Les écrivains des générations suivantes ont été tétanisés à l'idée de retomber, au hasard de leur création, sur la technique du narrateur omniscient.

Je ne dis pas qu'il faut se servir de cette focalisation naïvement, mais donner la parole aux personnages est-il plus démocratique ? Pratiquer le roman choral, avec un ou plusieurs monologues centrés sur différents points de vue, enlève-t-il un quelconque pouvoir aux écrivains ? Quelque focale que l'auteur choisisse, c'est toujours un artifice dont lui seul décide ; c'est toujours jouer à Dieu, en usant de différents "je", en faisant croire qu'on accède (et avec quelle puissance) au "flux de conscience" de ses personnages. Les focalisations internes, chorales ou fragmentées restent des techniques décidées exclusivement par l'auteur. Elles sont des outils ni moins artificiels ni moins despotiques, comme l'a souligné la narratologue Dorrit Cohn*. La préférence pour la focalisation interne peut même être vue comme une manière particulièrement perfide de camoufler son autorité.

Car, cette autorité, on ne peut jamais l'effacer. Sans elle, aucun livre ne peut commencer. Qu'on le veuille ou non, les premières lignes d'un roman désignent un narrateur, imposent une convention de lecture. Pour le dire autrement, l'incipit est un putsch. D'où que vienne la voix, "ça parle", "ça se raconte".

* Dorrit COHN, La Transparence intérieure : modes de représentation de la vie psychique dans le roman, traduction d'Alain Bony, Seuil, 1981.

Sophy Divry, Rouvrir le roman
Ed. Noir sur Blanc, coll. "Notablia", 2017, p. 58