Chapitre 1

Le style n'est pas l'homme
Pour une pluralité stylistique

Dès lors que l’on a réussi à mettre au
point une certaine manière d’écrire,
celle-ci commence à devenir une gêne.
George ORWELL,
Essais, articles, lettres (1)

"Trouver son style" constitue pour l’écrivain, comme pour tout artiste, à la fois une injonction, un objectif et une morale. Seule la littérature de genre semble être épargnée par le mot de Buffon datant 1753, et qui a fait florès : "Le style est l’homme même." Un écrivain qui veut jouer dans la cour des grands cherchera à mettre au point un style bien à lui, un style qui lui assurera une pleine reconnaissance, pour être dans un même mouvement identifié et distingué. Le summum du chic est d’être reconnaissable à quelques lignes. L’écrivain qui n’y parvient pas contracte un complexe: serait-il médiocre, dilettante ou schizophrène ?

Cette injonction à "trouver son style" est censée encourager chaque artiste à créer son propre langage, mais le plus souvent elle se dégrade en un principe identitaire poussant les auteurs à rester frileusement dans une marque labellisée.

De fait, il y a une grande différence entre inventer une langue pour traduire la singularité de sa vision et la volonté commerciale et narcissique d'avoir un style reconnaissable. À l'origine, il s'agit de créer un rapport distancié avec le langage ordinaire, de creuser dans sa langue une vision particulière, jusqu'à faire surgir de l'intérieur "une sorte de langue étrangère" (Proust). C'est une des spécificités de l'expérience littéraire : être embarqué dans un rapport au langage qui nous arrache de celui de tous jours. Je pense à Louis-Ferdinand Céline, à Günter Grass, à Arno Schmidt, mais aussi à Christian Prigent et à Valère Novarina.
Tous les romanciers n'ont pas cette corde à leur arc, et le projet littéraire d'un écrivain peut se situer sur un autre plan, sans déchoir. Mais comme il est tout de même difficile de renoncer à cette haute ambition, certains veulent trouver un style à tout prix. Cela donne des romans avec juste ce qu'il faut d'écarts différentiels pour se distinguer à la fois des confrères et du vulgum pecus. Qui écrira avec des v
erbes en début de phrase. Qui avec des points de suspension. Qui truffera ostensiblement son texte de répétitions. Qui usera d'onomatopées ou d'anaphores. Le résultat ne dépassera pas la commune mesure, il faut être original, mais pas marginal, il faut une écriture élaborée mais limpide, un style identifiable mais sans outrances. Le tour est joué : on dira que ce style est le sien.

Au début de sa carrière, un écrivain n'a pourtant aucune idée de ce qu'est son style. Il s'engage dans une dure bataille entre les conventions de sa langue nationale et son monde intérieur. L'impétrant va s'essayer à des rythmes, à des phrases, à des couleurs. Un premier texte, souvent précédé de plusieurs petits frères mort-nés, naît de ce travail. Ce premier manuscrit est une sorte de compromis, une étape dans son combat avec la langue, mais il prend forcément une forme. Cette forme, classique ou inédite, est un mélange d'influences, de pulsions, de haine ou d'amour des mots, d'un certain accord passé avec la ponctuation, etc.

On imprime le texte, il devient un livre et les faits s'imposent : ce livre, c'est lui, c'est elle qui l'a écrit. À la publication, si le livre se vend, l'écrivain, ravi d'avoir rencontré un écho, sera tenté de reproduire le même type d'écriture. Mais, la plupart du temps, un premier roman ne marche pas commercialement. Alors l'auteur se jettera de nouveau dans la bataille avec la langue et créera autre chose, parfois sous une autre forme. Et puis, un jour, un éditeur, un ami ou un critique lui dira quelque chose comme : "Avec ce livre, tu t'es enfin trouvé(e)." L'écrivain relit son opus, comme Narcisse regardant son reflet. Il y voit sa manière d'écrire, celle qui, lui dit-on, correspond à son originalité propre. Voilà le traité passé avec la ponctuation devenant Table de la Loi. L'auteur se replie sur son petit fortin de thématiques familières, sur un lexique reconnaissable, le tout agrémenté de quelques gimmicks identifiables. L'épuisante bataille avec les mots est finie. Il faudrait être fou pour partir vers de nouvelles contrées stylistiques au moment où la reconnaissance arrive. Le risque alors est de garder, tout au long de son œuvre, les mêmes habitudes d'écriture, se permettant juste d'ajouter la patine que donne le temps. Ne dit-on pas qu'"un écrivain, au fond, écrit toujours le même livre" ?

