en tant que gouvernante, sans être unis par les liens du mariage, 
        il bravait la religion et la loi ; en prenant pour compagne une fille 
        pauvre, qui gagnait sa vie dans un atelier de fleurs artificielles, le 
        ministre-conseiller du duc Charles-Auguste déchoyait. Les contemporains 
        la traitèrent de garce et de putain, de "petite créature" 
        et de "néant rond". Plus tard, les admirateurs 
        de Goethe ne se montrèrent pas moins méprisants : "un 
        bel pezzo di carne (un beau morceau de viande), foncièrement inculte" 
        (Thomas Mann) ; "une nullité d'esprit" (Romain 
        Rolland) ; "la célèbre partenaire sexuelle 
        de l'olympien vieillissant" (Robert Musil). Pourtant Goethe n'a 
        jamais quitté Christiane, même s'il la tint toujours à 
        distance de sa vie mondaine et de son activité intellectuelle, 
        et si, plus tard, ils vécurent quasiment séparés. 
        Avait-elle donc des qualités ? 
         
        UNE ENQUÊTE MINUTIEUSE 
        Sigrid Damm, spécialiste de la littérature allemande de 
        la fin du XVIIIe siècle, s'est livrée à un admirable 
        travail de recherches, dont est sorti un ouvrage superbe. Il se dévore 
        en même temps qu'il nous fait entrer dans la vie quotidienne de 
        "Christiane et Goethe", et qu'il projette un éclairage 
        cru sur la condition féminine dans une petite ville allemande de 
        leur temps. Historienne, érudite, bon écrivain, Sigrid Damm 
        a lu tout ce qu'on peut lire sur eux, déniché des documents 
        demeurés inexploités, et analysé avec attention les 
        601 lettres conservées du couple (247 de Christiane à Goethe, 
        354 de lui à elle). Pour découvrir quoi ? 
        Une femme expressive et exacte, qui trouve une langue pour son corps, 
        sa féminité, sa sexualité : "C'est inhabituel 
        à son époque". Une femme inlassablement active, 
        qui gère remarquablement sa maison, effectue des opérations 
        financières, travaille au potager et au jardin, sait conduire un 
        traîneau, adore le champagne et danser, se montre toujours de bonne 
        humeur. Mais en la lisant de plus près, Sigrid Damm a rencontré 
        une femme dont le corps a été marqué par cinq grossesses 
        et une maladie chronique des reins, qui a perdu quatre enfants, ploie 
        constamment sous un travail harassant. Une femme que la "bonne société" 
        humilie et brocarde. Une femme terriblement seule. 
         
        EROTIKON MAIS SERVANTE 
        Goethe 
        avait entretenu une longue liaison avec Charlotte von Stein, épouse 
        d'un haut dignitaire de la Cour et mère de plusieurs enfants, qui 
        l'avait "dégrossi" à son arrivée à 
        Weimar et lui avait appris à se conduire dans la société 
        aristocratique de la ville. Liaison platonique, toutefois. En 1786, comme 
        asphyxié par ses tâches politiques et cette relation sentimentale, 
        il s'était enfui en Italie. Il n'y découvrit pas seulement 
        les marbres antiques et la peinture de Raphaël, il y connut l'épanouissement 
        sexuel dans les bras d'une fille du peuple dont nous ne connaissons que 
        le nom qu'il lui donnait, Faustina. 
        À son retour à Weimar en 1788, pouvait-il rester sans une 
        Faustina ? Il la trouva dans la petite ouvrière Christiane Vulpius. 
        Cela démarra très fort ! "Ils doivent avoir 
        été un couple à la sensualité joyeuse, doué 
        d'imagination en amour", écrit Sigrid Damm, qui en voit 
        une indication dans les nombreuses factures des réparations nécessitées 
        par... leur lit. À ses amis, Goethe qualifiait son amante d'Erotikon. 
        Ses sens embrasés lui donnèrent apparemment le cran d'assumer 
        le scandale de sa liaison, il n'en tint pas moins son Erotikon à 
        l'écart de sa vie publique. C'est à peine si ses amis les 
        plus proches l'entrevoyaient. 
        Cela dura des années. Un fils leur naquit. Christiane conserva 
        sa position ancillaire. Goethe ne se soucia jamais de l'initier à 
        l'art et à la poésie, ne l'associa jamais à ses travaux. 
        Il est vrai qu'à un ami qui le consultait sur l'éducation 
        à donner à ses filles, l'auteur de "Werther" répondit 
        : "Rien d'autre que la tenue du ménage. Fais-en de bonnes 
        cuisinières, ce sera le mieux pour leurs futurs maris". 
        Christiane en était une excellente. "Trésor" (sic) 
        aux fourneaux comme au lit. Qu'on la dénigre ou l'humilie à 
        l'extérieur, il fait mine de ne pas s'en apercevoir. Elle, de son 
        côté, ne se plaint jamais. A-t-elle pleuré ?, 
        on ne le saura jamais. 
         
