LE CHEF DE GARE ERICSSON


"Grand-mère m'avait autorisé à passer une partie de mon temps à la gare. (...) De temps en temps, quelqu'un frappait au guichet de la salle d'attente et achetait un billet (...). Il régnait en ces lieux une paix pareille à celle de l'éternité et certainement aussi digne. Je me gardais bien de le déranger par un bavardage inutile.
Tout à coup, cependant, le téléphone sonnait : une information brève, le train de Krylbo venait de quitter Lännheden, l'oncle Ericsson marmonnait une réponse, il mettait sa casquette d'uniforme, allait chercher le drapeau rouge et il sortait tourner la manivelle du sémaphore sud. On ne voyait pas âme qui vive. La forte lumière du soleil tapait sur le mur de l'entrepôt et sur les rails, ça sentait le goudron et le fer. Là-bas, sous le pont, le fleuve bruissait, la chaleur tremblait sur les traverses tachées d'huile, les pierres étincelaient. Silence et attente. Le chat difforme de l'oncle Ericsson s'était assis sur la draisine.
Tiens, la locomotive sifflait dans le virage avant Lângsjôn, le train surgissait tout au loin, comme une tache d'encre noire dans la lourde verdure, d'abord presque sans bruit, puis le fracas grandissait, le train passait maintenant au-dessus du fleuve, le fracas se faisait plus profond, les aiguillages claquaient, le sol tremblait, la locomotive reprenait de la vitesse en longeant le quai, elle lançait par à-coups des nuages de fumée par la cheminée, la vapeur jaillissait autour des pistons. Les wagons filaient à vive allure, il soufflait un vent engendré par la vitesse, les roues frappaient contre les joints, la terre frémissait. L'oncle Ericsson faisait le salut militaire à l'adresse du conducteur qui lui rendait son salut. Le fracas s'atténuait en quelques instants, le train entrait dans le virage en bas de Väroms et voilà qu'il disparaissait maintenant au pied de la montagne et qu'il hurlait en passant devant la scierie. Et puis c'était de nouveau le silence. L'oncle Ericsson tournait la manivelle du téléphone et il disait : quitté Dufnäs deux trente trois. Le silence était total, même les mouches n'avaient plus assez d'énergie pour bourdonner contre les vitres. L'oncle Ericsson se retirait à l'étage supérieur pour déjeuner et faire un petit somme."

Ingmar Bergman
Laterna magica
Gallimard, 1987, p. 70


Voix au chapitre a programmé Bergman en mai 2021
http://www.voixauchapitre.com/archives/2020/bergman.htm