Certes, nous ne nions pas que stabiliser un style est une manière de stabiliser une vérité sur soi- même, si elle est durement trouvée, et de parvenir à provoquer un effet particulier, s'il ne peut pas être produit autrement. Mais, pour un écrivain, il y a aussi de grands avantages à demeurer dans sa niche stylistique : le bonheur de reproduire le mythe du grantauteur porteur d'un style reconnaissable entre tous, sorte d'"empreinte digitale de son âme" (Lahougue) ; la vanité de se croire unique ; le confort de moins batailler dans l'écriture de son prochain texte ; sans parler de la certitude que personne ne viendra marcher sur ses plates-bandes. On a certes planté un petit drapeau dans un petit rond, mais désormais on y est chez soi.

Pour les lecteurs, c'est un gain de temps. Perdus au milieu de tant de livres en librairie, ils savent lequel acquérir pour retrouver le même plaisir de lecture. Aux premières lignes, ils reconnaîtront les tics de leur auteur(e) préféré(e). Ils éviteront des achats hasardeux.

Pour les éditeurs, le postulat identitaire est créateur de bénéfices. Leurs intérêts sont liés à une certaine stabilité esthétique de leurs auteurs. À plus ou moins long terme, les auteurs doivent être rentables, que ce soit financièrement (par leurs ventes) ou symboliquement (par le prestige de les avoir dans le catalogue). Les maisons d'édition ont intérêt à présenter des produits reconnaissables et distinctifs sur un marché très concurrentiel. Alors qu'il se publie des milliers de romans chaque année, les éditeurs n'apprécient guère qu'un auteur enfin identifié fasse un tête-à-queue stylistique qui risque de dérouter lecteurs et critiques. Il faut de la stabilité pour faire fructifier un patrimoine (2). Alors, parfois, on force un peu cette stabilité. Par exemple, j'ai rencontré un auteur qui a publié un premier roman sur une histoire d'amour personnelle ; depuis, son éditeur lui refuse tous ses manuscrits qui s'éloignent de "l'autofiction avec des femmes", ne l'acceptant dans sa maison qu'à condition qu'il s'en tienne à ce genre.

Pour certains critiques, l'unicité stylistique est une aide utile. On sait d'avance quelles lunettes chausser pour lire le dernier opus de Y ou Z. Enfin, si "le style est l'homme même", le livre sera in fine l'homme ou la femme qui l'a écrit. Cet axiome permet bientôt aux journalistes de glisser de l'analyse du texte à la compréhension de l'auteur lui-même, valorisable en portrait, ou en rencontre.

Aussi l'injonction à trouver son style arrange-t-elle bien les affaires. Tant pis si elle transforme les écrivains en petits rentiers, jaloux de leur style comme l'Avare de sa cassette.

Je voudrais ici prendre le contre-pied de cette idée reçue et plaider pour une pluralité stylistique. Ce terme permet de contrer, sans écarter ce qu'elle peut avoir d'exigence, l'injonction de s'en tenir à un style unique. Il s'agit de prendre le temps pour la remise en question et de recommencer la bataille avec sa langue. (...)

(1) Éditions Ivrea-Encyclopédie des nuisances, vol. 1,1995.
(2) Ce sont sans doute les Éditions de Minuit qui sont devenues, depuis les années 1990, pour des raisons stratégiques comme économiques, et par un effet bien connu d'institutionnalisation de l'avant-garde, l'entreprise la plus caricaturale de la maison-style. Elles donnent l'impression de sélectionner leurs auteurs uniquement sur la conformité avec leur musique éditoriale, au risque que les auteurs, pourtant présentés comme nouveaux, apparaissent comme les produits dérivés d'une grande marque-style ; d'où la remarque terrible, mais se voulant flatteuse, adressée lors d'une rencontre en librairie par une lectrice à un de leurs primoromanciers : "Quand j'ai lu votre livre, je me suis dit que ça ne pouvait être publié que chez Minuit !"

Sophy Divry, Rouvrir le roman
Ed. Noir sur Blanc, coll. "Notablia", 2017
Pages 29 à 25