|   RENCONTRE 
        AVEC HERBERT VON KARAJAN "Herbert von Karajan qui préparait une première, en 
        reprise, du Chevalier à la rose dans la Grande Maison du 
        festival - la création dont il était le plus fier - m'invita 
        à venir le voir.
 Sa voiture personnelle vint me chercher et me conduisit jusqu'à 
        son bureau privé, au fond de l'immense bâtiment. Il arriva 
        avec quelques minutes de retard : petit homme fluet avec une tête 
        trop grande. Six mois plus tôt, il avait subi une grave opération 
        du dos et il traînait la jambe. Il s'appuyait sur un de ses collaborateurs. 
        Nous nous sommes installés dans une autre pièce très 
        confortable, qui faisait suite au bureau. Avec ses exquises nuances de 
        gris, elle était sympathiquement impersonnelle, fraîche et 
        élégante. Assistants, secrétaires, collaborateurs 
        se retirèrent. Une demi-heure plus tard, la répétition 
        du Chevalier à la rose avec orchestre et solistes attendait.
 Le Maestro alla droit au but. Il voulait faire un film d'opéra 
        et de télévision avec Turandot et il souhaitait que 
        j'en sois le metteur en scène. Il me regardait de ses yeux clairs 
        et froids. (Ordinairement, je trouve que Turandot est une mauvaise 
        bouillie, difficile à maîtriser et perverse, l'enfant de 
        son époque.) Mais le regard hypnotique et clair du petit homme 
        m'aspirait et je m'entendis dire que c'était pour moi un grand 
        honneur, que j'avais toujours été fasciné par Turandot, 
        que la musique en était énigmatique, qu'elle m'avait toujours 
        subjugué et que je ne pouvais rien imaginer de plus stimulant que 
        de pouvoir collaborer avec Herbert von Karajan.
 La date de la production fut fixée au printemps 89. Karajan cita 
        un certain nombre de vedettes du monde de l'opéra, il proposa un 
        scénographe et un studio. Le film aurait pour base un enregistrement 
        sur disque qu'il ferait en automne 1987.
 Soudain, tout devint irréel. La production de Turandot était 
        la seule chose concrète. Je savais que l'homme devant moi avait 
        soixante-quinze ans, moi-même, j'en avais dix de moins. Un chef 
        d'orchestre de quatre-vingt-un ans et un metteur en scène de soixante 
        et onze ans allaient donner vie ensemble à cette curiosité 
        momifiée. Ce que ce projet avait de grotesque ne m'effleura pas 
        l'esprit. J'étais irrémédiablement fasciné.
 Une fois les prolégomènes arrangés, le Maestro commença 
        à parler de Strauss et du Chevalier à la rose. Il 
        l'avait dirigé pour la première fois à vingt ans, 
        il avait vécu toute sa vie avec cette uvre et il la trouvait 
        toujours nouvelle, toujours excitante. Soudain, il s'interrompit : J'ai 
        vu votre représentation du Songe. Vous mettez en scène 
        comme si vous étiez musicien, vous avez le sens du rythme, de la 
        musicalité, vous trouvez le ton juste. Cela existait aussi dans 
        votre Flûte enchantée. Elle avait par moments du charme, 
        mais je ne l'ai pas aimée. Vers la fin vous avez changé 
        l'ordre de quelques scènes. Avec Mozart, ce n'est pas possible, 
        chez lui tout est organique.
 Un collaborateur avait, une fois déjà, entrebâillé 
        la porte et fait remarquer que c'était l'heure de la répétition. 
        Karajan l'avait congédié d'un geste : ils peuvent attendre. 
        Il finit quand même par se lever avec difficulté et il tendit 
        la main vers sa canne. Un assistant surgit du néant et il nous 
        conduisit par des couloirs dallés jusqu'au Théâtre 
        du festival, un lieu terrifiant qui pouvait recevoir des milliers de spectateurs. 
        Tandis que nous avancions lentement, nous nous sommes peu à peu 
        transformés en procession, une procession impériale d'assistants, 
        d'aides, de chanteurs de tous sexes, de critiques obséquieux, de 
        journalistes faisant des courbettes et d'une fille écrasée 
        par cette gloire.
 Sur la scène, les solistes entourés d'un horrible décor 
        des cinquante étaient prêts : j'ai fait copier l'image originale 
        de ce décor dans ses moindres détails, les scénographes 
        d'aujourd'hui sont ou fous, ou idiots ou les deux à la fois. Dans 
        la fosse d'orchestre, l'Orchestre Philharmonique de Vienne attendait. 
        Dans la salle, des centaines de fonctionnaires et de citoyens indéfinissables 
        de cet empire étaient assis. Lorsque la fluette silhouette, avec 
        sa jambe qui traînait, apparut, tout le monde se leva et resta debout 
        jusqu'à ce que le Maestro ait été soulevé 
        par-dessus la barrière et soit à sa place.
 Le travail commença aussitôt. Et nous fûmes noyés 
        dans une vague de beauté ravageuse, répugnante."
 Ingmar 
        BergmanLaterna magica
 Gallimard, 
        1987, p. 280-281
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