        MARIAGE MAIS ÉLOIGNEMENT 
        En 1806, le monument d'égoïsme qu'est Goethe connut un moment 
        d'humiliation absolue. Les soldats français, qui viennent d'écraser 
        la Prusse à Iéna, envahissent et pillent Weimar. Dans sa 
        maison de la Frauenplan, Goethe, terrorisé, s'enferme à 
        double tour dans sa chambre. Christiane, elle, affronte la soldatesque, 
        obtient une sauvegarde, empêche la destruction et le vol des uvres 
        d'art et des livres. Le danger passé, Goethe réapparaît. 
        Deux jours plus tard, il épouse Christiane en catastrophe et en 
        présence de leur fils de seize ans. Cette légitimation va 
        paradoxalement favoriser son éloignement de sa femme : "Le 
        lien juridique de 1806, qui donne une façade extérieure 
        à leur intimité, lui ouvre une liberté plus large". 
        Dorénavant, Goethe passera une grande partie de l'année 
        loin d'elle. Il lui faut être seul pour écrire, explique-t-il. 
        Quand il revient chez lui, c'est pour se retirer au second étage, 
        côté jardin. Il lui a offert son nom, il lui offrira encore 
        une calèche, des chevaux, des séjours dans des villes d'eau. 
        C'est le prix de ses absences. Elle se fera une raison : elle veille 
        sur son bien-être, se replie sur quelques amis fidèles qu'elle 
        amène au théâtre, avec qui elle joue aux cartes au 
        salon. Il a fui le temps où il notait "d'un doigt léger 
        j'ai scandé sur son dos mes hexamètres". En 1816, 
        Christiane meurt d'une crise d'urémie qui la fait atrocement souffrir. 
        Alléguant un catarrhe, Goethe ne se rendra pas une seule fois à 
        son chevet. Le spectacle de la maladie et de la mort lui fait trop peur. 
        Lorsqu'il mourra à son tour, il demandera à être inhumé 
        auprès de... Schiller ! 
        En conclusion, Sigrid Damm écrit : "la vie de cette femme 
        a consisté à dominer la grise réalité de tous 
        les jours. Ce n'est qu'en tentant de représenter cette réalité, 
        qu'on peut se faire une idée approximative de ce qu'a été 
        son passage sur la terre". C'est le mérite de cette biographie. 
        Elle ouvre, en outre, des aperçus surprenants sur le mode de travail 
        de Goethe. Et sur la part directe et indirecte que Christiane a prise 
        à l'élaboration de son uvre. 
        Rien de romancé. Rien d'inventé pour combler l'ignorance 
        quand une pièce du puzzle manque. Mais un livre captivant sur le 
        destin contrasté de la petite ouvrière dont le grand Goethe 
        fit sa femme.  
       
      
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